Depuis le 17 mars, la France est confinée en raison de l’épidémie de coronavirus. Pierre Larrouy, économiste et essayiste, tient pour la Revue Politique et Parlementaire, un journal prospectif. Nous publions aujourd’hui les cinq premiers jours. A suivre…
Toulouse, mardi 17 mars 2020, comme dans toute la France, chacun se voit confronté à un mot rare dans le langage quotidien : confinement
Je venais juste d’entamer l’écriture d’un essai qui, dans la suite de ma recherche, devait porter sur les dysfonctionnements de la mondialisation. Le matériau ne manquait pas. En France avec le mouvement des “gilets jaunes” puis celui contre la réforme des retraites. De Hong Kong au Liban, du Chili à l’Algérie…, un peu partout sur la planète quelque chose craquait. L’Amazonie comme l’Australie ou la Californie brûlaient sur fond de profond désastre climatique. Le terrorisme et des guerres locales embrasaient le monde. L’anthropocène détruisait de manière foudroyante des multitudes d’espèces. Le tout jetait à la mer des humains désespérés et rejetés par ce qu’ils espéraient être leur avenir, leur devenir.
J’avais choisi le terme de “séisme” pour évoquer ce contexte. Je souhaitais ainsi traduire, qu’au-delà de ces événements que rapportait à longueur de journée notre société d’images, la sensation que nous étions devant le surgissement dans la sphère publique de ressorts cachés. Dans leur disparité apparente, ces événements devaient receler un terreau commun qu’il convenait de nommer.
L’horizon idéologique de la société contemporaine était à la mobilité, au réseau, à l’interdépendance. Il existait une virulence de l’injonction à être mobile. Elle répondait à un fonctionnement basé sur la viralité des réseaux et de l’organisation économique.
Et voilà qu’une autre viralité, celle du coronavirus, assignait le monde à l’immobilité, au confinement, dans ce qui s’annonçait comme une pandémie qui mettrait en échec l’arrogance techniciste de l’époque.
Pas besoin de madame Irma et de sa boule de cristal pour comprendre que nous allions assister à une remise en cause générale du fonctionnement de nos vies quotidiennes.
J’avais choisi pour titre de mon projet d’écriture La Grande Réparation (de l’humain, de la planète, du social). Tout cela sentait déjà la naphtaline. Manque de radicalité. En fait, on entrait en Terra Incognita. La dernière élection présidentielle en France s’était choisi l’expression de Nouveau Monde. Mais ce nouveau monde c’est celui qui, maintenant, se profile dans l’horizon improbable de l’après pandémie.
Voila ce que doit maintenant devenir ce projet de livre, le journal d’un confiné. Débutant avec le confinement et se concluant par des points de suspension de l’aventure qui commence avec la fin de celui-ci. Jour après jour, relater ce que cet immobilisme nous racontera de la mondialisation actuelle, sous respirateur artificiel, et, du Nouveau Monde en gestation.
Bas les masques ! mercredi 18 mars
Du film à succès Joker, à l’exaspération de l’armée médicale, des masques ! Quand des vies sont en jeu, les symboles crient. La crise des “gilets jaunes”, à sa manière, mais, au fond, toutes les crises que je viens d’évoquer, exhortent un “bas les masques”, signe de doutes, de défiance. La fracture de confiance est partout. Le sens nulle part.
Ce n’est plus L’armée des Ombres mais celle de femmes et d’hommes affrontés à la sidération que suscite la violence d’un imprévu, la découverte de la face cachée du mirage de leur vie. Ce qui ne peut être vécu que comme un traumatisme. Il reste leur “Résistance”.
Jusqu’alors c’étaient des mots, parfois, souvent, des revendications. Manque de moyens, marchandisation de la santé. Mais, face à cela, des certitudes. Le leadership d’un système de santé envié. Et soudain quelques grammes de textile, apparemment illusoires, deviennent une confrontation avec la mort. Symbolique, dans la découverte d’une telle fragilité. Réelle et étouffante par sa vitesse de propagation et son odeur fétide d’irrémédiable.
Etre exposés pour quelques grammes de tissus, qui aurait pu le croire ?
Quelques bouts de tissus et une libération soudaine de la parole. MaskToo ? Les mots affluent comme une rhétorique précise et préparée. Là où il ne s’agit que d’un amas de faits, de constats parfois de perceptions faussées.
Comme une découverte, la mondialisation révèle une interdépendance qui bride notre souveraineté.
Ce grand mot. Pour l’heure, il raconte qu’on n’a plus d’industrie textile ou si peu. Que de délocalisation en délocalisation on se perd dans les méandres de la production de nos objets du quotidien.
Les germes des affrontements à venir sont là. Immédiat avec le corps médical et les métiers exposés. En filigrane avec les éditorialistes des médias mainstream. Mais, on le pressent, dans un pugilat politique de sortie de crise, entre récupération, opportunisme populiste et il faut l’espérer un grand retour de l’idéologie pour se confronter valeurs contre valeurs face au Nouveau Monde.
Chacun apprend des règles inédites. L’éloignement de l’autre pour lequel on a retenu le terme de “distanciation”. Plus d’effusion, plus de corps en somme. On pense aux jeunes, et aux autres, à leurs pulsions, à leurs désirs. La société numérique et ses algorithmes supprimaient déjà les corps dans ces relations virtuelles des réseaux. Mais nul n’était préparé à cette traduction, si concrètes, celle de l’interdit, dans nos vies.
Pourtant, dans le même temps, ce sont des algorithmes qui permettent à l’armée nouvelle d’affronter l’ennemi.
L’hybridation entre algorithmes et nos vies nécessitent un curseur pour ne pas sombrer dans un monde déshumanisé.
Des chiffres et des lettres dans une relation indissociable.
Nos corps et nos technologies noués sans arbitre de confiance !
De quel nouveau monde parlerons-nous ? (18 mars au soir)
L’épidémie fait brasser les idées et les doutes. Certains se recroquevillent, somatisent, d’autres se projettent. Pascal Dion est un ami et un partenaire de ping-pong des idées. Il est coach, thérapeute professionnel et spécialiste comportemental.
Ca m’intéresse bigrement de savoir quelles sont les réactions de ses “patients” face à l’annonce du confinement. Nos échanges seront, sans doute, entre les lignes que ce journal va dérouler.
Ces derniers temps, nos discussions tournent autour de l’identité, de l’individuation dans notre société numérique horizontale.
Je perçois un déplacement des questions intimes de la socialisation vers la sociabilité.
Et, dès lors, une quête et une exigence de comprendre mais, in fine, d’être satisfait, calmé par un objet adéquate. Cela signe la défaite ponctuelle de la psychanalyse et de l’idéologie face aux espaces incertains du développement personnel.
Cette nombrilisation des attentes est au coeur des enjeux politiques. La ligne de démarcation est floue comme on peut le constater avec la notion d’estime de soi.
Le contexte de gros temps, dans lequel nous entrons, devrait me ramener sur ce thème.
Voici, en tous cas, ce que, de sa place, Pascal me raconte :
De quel nouveau monde parlerons-nous ?
De quel nouveau monde parlerons-nous ?
Nombreux sont ceux qui espèrent une prise de conscience politique, une modification totale du paradigme, une économie germée dans le substrat non pas uniquement du désir, mais davantage du besoin. Quels sont les champs du possible ? D’abord, s’en sortir vivant ! Ensuite, le projet de demain va devoir passer par la reconnaissance du sujet et l’abandon de l’attache à l’objet. La consommation a menti sur la promesse du bonheur en déifiant l’objet comme source unique de toute possibilité de ce fameux bonheur. Nous connaissons la suite : volonté de produire au-delà du besoin, diversification et multiplication des offres, création d’emplois précaires, perte des productions locales, agriculture intensive et sponsorisée : scenario apocalyptique sous couvert de culpabilité, que la communication publicitaire invective aux milliards de consommateurs. Mais Apocalypse en grec ne signifie pas la fin des temps, cela se traduit par “lever le voile” – celui de l’illusion de cet objet qui nous rendrait plus heureux ou finalement non exclu du système. En effet, de quoi sont remplis les cabinets de psy ? De la souffrance de la non-reconnaissance ou de la peur du sentiment d’exclusion.
Notre société normée a créé la peur du rejet.
Pourtant, depuis trois décennies, les mouvances écologiques ont vu une idée se profiler : celle de la découverte de soi et de ses besoins autrement que dictés par un professionnel ou une institution. Le projet d’émancipation pouvait se mettre en marche avec une abondante littérature, des artistes musicaux engagés et des penseurs qui nous guidaient petit à petit vers une décroissance envisagée. Bien sûr, tout cela était confus, parfois paradoxal. Il y avait à la fois le désir d’une connaissance de soi, d’une émancipation et, en même temps, le risque d’un repli communautaire.
Alors, comment faire ? Fallait-il attendre l’apocalypse pour envisager le “et-et” et plus le “ou-ou” ? Pouvons-nous imaginer une économie basée sur le “suffisant” (Winnicot), le lien, le fondamental ? Une économie fondée sur la prise en compte de la santé et de la vie, tout simplement ? Aucun système, en fait, ne modifiera le destin de l’homme, car le système est fait par l’homme. C’est donc la pensée elle-même que nous devons modifier en allant vers la créativité – tout le contraire de ce que les sociétés industrielles et modélisées ont fait depuis des décennies. Alléger l’ingénierie et les systèmes, pour y mêler la créativité de l’art, la spontanéité du mot, le pouvoir de l’intuition, le lien qui fait comprendre et fuir la peur ; en bref, permettre la liberté dans son acceptation grecque, libre des émotions enfermantes et pulsionnelles…
TO BE CONTINUED
La “jungle de Noirmoutier”, jeudi 19 mars
L’annonce du confinement a fait, pour certains, l’effet d’une bombe, pour d’autres d’une boum ! Pas facile pour une jeunesse effusionnelle d’entendre le cahier des charges d’une responsabilité fusionnelle.
Alors, comme au soir des résultats des examens, on s’assemble, on rit, on danse, on se dit à bientôt en échangeant sur les destinations.
On assiste, hagards, à l’exode de trains bondés de Parisiens qui vont voyager dans la promiscuité (distanciation zéro) et faire prendre l’air à leurs virus potentiels dans les campagnes, les plages ou les îles de leurs vacances.
Mais cette migration, en période de sensibilité identitaire exacerbée, transforme les insouciants en migrants.
Ils découvrent, à leurs dépends que l’on est toujours et très vite le migrant de quelqu’un.
C’est ainsi qu’ils se retrouvent habitants de la “jungle de Noirmoutier”. Leurs voitures ont leurs pneus crevés. Des slogans hostiles fleurissent sur les murs. Ils auraient pu l’anticiper. Déjà à La Réunion, les touristes se sont vu refouler sur une île qui vit beaucoup de son tourisme.
Les pièges de l’intolérance, du repli et des frontières se referment vite dans cette mondialisation qui assèche les coeurs et ferme les portes de l’accueil.
Le coronavirus remet en scène les débats des frontières.
Cela n’annonce rien de bon si rien ne vient se proposer qui fasse à la fois autorité et humanité.
“Le retour d’Afrique”, vendredi 20 mars
Premiers jours de confinement, souvenir qui ne me rajeunit pas. 1973, le film poétique d’Alain Tanner Le Retour d’Afrique.
Vincent est un trentenaire admiratif d’Aimé Césaire. La période est encore celle de Mai 68, de cette “France qui s’ennuie”, comme l’avait écrit Pierre Viansson-Ponté dans les colonnes du Monde. Vincent est le personnage principal de cette ode à l’aventure personnelle de la remise en cause d’un confort étouffant. Film générationnel, son synopsis n’est pas sans rapport avec les doutes existentiels actuels.
Vincent veut tout plaquer et partir en Algérie avec sa fiancée. Tout est prêt pour cette fuite vers de nouveaux possibles. Le couple organise un dernier dîner avec des amis. Ils ironisent sur ces petits bourgeois qui ne font pas la même démarche qu’eux.
Mais le matin du départ, un télégramme changent leur plan. Ils se sentent ridicules après leur soirée et sont confrontés à la déception de l’échec de leur rêve de fuite. Alors, ils inventent une autre fuite. Celle d’un huis-clos avec lequel ils entendent poursuivre leur extraction de leur quotidien. Ils s’auto-confinent en quelque sorte.
Ils répondent à la mobilité par le voyage de l’immobilité, dans leur appartement vide et coupés des autres. La priorité est donnée à la question et au chemin plutôt qu’aux réponses et à l’objectif.
Le confinement n’offre-t-il pas un prétexte à une réflexion débarrassée de l’injonction du réalisme entravant l’imaginaire du Nouveau Monde qui peut s’ouvrir, à un voyage virtuel en Terra Incognita ?
Ce ne serait pas, comme en 1973, une réponse à l’ennui mais à une nécessité, du devoir climatique à la résistance à une déshumanisation planétaire.
L’autorité aphone, samedi 21 mars
L’autorité, comme le discours politique, repose sur la parole, la rhétorique et la voix. Or elle est actuellement submergée par un déferlement d’images. Tout passe par une amplification émotive.
Le président de la République peut toujours expliquer que nous somme en guerre. Cette société s’est mithridatisée face à la parole d’autorité et au vertical. Faute de confiance et par choix de la percussion, immédiate et sans effort, des images portées par les réseaux sociaux.
Alors que ses “snipers” médiatiques invoquent l’indiscipline des Français, il est aussitôt pointé une autorité défaillante.
A vouloir militariser la parole publique, il faudrait en adopter les règles.
Des messages simples, directs sur lesquels il ne peut être envisagé de revenir rapidement. Des ordres ! Ce qui n’est pas explicitement autorisé est interdit.
Autant dire que s’abriter derrière les avis d’experts ne fait pas la maille. La science doit faire autorité mais pas être l’autorité. L’autorité doit être incarnée. La parole dure doit être dite par le Président, c’est lui qui doit nommer.
L’épidémie confronte ainsi à une question centrale de nos sociétés qui est celle de l’autorité et ce que l’on entend par là. L’autorité n’a de crédibilité que sous deux formes opposées. Celle de la force et celle de la confiance.
Ce sera un sujet majeur de la sortie de crise. La peur, la perception de la mort, la brutalité de l’imprévu qui s’impose et qui révèle en quasi direct toutes les failles, installent un sentiment d’impuissance, de fragilité et de précarité.
La tentation sera forte de se réfugier dans une réassurance simple, autoritaire voire populiste.
Cette crise fait découvrir le doux terme d’ “asymptomatique”. Il doit y avoir quelque chose de ce registre dans la société. L’armée des asymptomatiques, combien de divisions ? Difficile à dire. Parfois, ils portent un gilet jaune et permettent de vérifier leur existence. Ils portent le virus des nouvelles douleurs contemporaines. Quel est sa virulence ? Quel effet aura le conoravirus sur lui ? La soumission après l’épreuve, une radicalité amplifiée ou l’énergie de l’accompagnement d’une autorité humaine qui tendra une main bienveillante mais ferme ?
Le confinement ne fait que commencer. Il va vite devenir plus strict, mettre en tension les pulsions rebelles et les excès hypocondriaques. La belle unité va être traversée par les conflits. L’affrontement entre tendances communautaires diverses et élan consensuel est-il possible ?
L’après attentats de 2015 avait des images, des corps, des points de fixation divers qui nourrissaient l’envie des retrouvailles. Le Président a pu faire le job et il le fît. Mais ce désastre actuel, sans traduction en image, va attendre l’implication par la proximité des atteintes, les morts de proches. Quelle sera la réaction ?
Pierre Larrouy
Economiste et essayiste