Grâce au développement de la protection sociale, aux progrès de la médecine et à l’évolution des modes de vie, nous entrons dans la société de la longévité. Mais, au-delà des gains en termes d’espérance de vie et de la hausse du nombre de seniors, ce sont les mentalités et les représentations qui sont en jeu…
Popularisée depuis les années 2000, avec la prise de conscience progressive de la rupture démographique et sociale liée au vieillissement de nos sociétés, la notion de bien vieillir se situe dans la veine d’un discours moralisateur, fondé largement sur la crainte des effets culturels et sociaux d’une « seniorisation de la société ». Il repose aussi sur une culture d’injonctions hygiénistes et sur une prise de conscience progressive et encore mal partagée des apports de la prévention.
Mais le bien vieillir indique aussi les évolutions dans les représentations sociales de l’avancée en âge. S’il est possible de bien vieillir, alors prendre de l’âge n’apparaît plus – ou pas – seulement comme une malédiction, une défaite, un échec.
S’interroger sur le bien vieillir dépasse très largement la problématique du rapport de la personne âgée à sa santé et à sa recherche de la bonne forme. Mais il ne peut non plus s’en extraire. C’est d’ailleurs le propos de la Charte de l’Organisation mondiale de la santé pour qui « la santé est un état de bien-être physique, mental et social ». Pour savourer la vie, le temps libéré, les années gagnées, mieux vaut être en bonne santé et préserver ses capacités physiques et cognitives. L’allongement de la vie a aussi plus de sens pour une personne qui se donne le droit à des désirs, des curiosités, des projets, des rencontres… Bien vieillir ou vivre dans le lien ? On pense, on interagit, on développe des projets aussi avec son corps. La vieille séparation occidentale du corps et de l’esprit ne tient pas la route : les recherches en neurologie montrent l’interaction entre les muscles et la psyché. De nombreuses études empiriques mettent en avant l’importance de la personnalité et de déterminants psychiques dans le processus de soin. La relation à l’autre participe très directement du soin. L’attention bienveillante est une école de santé.
Pour autant, se sentir en bonne santé ne suffit pas.
Avec vingt, vingt-cinq, trente années devant eux, les nouveaux retraités ne peuvent aborder leur « après-midi de la vie », sans projets, désirs et envies.
Sauf à transformer la dite après-midi en sieste infinie et ennuyeuse, en tête-à-tête avec la télévision ou en isolement au milieu des réseaux numériques. L’expression « bien vieillir », nécessite donc d’être interrogée. Elle apparaît fort normative. Et donc fortement discutable. Comme pour toute norme, nous a appris Canguilhem1.
Il existe mille manières de vivre la retraite et, plus largement, de vivre son âge. Bien vieillir ne relève pas des sciences exactes mais de données physiologiques objectives, d’un ressort personnel, d’un environnement social, d’un rapport qualitatif au monde…
Comment définir le bien vieillir voire le vieillir bien ? S’agit-il de vieillir longtemps ou de vieillir jeune ? Est-ce d’abord d’être en forme, de plaire, de faire jeune ? L’enjeu n’est-il pas de vieillir dans la convivialité, de développer des liens sociaux, de participer à la vie commune, d’être un contemporain ? Bien vieillir serait en premier lieu, la capacité à avancer en âge en bonne forme et en acceptant, avec un minimum de recul, les années qui s’ajoutent. À l’inverse, bien vieillir ce n’est pas battre des records sportifs, s’affronter avec des plus jeunes, récuser son âge, jongler entre déni et défi, courir après une jeunesse perdue… En tout cas cela ne résume pas, pour l’immense majorité des personnes, l’intérêt de bénéficier d’une vie plus longue. Au contraire, la problématique d’une avancée en âge sereine repose sur la capacité à maintenir et développer le plaisir et le sens de vivre, à entretenir un capital social, au sens de Robert Putnam où il s’agit de la capacité de l’individu à rester en lien avec les autres, avec ses semblables2. Bref à se sentir bien dans sa peau, bien dans son âge, bien dans sa relation au monde. L’enjeu du bien vieillir ce n’est pas de répondre à une norme imposée par la société jeuniste où le « bon vieux » serait celui qui ne gêne personne, qui reste jeune, qui se met en retrait du jeu social. Et qui ne coûte rien à la société. L’enjeu n’est pas, non plus, de chercher à imposer une autre norme qui soit juste l’opposé du jeunisme.
Non, le bien vieillir se doit de s’inscrire dans une dynamique, une attitude, une manière de vivre dans l’histoire, tout en préservant, dans la mesure du possible, une capacité physique et neurologique d’autonomie.
Démarche individuelle et société de la longévité
La notion du bien vieillir repose à la fois sur une appropriation individuelle et sur l’invention d’un récit collectif en faveur de la société de la longévité et de l’intergénération. La prise de conscience collective du second favorisant les évolutions des comportements individuels.
Mais d’abord, l’enjeu est celui des représentations sur la prise d’âge. De la société et des âgés eux-mêmes. Car la capacité de la société à s’adapter à l’allongement de la vie repose sur la transformation du regard social concernant l’âge. Trop souvent, encore aujourd’hui, la société, évince, juge, perçoit la personne en fonction de son âge, comme s’il était un produit périmé. À partir d’un certain âge nous avons passé un cap, et sommes devenus des membres de la tranche d’âge des seniors, réputé être celui du déclin. C’est triste, c’est faux, c’est de plus en plus faux à mesure que nous évoluons et que l’âge est de moins en moins un critère explicatif. L’être humain n’est pas un yaourt avec une date de péremption à respecter !
Finalement on pense l’âge, on pense les seniors, pour les opposer aux « jeunes. On parle de l’âge dans une logique d’économisme : financement des retraites, éviction des seniors au profit (théorique) des plus jeunes, coût salarial réputé élevé des seniors, financement de la solidarité envers les plus âgés…
La prise de conscience individuelle de la révolution de la longévité conduira progressivement les personnes à modifier profondément leurs attitudes et habitudes sur au moins trois points essentiels : le rapport à la formation et à l’activité professionnelle, la prévention et la nutrition, et, enfin, la famille. Une vie plus longue, au moment où les innovations technologiques et sociales s’accélèrent, implique une mise à jour régulière des connaissances et des évolutions et changements professionnels généralement plus fréquents. Les acquis de connaissance durent moins longtemps tandis que l’espérance de vie professionnelle s’allonge… Du moins sur le papier, car la question du volume d’emplois et de la valorisation des seniors reste posée. Entre 2011 et 2015, la hausse des chômeurs de plus de 50 ans a augmenté de 46 %. Cela implique d’abord une évolution profonde des pratiques, tant des entreprises que du monde de l’éducation pour valoriser la nécessité de démarches de formation, donner la priorité à celles et ceux qui disposent des qualifications les moins fortes, adapter les enseignements à la diversité des publics et des attentes…
Sur un autre plan, l’allongement de la vie, implique pour chacun d’être plus attentif à soi, afin que les années gagnées riment le plus possible avec bonne santé et bonne forme. La prise de conscience de cette longévité accrue devrait progressivement s’accompagner d’une attention plus grande à son mode de vie, à sa nutrition, à sa santé. La progression de la consommation d’aliments répondant aux normes dites « bio » (+20 % au premier semestre 2016 sur 2015) peut se lire à cette aune. De même que l’augmentation des pratiques sportives et des activités physiques adaptées et douces. D’ailleurs pour 64 % des plus de 55 ans, « bien vieillir, c’est avant tout vieillir en bonne santé »3. Cette attention nécessite aussi une transformation de l’approche et de l’organisation des soins. L’enjeu n’est pas nécessairement quantitatif (croissance du nombre de médecins par exemple). Il s’agit de penser un système fondé sur la prévention et l’accompagnement, une approche partagée par les acteurs sociaux autour d’une vision holistique de l’être humain, la délégation de compétences vers le secteur infirmier ou vers les pharmaciens, une revalorisation de la médecine générale, le renforcement des relations et des mutualisations entre les différents acteurs (médecine de ville, hôpital, maison de retraite..),… La société du bien vieillir implique d’aborder les politiques d’accompagnement en termes de territoire adapté aux besoins des personnes et à leurs caractéristiques, de penser « avec les pieds », pour prendre en compte l’environnement de proximité des personnes âgées et de leurs proches, de s’appuyer sur les départements comme entités qui soutiennent encore les « invisibles » sociaux, âgés ou non, qui vivent éloignés des grands métropoles4. La levée de bouclier de nombreux syndicats de médecins contre la possibilité pour les pharmaciens de pratiquer la vaccination évoquée en 2016 est un exemple symptomatique des lignes Maginot à faire tomber… De la même manière la tentation toute technocratique de nier l’importance pour les populations ne vivant pas dans les grandes aires métropolitaines du fait départemental et la création de régions sans ancrage territorial marquent bien la minoration chez une majorité de décideurs de la question sociale, en particulier liée au vieillissement de la population et à la hausse des retraités populaires5.
Territoires et Départements
Enfin, la transformation rapide des temporalités familiales a aussi à voir avec l’allongement de la vie et joue sur les parcours biographiques individuels. Avec la hausse de l’espérance de vie, la durée potentielle d’une union, officielle ou non, peut dépasser largement les soixante ou soixante-dix ans. C’est-à-dire bien plus que l’espérance de vie moyenne d’il y a moins d’un siècle… Les vies plus longues laissent plus de temps à un couple d’évoluer, de s’éloigner, de se recomposer…
D’ailleurs, plus largement, les parcours biographiques doivent composer de manière croissante avec un phénomène de ciseau social : l’allongement de la durée de vie, versus, des temps sociaux (emploi, mariage…) de plus en plus raccourcis.
Pour résumer, une vie plus longue implique une vie plus saccadée et plus mélangée. On passe d’une vision linéaire où le parcours biographique se trouve scandé par une succession chronologique d’étapes, à une vie mosaïque et « slashée » faite de moments, d’évènements, d’allers et retours… Dans le langage commun, on dirait que les modes de vie sont pour une large partie passés du CDI à une succession de CDD… Les politiques publiques, mais aussi les modes de protection sociale ou les référents des employeurs comme des familles sont encore loin d’en avoir tiré les conséquences, d’avoir adapté les réponses à cette nouvelle donne.
Vers la transition démographique ?
Réussir la transition démographique et favoriser le bien vieillir dépassent les enjeux techniques et nécessitent une vision centrée sur un nouveau récit accompagnant l’adaptation des acteurs sociaux, des entreprises et des associations, et des politiques publiques à la « société de la longévité » et aux usages et besoins des personnes âgées et de leurs proches.
Elle implique de développer des politiques publiques novatrices et cohérentes avec une séniorisation de la société6.
Il s’agit, en particulier, de penser une société de l’attention à l’autre, de la protection sociale durable, et de la valorisation de l’utilité sociale des acteurs qu’ils soient des actifs reconnus ou des actifs informels.
Penser une société de la longévité implique de développer une autre approche de la question sociale. Au regard des évolutions des parcours professionnels et des innovations technologiques, l’enjeu est d’aller vers une protection sociale associée à la personne et à ses évolutions de parcours professionnel comme familial, afin de prendre en compte la diversité des situations, des cultures, de la coopération intergénérationnelle, d’organiser et soutenir la formation tout au long de la vie, de mettre en œuvre une culture réelle de la prévention… Finalement, la politique du bien vieillir impose une approche globale de l’environnement de la personne qui prend de l’âge. La société des seniors est aussi une société de l’innovation ! On pense aux approches technologiques, avec par exemple le développement de solutions autour de la e-santé ou du suivi de la personne ou de l’aide à la compensation de pertes physiques, sensorielles voire neurologiques. Mais cela concerne aussi l’innovation sociale, avec des politiques inclusives, renforçant par exemple la participation sociale des seniors à la vie de la Cité, la solidarité de proximité, la coopération intergénérationnelle, le soutien à l’autoproduction, comme les jardins par exemple, ou le développement de modes de transport partagé. Il importe de noter que dans cette perspective le bien vieillir, en améliorant la vie de tous, contribue au bien vivre de l’ensemble des générations.
Il s’agit d’une « révolution culturelle » qui porte en germe une autre société s’appuyant sur un nouveau rapport à l’utilité sociale, une priorité à la prévention sous toutes ses formes. Cette approche donnant ses lettres de noblesse à la coopération sur les territoires, à la réciprocité entre les générations et à la valorisation de l’implication sociale des retraités comme des jeunes non encore en activité professionnelle. Ces perspectives sont d’autant plus nécessaires que, pour la première fois depuis la fin du 18e siècle, les mutations économiques et technologiques ne se traduiront plus nécessairement par une amélioration du confort de vie de la génération suivante. Longtemps le carburant « naturel » du lien entre les générations a reposé sur la conviction que le progrès et l’innovation étaient l’assurance partagée par les anciens et les jeunes que ces derniers vivraient mieux que leurs aînés en bénéficiant des fruits de la croissance. Aujourd’hui, la défiance dans les apports du progrès est partagée par toutes les générations, en particulier dans les milieux populaires. Par ailleurs, un certain nombre de travaux, comme ceux de l’économiste Robert Gordon ou de Daniel Cohen, anticipent une période où les gains de productivité, en dépit du développement de l’innovation, et la capacité d’adaptation d’une économie toujours plus complexe, ne permettront ni une croissance économique importante, ni une capacité à générer autant d’emplois que nécessaire pour occuper la population en âge de travailler. Et dans le même temps les besoins d’accompagnements sociaux et éducatifs, de services à la personne, de care, se font toujours plus prégnants… Il faut inventer une société de la proximité efficiente, de la réciprocité sociale et de la longévité pour temps de stagnation économique relative. D’une certaine manière la retraite est devenue un temps d’utilité sociale majeure : l’opposition actifs/inactifs n’a plus grand sens quand la majorité des quinze millions de retraités participe activement au lien social et à la solidarité.
L’association d’une vision de la société de la longévité et de l’évolution des comportements particuliers fonde ce que l’on peut appeler la transition démographique. De la même manière que la transition énergétique nécessite de changer de comportement personnel pour économiser l’énergie et réduire la pollution, et, en outre, de favoriser le recours aux ressources douces et renouvelables, la transition démographique implique un double mouvement reposant sur le particulier et le général.
Serge Guérin
Professeur à l’Inseec
Directeur du MBA « Directeur des établissements de santé », Inseec Paris
Auteur, notamment, de La silver Génération, Michalon, 2015.
- Georges Canguilhem, Nouvelles réflexions concernant le normal et la pathologique, Puf, 1966. ↩
- Robert D. Putnam, « Bowling alone. America’s Declining social Capital », Journal of démocraty, 1995. ↩
- « Organiser son temps et ses activités pour bien vieillir », sondage Ifop-Attitudes Prévention, mai 2016. ↩
- Christophe Guilluy, Le crépuscule de la France d’en-haut, Flammarion, 2016. ↩
- Serge Guérin et Christophe Guilluy, « Les retraités pauvres, un vote-clé », in Le Monde, 28 août 2012. ↩
- Serge Guérin, L’invention des seniors, Hachette Pluriel, 2007. ↩