Depuis le 17 mars, la France est confinée en raison de l’épidémie de coronavirus. Pierre Larrouy, économiste et essayiste, tient pour la Revue Politique et Parlementaire, un journal prospectif.
Mercredi 22 avril
Pour cette chronique du 22 avril, le philosophe et ami Vincent Bresson livre, pour Terra Incognita, un éclairage sur les postures comportementales de notre société avec le regard averti du philosophe profond. C’est un point de vue d’une certaine manière en écho avec les propos de Philippe Descola : « Alors que le lien de l’homme avec son environnement serait directement en cause dans cette crise sanitaire, faut-il repenser notre rapport à la nature ?… L’épidémie est-elle une conséquence de l’action humaine sur la nature ? Est-elle une maladie de l’anthropocène ? Que nous apprend le lien que certains peuples entretiennent avec leur environnement ? »
Oui, que cherchons-nous ?
Pierre Larrouy
Economiste et essayiste
Que cherchons-nous ?
Cette Nature dont l’humanité s’est séparée, que dans sa quête de toute-puissance elle cherche à contrôler, à posséder et à dominer, se confirme comme un Autre contre lequel il faudrait se battre. « Nous sommes en guerre. » L’ennemi serait toujours extérieur.
Donc voilà le méchant virus. Peur. Tiens, la Nature. Puis le confinement. Choc. Rupture avec nos habitudes. Et le fameux ralentissement. Peut-être cela a-t-il été l’occasion pour certains d’entre nous d’observer qu’ils étaient déjà confinés – dans leur mécanicité, leurs opinions, leurs jugements, leurs prétentions. On réfléchit : comment en est-on arrivé là ? Et puis : « Il va bien falloir que ça change ! » Réflexe : « Eux », les autres, ou ceux qui sont aux manettes, ils doivent changer pour que ça aille mieux pour « nous ». Vraiment ? Je ne veux pas relativiser la responsabilité, essentielle, qui fait l’honneur du politique ; mais doit-on uniquement attendre une solution qui vienne des autres, de l’extérieur, ou bien, chacun à notre place et avec les moyens du bord, prendre aussi nos responsabilités ?
« L’ancien monde » est en chacun de nous, sous la forme des multiples conditionnements qui font notre mécanicité émotionnelle et mentale.
Chacun d’entre nous se sent séparé (même de soi-même) et essaye de compenser ce sentiment de séparation en cherchant à contrôler et à posséder. Et donc : ressentiment, déni, plainte, colère, accusation, sabotage, manipulation, rejet, conflit, rivalité, précipitation, violence, culpabilité, autoritarisme, etc. Ce qu’on peut observer de l’humanité en général ou des autres est déjà en nous, en toi, en moi. D’abord en moi.
C’est pourquoi je ne crois pas que nous ayons seulement besoin de changement, lequel serait en partie un nouveau maquillage, une recette différente à partir des mêmes ingrédients, avec le risque de traiter les effets sans traiter les causes. Nous avons aussi besoin d’une transformation – et cette transformation concerne chacun de nous, dans à peu près tous les secteurs de nos existences. Que suis-je prêt à faire, de façon réaliste et à la place qui est la mienne, pour ne plus participer à la maladie du monde ? Pour me sentir moins séparé, moins à part du tout et aussi moins divisé intérieurement, moins anesthésié et aussi plus relié à l’ensemble dans lequel tout est en relation d’interdépendance ? Et donc pour tempérer ma recherche de contrôle et de domination ?
Sortir de la mécanicité, s’en libérer, c’est ouvrir un espace de nouveauté, de créativité, de souplesse, de vulnérabilité.
C’est à la fois m’exposer et accueillir. M’exposer à moi-même et m’accueillir ; m’exposer à l’Inconnu, à l’Autre, et l’accueillir ; m’exposer à la vie et l’accueillir. J’allais oublier : m’exposer à la mort et aussi l’accueillir.
Vous me direz : la vie, c’est sacré et il faut la protéger. Mais de quelle vie parlons-nous ? La vie naturelle, biologique ? Celle dont on fait les statistiques ? Comme ces parents qui empêchent leurs enfants de prendre des risques pour « apprendre la vie », il nous est expliqué et nous avons le réflexe de croire que, pour notre bien et celui des autres (et ici, le bien c’est la santé – pas la liberté ou le courage, par exemple), nous devons ne pas prendre le risque de vivre, mais sacrifier notre vie pour espérer vivre plus longtemps. Parce que « la vie, c’est sacré ». Pour moi, vu comme ça, c’est plutôt la désacraliser. L’érudition ne fait pas une culture et l’accumulation des années, même en sécurité et en bonne santé, ne fait pas une vie digne, vaste et accomplie. Une vie pleine de vie. Je ne soutiens pas que le confinement n’est pas justifié – je le respecte scrupuleusement, mais je m’interroge sur la façon dont, collectivement, nous allons choisir de vivre les prochains mois : allons-nous résister à la mort et donc la choisir et mourir à la vie, ou allons-nous célébrer la vie et donc la choisir et expérimenter, toucher, accueillir, goûter, aimer, créer ? Un avenir où l’humanité serait encore plus séparée, encore plus repliée, encore plus contrôlée, bref, encore plus soumise aux forces mortifères ne me fait pas envie.
Quel prix sommes-nous prêts à payer pour célébrer la vie ? Je ne parle évidemment pas de réagir à la privation par des excès de toutes sortes, mais de vivre notre vie courageusement et sobrement, en goûtant pleinement tous ses fruits, des plus doux aux plus amers : explorer à fond tout ce que la vie nous propose quotidiennement comme expériences, heureuses et malheureuses, jusqu’à l’expérience ultime de la mort.
Que cherchons-nous ? Individuellement et collectivement, il me semble important que nous clarifions notre intention.
Vincent Bresson
Philosophe