Ceux qui ont attendu les élections municipales et les « gilets jaunes » pour pleurnicher sur les fractures du territoire sont bien sympathiques. Ces brillants commentateurs devraient sortir plus souvent de leurs bureaux. On est toujours plus intelligent quand on revient de la foire, dit-on dans les campagnes.
Les désindustrialisations ont dévasté des bassins d’emploi entiers. Les métropoles ont vidé les arrières-pays. Les banlieues ont élargi leur visage hideux à ce qu’on appelle maintenant, avec hypocrisie, des zones périphériques. Les villes moyennes ont vu dépérir les centres-villes. Les services publics se sont raréfiés. Des villages entiers se meurent.
Certains continuent à défendre l’idée que la priorité doit être à la défense des métropoles face à la concurrence internationale. Voire. Elles se défendent bien toutes seules. Ayant moi-même fondé, il y a quelques années, l’Agence de développement de la Région Île-de-France je peux l’affirmer : Paris s’en tire bien et c’est à l’honneur de ses édiles. En revanche abandonner d’autres territoires au vieillissement et à l’enlaidissement n’est pas une option, ne serait-ce que pour des raisons de cohésion nationale et d’écologie.
C’est un phénomène mondial. Alors qu’un homme sur dix était citadin en 1900, nous serons deux urbains sur trois en 2050.
Aujourd’hui, l’Île-de-France c’est la moitié de l’excédent démographique du pays et Paris représente 30 % de l’économie nationale.
Le foncier urbain devient rare, donc cher et le problème du logement quasi insoluble. Cette métropolisation entraine d’immenses inégalités territoriales et une vraie ségrégation sociale. Deux mondes divergent : celui du progrès, des nouveaux services, de la culture, des nouvelles technologies et celui de zones pavillonnaires et rurales plus ou moins laissées-pour- compte. Les frustrations que cela génère continueront à nourrir la vague populiste.
Regardons l’exemple anglais. C’est bien parce que Londres a concentré les richesses sans contrepoids face au reste du pays que l’Angleterre profonde a voté pour le Brexit. Dans leur hypertrophie financière les élites de la City, de Downing Street et de Westminster n’ont rien vu venir parce qu’elles n’ont pas compris le caractère explosif de trop grandes disparités géographiques. Les masochistes qui critiquent l’Éna feraient bien de regarder du côté d’Oxford et d’Eaton. Résultat de leur cécité : un Royaume-Uni totalement désuni.
On nous parle d’environnement à longueur de colonnes. Mais comment rapprocher les lieux de vie, les lieux de travail et les lieux de consommation pour limiter l’impact environnemental lié aux mouvements des personnes et des biens, sans une politique d’aménagement du territoire menée d’une main ferme ?
Chez nous la décentralisation au profit des Régions était certes indispensable. L’équilibre intra-régional (ville-centre/périphérie) devient un enjeu essentiel et c’est bien à ce niveau-là qu’il faut le traiter. Fallait-il pour autant abandonner toute politique nationale d’aménagement du territoire ? Non évidemment. C’est pourtant ce que nous avons fait. En dépit des efforts des responsables, je défie le lecteur de dire à quoi sert le Commissariat à l’égalité (sic) du territoire qui a succédé à la Datar (Délégation à l’aménagement du territoire). J’ai eu l’honneur de diriger naguère ce commando créé en son temps par Olivier Guichard. Bras armé du Premier ministre nous avions pour mission de surveiller les grands équilibres géographiques. Hélas la quasi-disparition de cet instrument a remis en route plusieurs des « scénarios de l’inacceptable » que nous avions alors réussi à contrer. Mais je parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Il faut faire effort pour se remémorer Paris et le désert français, le plan routier breton, le désenclavement du Massif central, la reconversion du Nord et de la Lorraine après le charbon et l’acier, les politiques de protection des zones fragiles sur les côtes et en montagne… Qui se souvient du combat farouche qui fut le nôtre pour créer le Conservatoire du littoral ? Il est vrai qu’à l’époque il y avait en politique plus de volonté que de vanité.
On nous dit que les caisses sont vides. Mais il ne s’agit pas que de gros sous. Un seul exemple pour illustrer ce propos : la régionalisation du budget. Cette procédure permettait naguère à l’exécutif et aux parlementaires de surveiller l’impact géographique de la loi de finances avant son vote. Cela ne coûtait rien et cela rapportait beaucoup en termes de solidarité inter-régionale. Cet outil a disparu et les élus votent maintenant le budget à l’aveugle, géographiquement parlant.
Résultat : les fonds publics vont davantage aux zones qui ont le moins besoin de soutien.
Et personne ne songe à briser ce cercle vicieux. A-t-on seulement réfléchi à ce qui aurait été possible de financer dans les régions en étalant les 40 milliards d’euros que vont coûter les 200 km du métro prévu pour le grand Paris… qui ne sera d’ailleurs même pas prêt pour les JO de 2024 ?
Dans un autre esprit nous avions alors à disposition une lance à incendie pour faire face aux drames de certains bassins d’emploi en crise. Je pense à ce que la Datar pouvait faire avec le Fond interministériel d’aménagement du territoire (au budget du Premier ministre) à Longwy, à Decazeville, à Charleville-Mézières etc. Aujourd’hui face à telle ou telle crise localisée (Whirlpool, Goodyear..) le roi est nu. Il n’a même plus les moyens d’accompagner comme il convient les contrats État-Région ou la politique des villes moyennes. Alors les drames de tel ou tel bassin d’emploi sinistré…
Il faut regarder les choses en face : la décentralisation était nécessaire, mais certaines forces dites « libérales » en ont profité pour désarmer l’État alors que son rôle restait irremplaçable.
Ce propos paraitra jacobin. Je l’assume
Bernard Attali
Ancien délégué à l’aménagement du territoire