Mardi gras : le « cher et vieux pays » se remet sous l’emprise du quotidien, toute honte bue, de la séquence parlementaire désastreuse de l’examen du projet de réforme des retraites à l’Assemblée nationale, en une sorte d’accalmie trompeuse avant la reprise des débats au Sénat dans quelques jours (si on peut sérieusement qualifier de débats la pitoyable mascarade du Palais Bourbon qui s’est achevée en scène carnavalesque, la liesse en moins, sans avoir pu aboutir au vote !) et du conflit social dans la rue à compter du 7 mars.
L’exécutif affiche pour sa part une confiance déterminée dans la résignation de l’opinion au passage en force de son projet en se rassurant au travers des opérations de communication habituelles – le traditionnel galop d’essai à Rungis, un lieu symbolique associé à ceux qui sont debout avant le lever du soleil pour servir la communauté, où effectivement on ne ménage pas sa peine et où le travail est très dur, mais il serait réducteur d’oublier qu’il l’est tout autant dans les hôpitaux, les exploitations agricoles, les chantiers et encore bien d’autres lieux de labeur pénible en France, arènes de la vive contestation en cours sur la réforme des retraites – à l’approche du Salon international de l’agriculture prévu du 25 février au 5 mars, rendez-vous annuel où les politiques pourront aussi se confronter aux réalités de cette valeur travail trop souvent galvaudée dans leurs joutes oratoires.
On aurait bien tort de s’y fier et d’en conclure que la menace de tempête s’éloigne…
Pour autant, qui est réellement dupe quand il n’y a plus figure de ralliement incontestée au gouvernail avec une certaine idée de la France, ni forces de proposition fédérées autour, suffisamment crédibles pour rassembler le pays au service de valeurs partagées et de « vastes entreprises susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même », ce délitement de la cohésion nationale plus que jamais perceptible dans la dérive observée au fil des mois depuis le début d’une deuxième mandature marquée par un singulier manque de perspectives, de souffle, de cap, infidèle à sa promesse de rebond et obérée par de multiples menaces internes et externes ? La politique semble avoir cessé de s’épanouir dans l’exploration de tous les possibles (C’est flagrant dans ce bras de fer autour de la réforme des retraites) pour se réfugier dans des postures stériles, habillées de vaine communication qui ne convainc plus, en lieu et place d’action tangible.
Et il faut hélas se préparer à une France à l’arrêt à défaut d’avoir débattu honnêtement et remporté l’adhésion de l’opinion sur une base solide et validée par le plus grand nombre, éloignée de la délétère étiquette d’injustice attachée au texte actuel…
Combien de temps pourra-t-on supporter cette dérive dangereuse avec le spectre d’une récession menaçant les économies de l’Union européenne en raison de la prolongation pour une durée inconnue de la guerre en Ukraine ?
L’actualité, en cette période de vacances d’hiver, nous délivre des cartes postales et images pour le moins contrastées, peintes à l’aide d’une palette oscillant du comique au dramatique en passant par le sordide. Sur fond de sécheresse persistante (près d’un mois sans pluies d’hiver !), trop rares sont les occasions de rire, sourire ou s’évader : lâcher de harengs dans les rues de Dunkerque, batailles de fleurs à Nice, « vidé » des lèves-tôt à Fort-de-France, pêche de balaous sur la côte caraïbe de Martinique, friture de beignets avant le début du Carême et la clôture des carnavals, notre « cher et vieux pays » est heureusement riche en ses multiples terroirs de traditions et de partage d’émotions collectives, familiales et amicales pour un peu contrebalancer la pesanteur et la noirceur d’un temps de violence où la tragédie imprègne de manière récurrente des faits divers quotidiens en passe de devenir sociétaux, qui se succèdent à une vitesse effrayante. Le dernier en date à Saint Jean de Luz vient cruellement endeuiller le pays et sa communauté éducative, deux jours après la reprise des classes pour les écoliers de la région Nouvelle Aquitaine…
Comme pour teinter de plomb un peu plus les nuées inquiétantes qui se profilent dans le ciel de mars à venir, les images en provenance du théâtre extérieur accentuent ce sentiment de dérive et de danger imminent et éveillent des échos pénibles en remémorant des périodes de conflits inexpiables que l’on croyait éteints.
Il n’en est rien quand on observe le face à face de l’heure qui compte le plus et pèse sur le destin de la planète en la déséquilibrant, celui entre Washington et Moscou, un an après la date fatidique du déclenchement de l' »opération spéciale » le 24 février 2022.
La Russie et les États-Unis ont été au premier rang des vainqueurs en 1945 contre la barbarie nazie mais leur vision antagoniste du monde, hier comme aujourd’hui, entraîne l’Europe dans une dangereuse spirale belliciste sans garantie certaine que cet engagement restaure l’Ukraine amputée de 20% de sa surface de 1991 dans son intégrité territoriale et sa souveraineté pleine et entière.
A mesure que se dessine l’ombre funeste d’un autre face à face impérial entre Washington et Pékin, sur un théâtre multipolaire où les pays du Sud ne se rangent plus aussi aisément dans un camp ou dans un autre mais ont depuis longtemps dépassé le stade du non alignement pour se forger leur propre vision de la défense de leurs intérêts, l’incarnation de l’Occident et de ses « valeurs » se résume-t-elle à l’image de deux silhouettes émouvantes, de taille et d’âge différents – l’un en tenue militaire, l’autre accusant le poids des années apparaissant solidaires sous le son des sirènes dans des lieux emblématiques de Kiev en sursis – ?
Peut-être, mais en miroir opposé, il y a la Russie, ce « rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme », dont la clé comme c’est le cas de beaucoup de contrées, n’est sans doute rien d’autre que l’intérêt national et la crainte de l’effondrement du reste de sa puissance sous la menace d’un OTAN miraculeusement revenu de son état de mort cérébrale…
Deux discours, l’un prononcé au crépuscule à partir du Palais Royal de Varsovie pour justifier l’intensification du soutien militaire massif orchestré par Washington en faveur de l’Ukraine, l’autre délivré dans l’enceinte du Kremlin devant un appareil d’état qui ne bronche pas à l’intention d’un peuple dont on ignore tout du rapport qu’il entretient réellement avec son histoire et son dirigeant, résument l’extrême gravité de la situation avec une tension qui enfle inexorablement dans un brouillard de plus en plus dense.
Les opinions publiques occidentales, en particulier au sein de l’Union européenne, maîtrisent très peu l’accès à l’information objective sur les combats, leur intensité, les besoins en armements, l’état réel des ressources, les stocks de munitions des deux belligérants principaux pour espérer voir pencher la balance dans le sens de la résolution de ce conflit et du retour de la paix pour les populations ukrainiennes sacrifiées dans cette lutte fratricide absurde.
Aucune visibilité sur les plans de paix du Président Zelensky (en 10 points) ou de Pékin (le dernier annoncé), il faudrait se contenter des menaces de poursuite méthodique et soigneuse de l' »opération spéciale » du discours du Kremlin ou des incantations louables des dirigeants occidentaux sur la nécessaire défaite de la Russie pour se forger une opinion utile ? Le dernier traité liant Washington à Moscou sur le nucléaire – l’accord New Start- a volé en éclat libérant de leurs engagements les deux pays détenant 90% de l’arsenal capable de pulvériser l’ensemble des pays de la planète en un clin d’oeil, et il nous faudrait nous rassurer sur le fait que l’escalade actuelle ne dérape pas à plus ou moins brève échéance ? In fine, jusqu’où sommes -nous prêts militairement à aller au nom de notre émotion plus que de notre raison pour secourir l’Ukraine, objet de ce face à face entre les présidents Poutine et Biden ? La réponse en toute conscience à cette interrogation pour autant qu’il soit possible de la formuler sans être l’objet de tous les anathèmes est loin d’être aisée dans un monde où on invente toutes les causes pour justifier la violence, la guerre et les crimes qu’elle peut engendrer.
Les fantômes du passé ne doivent pas influencer notre légitime questionnement sur la dangereuse configuration du moment, car les échos peuvent s’avérer trompeurs et, de toute éternité, il est vrai que les militaires n’obéissent pas à la même logique que les civils. Croire en ou souhaiter une victoire, c’est une nuance qui peut faire toute la différence entre la prison à vie ou le peloton d’exécution… Le discours du Négus entré dans l’histoire le 30 juin 1936 en dénonçant les crimes de la deuxième guerre d’Abyssinie à la tribune de la Société des Nations, n’a pas eu immédiatement les effets escomptés, mais Haïlé Sélassié 1er a pu retourner dans sa capitale libérée le 5 mai 1941…
Aucun parallèle bien sûr ne saurait être établi entre l’Éthiopie des années 30 du siècle dernier et l’Ukraine du 24 février 2023, juste un lointain écho entre un drame du passé prélude à une déflagration mondiale apocalyptique et le triste anniversaire d’un an de guerre déjà à notre porte.
Toute honte bue, il serait peut-être grand temps d’ouvrir les yeux sur notre dérive ?
Eric Cerf-Mayer