Balladur 1993, Fillon 2003, Fillon 2007, Woerth 2010, Touraine 2014 et désormais Borne 2023, la France est sujette à des réformes des retraites à répétition. Bien qu’indispensables, ces réformes des retraites ont laissé un goût amer. D’un côté, sous la pression du vieillissement démographique, l’abaissement des droits – on cotise plus, plus longtemps pour des pensions avec un mode de calcul devenu moins généreux – finit par s’imposer après de multiples joutes politiques et, aussi, de longues et légitimes mobilisations syndicales. D’un autre côté, le sentiment d’inachèvement s’impose puisqu’à peine une réforme adoptée, se pose la question de savoir si elle sera suffisante pour garantir la pérennité financière. Réforme ou pas réforme, le sujet des retraites reste anxiogène.
La dernière réforme portée par le gouvernement Borne n’est pas en reste (Gannon et al., 2023). Elle a été promulguée rapidement en avril 2023, dans un contexte inédit d’absence de majorité parlementaire, à l’issue d’une motion de censure et dans le cadre d’une loi rectificative de la loi de financement de la sécurité sociale votée fin 2022, ce qui a conduit le conseil constitutionnel a validé seulement les mesures à caractère financier.
Cette réforme des retraites est progressivement mise en place à compter du mois de septembre 2023 avec un report de l’âge minimum de la retraite à 64 ans en 2032 (génération née en 1968) et une accélération de la loi Touraine (43 années de cotisation dès la génération 1965 au lieu de la génération 1973). On le sait déjà, cette nouvelle réforme ne sera pas suffisante (COR, 2023).
Pour apaiser le débat social et politique, un changement du mode de gouvernance du système de retraite est-il souhaitable ?
Le système actuel repose sur un pilotage qui combine quatre modes de gouvernance.
Tout d’abord, la gestion tripartite (pensions de base des salariés versées par la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse) réunit l’Etat, les représentants du patronat et des travailleurs avec une forte dominance du gouvernement qui ajuste les paramètres du système de façon planifiée ou en fonction des besoins du moment.
Les choix gouvernementaux ont plutôt cherché à maintenir l’équilibre sans véritable ambition d’accumulation de réserves financières.
En pratique, avec 26 milliards d’euros fin 2021, le Fonds de réserve des retraites créé en 1997 n’a pas été suffisamment abondé et il a aussi servi a financé la dette de l’assurance sociale à partir de 2010.
Deuxièmement, la gestion bipartite (pensions complémentaires des salariés versées par l’AGIRC-ARRCO) rassemble les représentants du patronat et les représentants des salariés.
Troisièmement, l’autogestion (les régimes des professions libérales) repose sur les choix des représentants des adhérents (actifs et retraités) qui administrent la caisse.
Ces deux modes de gouvernance, gestion bipartite et autogestion, ont conduit à des stratégies d’accumulation de réserves financières plus ambitieuses tant pour le régime complémentaire de salariés du privé AGIRC-ARRCO (86,5 milliards d’euros accumulés fin 2021) que pour les professions libérales (environ 33 milliards pour les régimes de base par répartition). Ces régimes projettent des comptes à l’équilibre.
Enfin, la gestion étatique concerne les régimes d’employeur de la fonction publique d’Etat et assimilés. Le ministre de tutelle décide après une éventuelle concertation avec les syndicats. La gestion étatique repose sur un mécanisme de contribution d’équilibre.
L’Etat en sa qualité d’employeur verse une cotisation qui vise à équilibrer chaque année les dépenses de pension et les recettes issues des cotisations sur traitement indiciaire.
Ce mode de gestion interroge sur la responsabilité de l’Etat qui, en tant qu’employeur, aurait dû compter en dépenses chaque année les droits supplémentaires attribués à ses travailleurs et constituer des réserves en ce sens, à l’instar du régime de la Banque de France, qui paradoxalement va être fermé aux nouveaux salariés titulaires à compter du 1er septembre de 2023. L’engagement social de l’Etat vis-à-vis de ses actuels et futurs pensionnés n’apparaît pas comme une dette explicite mais comme un engagement hors bilan estimé à 1.684 milliards d’euros fin 2022 d’après la Cour des Comptes (2023).
Pour éviter des réformes brutales au pied du mur, le recours à une forme de constitutionalisme économique pourrait offrir un cadre légal pour piloter à long terme le système de retraite avec une obligation de résultat, de façon continue, et donc avec moins d’à-coups.
Au préalable, il convient de créer une instance représentative de la société (citoyens tirés au sort, représentants des syndicats, membres des parlements, experts reconnus). Cette instance pourrait désigner un comité exécutif en charge de faire des propositions de réforme après s’être appuyé sur un comité technique indépendant en charges d’évaluer les performances sociales et la solvabilité financière. Dans la configuration actuelle, cette instance est incarnée par le Conseil d’orientation des retraites, mais son rôle actuel est réduit puisqu’il n’émet pas de recommandations. Cette responsabilité incombe au Comité de suivi des retraites, après consultation d’un jury citoyen. La réforme systémique abandonnée lors du précédent quinquennat du président Macron (Masson et Touzé, 2021) s’inscrivait dans cette logique avec une obligation d’équilibrage sur un horizon de 5 ans.
Ensuite, trois modes de pilotage sont envisageables (Touzé, 2019). L’autopilotage nécessite des mécanismes définis à l’avance qui régissent comment chaque paramètre (âge de la retraite, indexation des retraites, taux de cotisation, etc.) du système de retraite doit s’ajuster en fonction des évolutions économiques (croissance, chômage, inflation, taux d’intérêt, etc.) et démographiques (espérance de vie, ratio retraités/actifs, etc.) pour satisfaite un critère de solvabilité (mécanisme d’équilibrage automatique) et des objectifs sociaux (pension minimum, espérance de vie à la retraite, pénibilité, etc.). La Suède a adopté au début des années 2000 un mécanisme d’équilibrage automatique qui s’inspire de cette logique (F. Gannon et al., 2018 et 2020). Le principal problème posé par l’autopilotage est que les règles d’ajustement automatique sont figées dans le marbre législatif. Leur éventuel changement ex post est donc difficile. En revanche, si le changement est rendu trop facile, le principe d’autopilotage, censé résister aux pressions politiques de court terme, est discrédité.
Le pilotage manuel est une autre solution.
Les membres de l’instance de gouvernance débattent, délibèrent et font des propositions sur le devenir du système de retraite à dates régulières ou en cas d’urgence.
Le principal problème posé par le pilotage manuel est le risque politique posé par une éventuelle impopularité des réformes. Les décideurs politiques ont alors tendance à procrastiner et à prendre des décisions abruptes, mal anticipées et seulement au pied du mur. La crédibilité du pilotage manuel repose alors sur une obligation de résultats, et donc sur un verrou constitutionnel qui rend indispensable une prise de décision responsable.
Enfin, le pilotage semi-automatique est un système mixte. L’autopilotage financier se met en place lorsque le pilotage « manuel » est insuffisant pour garantir la solvabilité financière. Le Canada a opté pour une telle gouvernance pour son régime complémentaire de retraite (F. Gannon et al., 2018 et 2020) : en l’absence de mesures gouvernementales correctrices, les pensions sont gelées et le taux de cotisation est progressivement augmenté.
Vincent Touzé
Économiste (Sciences Po – OFCE)
Références bibliographiques
Conseil d’Orientation des Retraites (2023), Évolutions et perspectives des retraites en France, Rapport annuel, 22 juin 2023.
Cour des Comptes (2023), La situation financière de l’Etat à fin 2022, note, juillet 2023.
F. Gannon, F. Legros et V. Touzé (2018), « Automatic Balancing Mechanisms in Practice: What Lessons for Pension Policy Makers? », in Mathematical and Statistical Methods for Actuarial Sciences and Finance (A. Grané, ed.), Springer, 2018.
F. Gannon, F. Legros et V. Touzé (2020), « Sustainability of pension schemes: Building a smooth automatic balance mechanism with an application to the US Social Security », Revue de l’OFCE, n°170.
F. Gannon, F. Legros et V. Touzé (2023), « « La réforme Borne 2023 des retraites : une mise en perspective », in L’économie française 2024, coll. Repères, La Découverte.
F. Masson et V. Touzé (2021), « Heurs et malheurs du système universel de retraite », Policy Brief, OFCE, n°83, 11 janvier 2021.
V. Touzé (2019), « Solvabilité des retraites : faut-il un pilote dans l’avion ? », BFM, 22 février 2019.