La situation financière des Restos du cœur met au débat les modalités du financement de la nécessaire solidarité que la société doit aux plus démunis. Parce que la solidarité est une obligation morale la situation des Restos du cœur devrait faire ouvrir, aussi, le débat sur la coordination, et parfois la cohérence, des actions de solidarité entre l’État et les associations caritatives, et entre ces associations : que finançons-nous et pour quels effets ?
Pour que le débat se fasse il faut s’efforcer de dépasser l’émotion autant que les réactions qui trouvent à s’exprimer sur le ton du « prendre aux riches » pour les uns ou du « revenu universel » pour d’autres. Il faut d’abord s’interroger sur les rôles et missions respectifs, et si possible coordonnés, de l’État et des associations caritatives, sur les périmètres de la solidarité, de l’assistance et de la charité, sur la place de la solidarité publique et de la solidarité privée. Il faudrait surtout s’interroger, avant tout, sur la répartition de la valeur à sa création avant de tout miser sur la redistribution de la valeur créée…
On sait l’État toujours soucieux d’étendre le champ de l’intervention publique, la solidarité et l’assistance sociales se présentant comme des domaines privilégiés : les exemples récents des chèques anti-inflation, réparation d’électro-ménager et ressemelage de chaussures l’illustrent en forçant encore le mélange des genres entre solidarité et intervention économique. On sait aussi que l’État providence est en crise depuis … 1981[1] sans que cela n’empêche – nécessité du court terme faisant loi – d’étendre toujours le champ d’une protection sociale dévoyée dans le curatif et trop ignorante du préventif. Le dépenser c’est agir qui dicte l’intervention de l’État fait oublier de repenser un système qui n’est plus adapté.
L’ascenseur social ne peut pas être la solidarité redistributive seule, il doit d’abord être celui que permet une économie de progrès en croissance porteuse d’emplois qualifiés.
Solidarité, assistance, charité, dans ce mouvement, justement qualifié de pognon de dingue si on l’entend dans son entier (« La politique sociale, regardez : on met un pognon de dingue dans des minima sociaux, les gens ils sont quand même pauvres. On n’en sort pas. Les gens qui naissent pauvres, ils restent pauvres. Ceux qui tombent pauvres, ils restent pauvres. On doit avoir un truc qui permette aux gens de s’en sortir. ») les associations caritatives ont trouvé à prospérer. Elles ont réveillé le sentiment de charité (les dons), fait inventer des régimes de défiscalisation qui moralisaient l’action de l’État tout en l’exonérant de s’attacher à repenser l’articulation et les moyens d’intervention de l’assistance aux plus démunis. Elles ont participé à pallier l’absence de services publics de proximité, elles ont par leur connaissance des besoins de terrain développé des services adaptés et calibrés servis par la disponibilité de bénévoles. Elles ont aussi capté chacune des publics de bénéficiaires différents mais dans les mêmes difficultés.
Ces associations ont, chacune, développé une stratégie de prise en compte de l’individu dans les diverses composantes de ses besoins : aide alimentaire, aide au logement, aide vestimentaire, accès aux droits, insertion professionnelle, droit aux vacances, soutien scolaire… Il suffit d’aller sur les sites internet des principales associations, de « cliquer » sur la rubrique « nos actions », pour voir ce qu’est le périmètre de leurs interventions.
Chacune de leurs actions est nécessaire et prendre ainsi en compte l’ensemble des besoins de l’individu est une stratégie qui s’est imposée.
Cette offre de services ne doit cependant pas faire éluder la question de la coordination de ces associations entre elles ni celle de la coordination de chacune d’elles avec les actions de l’État. S
ans nier les difficultés financières de telle ou telle de ces associations caritatives, ni suspecter la qualité de leur gestion et l’engagement de leurs bénévoles, le pognon de dingue n’est peut-être pas seulement celui de l’action publique mais dans la démultiplication des actions qu’elles poursuivent.
Du côté de l’action publique l’effet d’annonce est là avec le Plan pauvreté 2023 : « Cette nouvelle politique nationale de lutte contre la pauvreté a pour objectif d’approfondir la stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté et d’y associer toutes les parties prenantes. Des alliances locales des solidarités sont mises en place afin de mobiliser sur le terrain les services de l’Etat, les collectivités, les organismes de sécurité sociale, les associations, les entreprises et les personnes concernées »[2]. Mais, à cette époque de Grenelles, de CNR, de l’ambition France 2030 et des plans pauvreté c’est, au-delà de l’ambition, une stratégie d’éparpillement qui s’affirme davantage qu’une stratégie d’action coordonnée et déterminée.
L’organisation générale, l’absence de coordination visible, la multiplicité des actions sous la gouvernance de chacune des associations rendent peu visibles les effets en empêchant d’apprécier leur efficacité autrement que par le nombre des personnes accueillies et le nombre des repas servis. L’émotion prime, et s’il est heureux qu’elle mobilise dons et financements, elle ne fait pas poser la question de l’organisation générale entre les solidarités publique et privée, question qui ne peut plus éviter celle d’une nécessaire reconstruction du système comme cela s’impose pour les transitions démographique, énergétique et l’évolution des formes de l’emploi.
Pour que le débat se fasse il faut ne pas craindre de poser la question de la pertinence de la stratégie, retenue par plusieurs des principales associations, de prendre en compte l’ensemble des besoins de l’individu depuis l’aide alimentaire à l’insertion professionnelle, l’aide scolaire, l’accès à la culture… N’ont-elles pas chacune à intervenir dans un domaine spécifique et jouer un rôle d’orientation vers des structures spécialisées agissant en coordination ?
Il faut ne pas craindre non plus de voir que l’État s’est défaussé en oubliant son rôle de régulateur-organisateur et s’estimant quitte en finançant et en facilitant la générosité publique par la défiscalisation.
L’étape suivante ne pas être celle d’un revenu universel, ou de base, ou de … solidarité qui serait comme une morale libertarienne, à la Murray Rothbard, libérant définitivement l’État de toute autre obligation, chacun devenant propriétaire de lui-même.
La situation financière des Restos du cœur, qui doit interpeler chacun, devrait être l’opportunité de nous interroger sur ce que doivent être la solidarité publique et la solidarité privée … de même que sur le patchwork qu’est devenue la protection sociale mêlant assurances sociales, solidarité et assistance. Autrement formulé n’est-il pas temps de s’accorder sur les priorités vers lesquelles réallouer le pognon de dingue dont on sait que, dépensé là où il l’est aujourd’hui, il reste trop souvent sans effet ?
Michel Monier
Membre du Cercle de recherche et d’analyse sur la protection sociale
Think tank CRAPS
Ancien DGA de l’Unedic
Ancien conseiller bénévole de l’Institut pour le développement de l’éthique et de l’action pour la solidarité- IDEAS.
[1] Cf. rapport « la crise de l’État protecteur »- OCDE, 1981 et « la crise de l’État providence »- Pierre Rosanvallon, Seuil, novembre 1981.
[2] In Plan pauvreté 2023, appel à projets.