Le territoire contemporain est né sous X, dans l’anonymat de ressentiments dissimulés, dans la prégnance d’un sentiment d’abandon aussi réel que symbolique.
Subitement la « fièvre jaune » est venue confirmer, dans sa crise, un irrépressible retour aux territoires, pour comprendre, apprendre mais surtout suspendre un phénomène de délitement. Celui d’un fossé qui se creuse entre la parole publique, des politiques aux intellectuels et la parole du quotidien. L’illusion d’un rapprochement aisé traverse toutes les expressions publiques. C’est au contraire le pire que produit ce pseudo rapprochement, de l’ordre de ce qui est ressenti comme de l’incompréhension voire de la condescendance.
La vox populi mainstream n’a que ce mot à la bouche – territoire. Une angoisse subite la traverse : aurait-on raté quelque chose dans notre nouveau monde ?
Le territoire, ainsi promu par des stratégies de reconquête, est enfant d’un double sentiment d’imposture, d’illégitimité. Selon les éclairages ou les temporalités, du système social ou de chaque citoyen dans son intimité.
Conséquence ! Ça se bouscule autour du berceau pour subitement reconnaître une paternité d’usage. Peu surprenant, dira-t-on, dans une crise de la référence paternelle assimilée, à la va-vite, au patriarcat.
Le point commun de telle générosité porte le doux nom de « la récupération populiste ». S’il fallait en percevoir un signal faible mais probant, on le trouverait dans la générale difficulté rencontrée à une nomination. Territoire sent la naphtaline, localisme écrit sa méprise en « isme ».
Dans une citation devenue classique, « ce qu’on ne peut nommer assurément n’existe pas », mais souvent tronquée car la suite dit beaucoup – mais perdure et finit par advenir, Lacan incite à nous interroger sur cette écriture devenue inesthétique et fausse à force d’un usage répétitif qui en est venu à totalement rater l’objet de sa nomination – territoire. Ne raconte-t-il pas la frontière géographique quand la question est à la mobilité, à l’errance, à la douleur d’imaginer et de dire sa place ?
Cette difficulté de la nomination cache celle de la reconnaissance.
Cet enfant est-il condamné à chercher une identité extérieure à la sienne, dans le partage d’un ratage ?
Il porte à la naissance, déjà, les balafres infligées par l’incertitude et l’inquiétude d’une société qui ne portraite plus les silhouettes graciles de vestales rassurantes et de vigiles désinvoltes gardant la mémoire et courant l’avenir.
L’enjeu est dit clairement par Florence Aubenas – ils avaient tout bien fait, suivi les recommandations et ils se retrouvent à ne plus pouvoir assumer.
Ces Français en gilet jaune ont fait comme on leur avait dit de faire, un boulot, une maison, une famille, une adhésion de loin en loin à une communauté, une nation, un clocher, une équipe, un bistrot, des commerces,… et ils s’aperçoivent qu’ils sont bernés. Bons élèves mais couillons. Cette humiliation ne sera pas lavée seulement par un semblant d’écoute nouvelle, par des mesures de redistribution sociale ou territoriale. Ni l’État providence ni l’État décentralisateur ne laveront l’affront de manière mécanique. Ce que cache la difficulté à trouver une nomination adéquate réside dans la compréhension du séisme.
Les exploitations mercantilo-politiques échoueront, probablement, à imposer leurs clivages artificiels. Celui du progressisme face au nationalisme comme celui du localisme et de la souveraineté nationale face à la mondialisation avec l’abjecte béquille de l’immigré bouc-émissaire. Entre autoritarisme clivant et plafond de verre excluant, on voit s’avancer des ombres comme celle de « l’autorité bienveillante » du général Pierre de Villiers si, par situation, la mission lui était proposée ou échue.
Y a-t-il encore le projet et le temps pour un autre choix, social humaniste et universaliste avant 2022 qui marquera, avec la présidentielle, le moment symbolique en France de solder les comptes de cette période de fragmentation ? Existe-t-il les conditions pour que la tentation d’harmoniser les existences sociales par un simple partage d’un désarroi, sans dépassement dans un espoir collectif, ne prenne le dessus ?
La réponse populiste de la mêmeté rassurante progresse dans le monde entier.
C’est bien le signe qu’au-delà des contextes locaux, les pensées de l’avenir et de l’universalisme sont en panne.
Commençons par le début
Les territoires en sont là car ils sont la vision la plus évidente de l’éruption qui caractérise les mouvements profonds de plaques tectoniques du « social » dans le séisme en cours. C’est de là que se perçoit le mieux la crise du monde qui est une profonde crise de civilisation.
On était habitué aux découpages, à la chirurgie politique du nombre et des indices qui s’imposait comme la rhétorique d’un monde moderne. Les discours s’épandaient du mot si fort de réel. Ils furent vite rattrapés car c’est de réalité dont ils parlaient, pas de réel. Le réel était encore en coulisse dans les émotions, les rancœurs cachées, les sentiments d’impuissance voire d’inutilité – d’imposture. Ce que j’appelle l’interstitiel. Ce liquide, ce flux qui transporte ce qui se dissimule hors des crises entre la sphère privée et l’expression publique. Les Vraies Vies. Pour cette raison, j’ai proposé le nom de « terres-à-vies » comme substitution à celui de territoire qui ne peut rendre compte d’un tel séisme.
Alors voilà, les Vraies Vies sont devant nous. Elles ont pris conscience de leur existence par la similitude avec le voisin jusque-là négligé, par ce point commun de ne plus se sentir prises en compte et représentées.
Les « territoires abandonnés » ne sont que des vies qui ont en commun de penser que la République les a abandonnées.
Face à de tels sentiments, la pédagogie est impuissante.
Si on ne se résout pas à un emballage populiste, que faire ? Le délabrement des partis sociaux démocrates actuels ne peut que souligner l’urgence. Sauront-ils bousculer leurs habitudes et leur confort intellectuel ?
Quel projet social-humaniste ?
Les terres-à-vies sont un bon point de départ. Une nouvelle phase de décentralisation aussi, encore faut-il qu’elle soit politique et non administrative et qu’elle se donne pour objectifs :
- de fournir, avec les transferts de l’État, le cadre et les moyens de l’exercice de la responsabilité écologique ;
- de porter l’expression de la créativité individuelle et collective ;
- de rétablir la confiance en un progrès partagé, à commencer par la souveraineté de la donnée et la gouvernance d’une intelligence spatiale autour du circuit court de la donnée citoyenne, de l’optimisation de l’action publique et d’un nouveau pacte social avec les industriels pour développer les nouveaux usages des industries de la proximité (santé, énergie, alimentation, mobilité, culture, formation…).
Cela suppose, par exemple, de réfléchir au miroir aux alouettes de la « smart city » des technos-humanistes de façade. Ce n’est pas rejeter, c’est maîtriser.
Cela vaut encore pour une mutation dans les priorités pour les terres-à-vies.
Ne faut-il pas privilégier la créativité autour des spécificités plus que la solidarité implicitement normative ?
Mais toute tentative, instruits que nous devons l’être par l’histoire, commence toujours par une grande ambition d’éducation populaire et à une appropriation sociale du progrès, ces nouveaux possibles.
Nous avons besoin d’une nouvelle génération de « hussards noirs de la République », les commandos d’accompagnement des nouveaux pactes sociaux autour de l’enjeu des données, de l’intelligence artificielle et de la nouvelle éducation populaire du social humanisme. C’est aussi comme cela que doit s’écrire laïcité aujourd’hui si on veut en maintenir le sens de progrès humain et social et non clivant et destructurateur.
L’attente est forte, le temps compté et aucun signal faible ne vient pour l’heure faire croire à une démarche de ces vraies vies, dans un universalisme des besoins et des désirs qui s’affiche au quotidien devant nous. C’est l’expression de la précarité comme celle de l’espoir de la jeunesse. Mais cela est révélateur aussi de notre trouble pour décrypter le langage commun de ce qu’il y a peu de temps encore nous paraissait disparate et sans rapport, de ces conflits sociaux en France ou (et) dans le monde dans une même temporalité qui questionne..
Cette émergence est signe fort de quelque chose de puissant qui charrie inquiétudes à court terme (voir les réponses populistes dans le monde) et espérance de long terme dans le bouillonnement désordonné encore de la créativité de la jeunesse qui simultanément remet en cause son confort.
Il semble y avoir du désir dans ces Vraies Vies qui font irruption. C’est la clé d’un optimisme réaliste.
Pierre Larrouy
Économiste et essayiste