Alors qu’elle a été colonisée par les Grecs, les Romains puis les Génois, la Corse proclame son indépendance en 1735 et met en place une monarchie constitutionnelle dirigée par Théodore von Neuhoff, aristocrate allemand, le premier et unique roi de Corse. Antoine-Baptiste Filippi revient sur ce moment historique.
En 1830, Louis-Philippe d’Orléans était fait « roi des Français », et non pas « roi de France et de Navarre » comme le fut Charles X. Un siècle auparavant, en 1736, le Royaume de Corse, en guerre contre la République de Gênes, appelle au trône un baron westphalien du nom de Théodore von Neuhoff. S’ouvre alors l’un des épisodes les plus singuliers de l’histoire de Corse : celui qui voit l’union de personnages brillants autour d’un monarque improbable. Théodore fut, certainement, l’un des premiers souverains libéraux au pouvoir. Il est fait « Roi des Corses » par la Nation. Cette dénomination est d’une importance première, puisqu’elle nous renseigne sur l’existence d’une communauté politique à l’intérieur de laquelle le débat existe. Alexandre le Grand n’était pas « roi de Macédoine », mais « des Macédoniens ». Cela a des conséquences définitives sur la conception du pouvoir. Le chef, conformément à une vision grecque et romaine, n’est pas un intermédiaire entre le pouvoir céleste et le pouvoir temporel. Il est le princeps civitatis, et gouverne primus inter pares. Son pouvoir tire sa légitimité de l’acceptation de la cité, et repose donc sur la capacité de ce même chef à convaincre le peuple des citoyens. La Corse est terre de rhétorique. « Tout le monde ne s’entretient presque plus aujourd’hui que de la Corse et de son Roi Théodore » peut-on lire dans l’ouvrage Histoire des révolutions de l’île de Corse, de 1738. Et pour cause…
En matière religieuse, sa royauté proclame la tolérance. Mieux, le souverain des Corses désirait faire de l’ile un refuge pour les populations juives, qui auraient bénéficié de « privilèges considérables ». La brièveté du règne empêcha la réalisation du projet, mais Pasquale Paoli, plus tard, le reprit et proclama « Les juifs ont les mêmes droits que les Corses, puisqu’ils partagent le même sort ! » Napoléon, héritiers de Paoli et du baron, ressuscita le Grand Sanhédrin.
Cette monarchie est également parlementaire, car une diète limite les pouvoirs du souverain. Le texte constitutionnel est explicite : le roi « ne pourra prendre aucune décision sans le consentement de la Diète » et trois de ses membres « devront toujours résider à la cour » afin d’assurer un contrôle du législatif. Enfin, elle a l’initiative de ses réunions ce qui participe à instaurer un équilibre des pouvoirs. Ainsi, le roi des Corses « a beaucoup de pouvoir pour faire du bien et aucune autorité pour faire du mal » selon le marquis d’Argens, proche de Voltaire.
Avec la proclamation de la première constitution écrite et libérale de l’histoire, en 1736, l’innovation est aussi juridique, car cette monarchie repose sur un contrat entre le Roi et la Nation.
En cela, rapprocher Théodore du « despotisme éclairé » n’est pas pertinent. Le « despote éclairé », certes, est acquis aux idées nouvelles, mais la source de son autorité et les modalités de son exercice restent fondamentalement inchangées. Ici, le pouvoir du chef politique « n’est qu’une délégation de souveraineté », un « mandat temporaire » comme le disait Pasquale Paoli.
Théodore, qui discute de droit avec Sébastiano Costa, grand chancelier et juriste, condamne l’ancien droit qui était coutumier, local et non écrit. Il avoue, dans son Testament politique, qu’il désirait l’avènement d’« un code qui devait seul régler les magistrats ». Son objectif étant « d’assujettir tous les tribunaux à une forme invariable et de les arrêter à des lois fixes ». Un autre Corse fit de même, bien plus tard…
Un dernier mot du souverain qui en dit long sur sa conception du droit et de l’humain. Il écrit « J’ai toujours regardé la peine de mort, comme un sacrifice que la nature humaine a été obligée de faire à la nature humaine. » Il poursuit : « Dans l’origine du droit, il est impossible de regarder la puissance de vie ou de mort comme légitime. »
Sur le plan économique, le monarque des Corses se tourne vers ce qui apparaît comme une habile synthèse de physiocratie et de colbertisme. Il concilie le « laisser faire, laisser passer » avec le « protéger pour développer ».
S’il dote le royaume insulaire d’une monnaie, il est en revanche convaincu que « la vraie richesse n’est pas dans l’or, elle est dans l’industrie » s’opposant ainsi au bullionisme espagnol.
Une doctrine dont il avait prédit l’échec. Même sa vision de l’impôt est judicieuse. « L’impôt n’est réellement dû que par les riches. Vous ne pourrez pas demander à un pâtre une partie du pain qu’il gagne ». Cela n’a rien à voir avec de l’assistanat, le dessein est bien d’aider chacun à s’enrichir. « Ce n’est pas sur le pauvre qu’il faut imposer une taxe ; il faut, en le faisant travailler, lui faire espérer d’être un jour assez heureux pour payer des taxes. ». Nous touchons là à l’essence même du véritable libéralisme.
Un roi oublié, dont les maximes mériteraient de servir aux temps présents.
Antoine-Baptiste Filippi.
Etudiant en droit à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur au Labiana (CNRS-LISA; CNRS ISTA)
Auteur de La Corse, terre de droit ou Essai sur le libéralisme latin (ed. Mimésis philosophie) Prix Morris L. GHEZZI 2019.