Les estimations d’impact d’un partenariat transatlantique de commerce et d’investissement ont péché par excès d’optimisme du côté des négociateurs et excès de pessimisme du côté de ses détracteurs.
Le TTIP, tel que l’appellent les premiers, ou TAFTA pour les seconds, ne se résume pas à un accord commercial de plus, qui confirmerait l’inertie du libéralisme mercantiliste, alors que l’inégale redistribution des bénéfices de l’ouverture des échanges est de plus en plus contestée. Il s’agit de lever certains obstacles qui subsistent pour favoriser les échanges entre ces deux économies déjà très intégrées, mais également de rééquilibrer certains termes de l’échange. Et surtout, le projet a la particularité de permettre aux deux alliés historiques que sont l’Union européenne et les États-Unis de promouvoir ensemble des normes et standards mondiaux pour accroître l’influence mondiale des deux partenaires.
Or sur ces deux volets, concurrence et coopération, trois ans de discussions bilatérales ont montré que, tant du point de vue des objectifs de chaque partie que de la faisabilité du projet, on est loin du « business as usual » qui aurait permis de prévoir un accord rapide.
La négociation des accords commerciaux et d’investissement est toujours complexe et nécessairement longue. Elle a duré cinq ans entre l’Union européenne et le Canada (CETA) et sept ans entre les États-Unis et onze pays du pourtour pacifique (TPP), alors que ces accords n’ont pas l’ambition de coopération réglementaire du projet transatlantique. Elle sera d’autant plus longue pour le TTIP que cette négociation hérite de plusieurs décennies de contentieux commerciaux, dont on prend à nouveau la mesure en entrant dans le dur des négociations avec l’ouverture des marchés publics et des marchés agricoles et en se heurtant aux totems historiques que sont, pour les États-Unis, le Buy American Act, et, pour l’UE, les préférences collectives en matière alimentaire et les indications géographiques.
Les déclarations de Barack Obama et de François Hollande fin avril 2016, l’un estimant qu’un accord est possible d’ici fin 2016 et l’autre appelant à retirer la France des négociations si les offres venant de Washington n’étaient pas plus ambitieuses, n’ont fait qu’attiser le doute sur un possible enlisement du dossier. Mais leurs déclarations étaient d’abord motivées par le calendrier électoral des présidentielles américaines de novembre 2016 et françaises de mai 2017 ; et l’évaluation de l’état d’avancement des négociations à travers les textes, dits « consolidés » publiés par Greenpeace montre qu’il est aussi peu réaliste de conclure rapidement que prématuré d’enterrer le projet.
In fine, les parlementaires européens et nationaux seront appelés à ratifier ou rejeter le TTIP. Mais au stade actuel, il s’agit surtout de poursuivre les négociations, en engageant le débat pour faire la part des choses entre l’intérêt des Européens, les peurs irrationnelles et les craintes légitimes sur lesquelles il faut rester vigilant.
Le débat public se focalise encore largement sur les conditions de pilotage du processus, au détriment de l’analyse de la réponse géostratégique que tente d’apporter le TTIP dans un commerce international en pleine mutation. Par ailleurs, les modalités de mise en œuvre et les limites de la coopération réglementaire envisagée appellent d’autant plus de clarifications qu’elle ne s’apparente ni à une négociation, ni à un projet de marché unique transatlantique qui laisserait craindre un empiètement possible de l’autonomie réglementaire des États. Enfin, les concessions envisagées dans l’ouverture des marchés méritent une évaluation attentive des bénéfices sectoriels et d’ensemble d’un accord final.
Un processus opaque ou technique ?
Le mandat de négociation voté à l’unanimité par le Conseil et par une large majorité du Parlement européen n’est pas un chèque en blanc donné à la Commission européenne pour mener la négociation au nom des vingt-huit États membres. Elle avance dans les négociations en concertation avec les gouvernements nationaux : avant chaque nouveau cycle de négociation, elle les consulte sur les positions qu’elle va défendre, et après, leur rend compte de la progression des discussions dans le cadre du Comité de politique commerciale réuni à Bruxelles. Mais la coopération réglementaire exige plus de transparence que les précédents accords commerciaux, car elle concerne plus directement les citoyens que l’abaissement des tarifs douaniers. L’opacité de la négociation, dénoncée dès l’automne 2013, a dès lors suscité une forte suspicion de l’opinion publique sur le pilotage du projet, que la commissaire au commerce, Cécilia Malmström, entrée en fonction un an plus tard, s’est efforcée d’atténuer en mettant en place une politique de transparence qui s’applique désormais à toutes les négociations commerciales de l’Union européenne (UE). Les positions de la négociation et les textes juridiques qui sont les premières briques d’un accord sont en accès libre sur le site Internet de la Commission, et l’accès aux textes consolidés a été élargi à tous les parlementaires européens et nationaux depuis l’hiver 2015 ; alors que pour leur part, les États-Unis ne donnent accès à leurs documents qu’à un nombre limité d’acteurs.
Les TTIP-leaks de Greenpeace ont d’ailleurs permis de vérifier que les positions européennes dans les textes consolidés reflètent celles des textes rendus publics par la Commission. Ces efforts de transparence, peu relayés au niveau national, parviennent néanmoins encore difficilement à désamorcer les critiques.
Les conditions restrictives d’accès aux chambres de lecture sécurisées, exigées par les négociateurs américains qui ne souhaitent pas voir diffuser leurs positions, sont critiquées par les parlementaires. Mais c’est bien plus encore la technicité des textes eux-mêmes qui rend difficile l’évaluation de la progression des discussions et exige un investissement important de décryptage et beaucoup plus d’effort de pédagogie de la part des gouvernements nationaux.
Le commerce : menace ou levier stratégique ?
L’UE a signé ou négocie actuellement, au nom des États membres, plus de cinquante accords de commerce et/ou d’investissement avec des pays tiers, y compris avec le Japon, et un accord d’investissement avec la Chine. Mais l’ambition spécifique du TTIP, négociée avec un pays de poids économique comparable à celui de l’UE, ravive le débat portant sur les bénéfices de la poursuite de l’ouverture des échanges.
En application du principe de l’avantage comparatif, les progrès technologiques (Internet et containers) et un maillage d’accords multilatéraux et bilatéraux ont facilité l’importation de biens intermédiaires plus compétitifs, qui permettent à leur tour de produire des biens moins chers et d’augmenter les volumes d’exportations. Cette spécialisation des économies a favorisé des gains d’efficience et l’abaissement des prix des biens de consommation. Elle a également sorti de la pauvreté des centaines de millions de personnes dans le monde en permettant à des pays en développement de s’insérer dans les chaînes de production de biens intermédiaires. Elle a enfin entraîné une réorientation progressive des économies européenne et américaine vers une production à plus forte valeur ajoutée et des emplois dans le secteur des services, qui à l’heure actuelle fait des Européens les premiers exportateurs de services dans le monde.
Les bénéfices d’ensemble de l’ouverture des échanges sont néanmoins remis en cause par une redistribution de l’emploi qui depuis trop longtemps est insuffisamment accompagnée par des mesures nationales et européennes qui permettraient d’aider les travailleurs, les secteurs et les régions les plus affectés par la suppression des protections commerciales.
Les engagements internationaux de lutte contre le changement climatique soulèvent également un enjeu de compatibilité entre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre et le renforcement des échanges. Néanmoins en termes relatifs, l’empreinte carbone des secteurs de production, ou encore celle liée à l’explosion du parc automobile mondial et du transport aérien touristique, sont des cibles plus stratégiques encore que le transport commercial, largement maritime.
Par ailleurs, si le déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale vers l’Asie n’est un secret pour personne, on ne prend sans doute pas assez la mesure de l’accélération de l’intégration commerciale de l’Asie induite par la multiplication d’accords bilatéraux et régionaux et du défi que représente la nouvelle puissance économique de la Chine. Or, sans réponse stratégique de l’UE, les Européens peineront à conserver leur place de première puissance commerciale mondiale, qui est aussi le gage de l’influence nécessaire pour contribuer à favoriser une meilleure régulation de la mondialisation. Notre capacité d’exportation et de pénétration des marchés des pays tiers sera également d’autant plus importante dans les années qui viennent, qu’il est estimé par le FMI que 90 % de l’augmentation de la demande viendra de l’extérieur de l’UE et qu’il faudra donc aller chercher cet appétit de consommation pour contribuer à créer des emplois en Europe.
La négociation transatlantique n’est pas une simple brique supplémentaire du libre-échange. La facilitation des échanges transatlantiques vise à redonner un souffle économique aux entreprises européennes, en leur permettant de se tourner davantage vers un marché qui devrait croître plus vite que le marché européen d’ici 2020 (2 à 2,5 % pour les États-Unis contre 1,5 à 2 % pour l’UE). Le partenariat vise également à développer des standards mondiaux sur toute une série d’enjeux via une coopération réglementaire sur les obstacles techniques aux commerces (OTC), neuf secteurs industriels et les normes sanitaires et phytosanitaires (SPS), l’introduction d’objectifs ambitieux en matière de développement durable, de protection de la propriété intellectuelle ou encore de protection de l’investissement direct étranger ; alors que la diversité des niveaux de vie des pays qui ont signé l’accord transpacifique n’a pas permis d’avoir la même ambition de coopération réglementaire, malgré l’introduction d’un certain nombre de normes environnementales et sociales contraignantes. Enfin, le TTIP accorde une attention spécifique aux PME.
Coopération réglementaire et risque de dumping réglementaire
En matière de précaution il n’y pas de place pour un échange de concessions, comme pour les tarifs douaniers. L’objectif de la coopération réglementaire est de rechercher une meilleure « compatibilité » réglementaire : lorsque les normes assurent de part et d’autre un niveau de protection équivalent, tout en ayant fait l’objet d’une administration différente de la précaution, une harmonisation ou reconnaissance mutuelle de ces normes supprime le coût d’une duplication des certifications et contrôles, souvent prohibitif pour des PME qui souhaitent exporter. Dans le secteur de la chimie, dans lequel les réglementations européennes et américaines diffèrent trop, la coopération réglementaire serait limitée à l’étiquetage des produits et la hiérarchisation des substances en fonction de leur toxicité. Par ailleurs, les produits interdits sur le marché européen (OGM, poulet au chlore, …) continueraient de l’être.
Une ligne rouge sur laquelle s’est engagée la Commission européenne concerne ainsi le risque d’une perte d’autonomie en matière de souveraineté réglementaire. Le mandat de négociation précise que la coopération réglementaire doit se faire « sans préjudice du droit de réglementer en fonction du niveau de la santé, de la sécurité, du travail et protection de l’environnement et la diversité culturelle que chaque partie juge approprié ». Cécilia Malmström rappelle ainsi qu’il ne s’agit pas d’opérer un big bang d’harmonisation réglementaire, ni de lier l’Europe et les États-Unis pour définir les normes à venir.
Pour la définition des normes des secteurs en développement, comme les nanotechnologies, il s’agirait de favoriser des échanges d’informations entre régulateurs à un stade relativement initial d’élaboration d’une norme pour envisager l’adoption d’une norme commune si les objectifs de précaution visés de part et d’autre sont équivalents, sans force contraignante du processus mis en place. Les compétences actuelles des institutions européennes et américaines en matière réglementaire resteraient intactes.
Une deuxième ligne rouge serait que le niveau de précaution des normes européennes ne peut être abaissé. Il faut préciser qu’une recherche approfondie d’experts européens et américains a montré qu’aucune des deux régions ne peut être considérée comme étant plus prudente que l’autre1. Par ailleurs, il faut distinguer le rôle des négociateurs, qui doivent s’accorder sur les règles horizontales de la coopération réglementaire, et celui des régulateurs, qui évaluent ce qui est réellement faisable, secteur par secteur et norme par norme. Le travail des régulateurs est très encadré en Europe comme aux États-Unis et ils ne peuvent entreprendre d’abaisser le niveau de précaution des normes. Le TTIP vise à bousculer la tendance des régulateurs à travailler en silo. Mais la coopération réglementaire se limiterait aux normes qui sont équivalentes et – comme le précise la nouvelle stratégie européenne pour le commerce de novembre 2015, Trade for all – devrait avoir l’ambition d’élever le niveau des normes communes en retenant le niveau de protection le plus élevé.
Cette initiative permettrait d’envisager de promouvoir des normes exigeantes sur la scène internationale. Néanmoins, l’état d’avancement des discussions révélé par les TTIP-leaks montre que la coopération réglementaire reste un processus long et complexe à mettre en place, et sa portée pourrait être relativement limitée dans certains secteurs, notamment le secteur SPS. L’inquiétude de l’opinion publique pourrait dès lors se reporter tout autant sur l’impact des concessions mutuelles visant à équilibrer certains termes des échanges commerciaux.
L’ouverture de marchés pour qui et jusqu’où ?
L’enjeu de l’ouverture des marchés publics attire d’autant plus d’attention depuis les premiers échanges d’offre du printemps 2016, que les Européens ont un intérêt offensif fort à défendre, voulant obtenir des concessions comparables à celles obtenues dans le cadre de l’accord bilatéral UE-Canada (CETA), qui concerne une ouverture au niveau fédéral comme infra-fédéral, jusqu’au niveau municipal. Cependant le manque d’empressement américain à vouloir envisager des exceptions au Buy American Act de 1933 agace d’autant plus la partie européenne que Washington s’inquiète du déficit de sa balance commerciale agricole avec l’Europe et défend pour sa part un intérêt offensif fort dans l’ouverture du marché agricole européen, tout en émettant des réserves sur la reconnaissance des indications géographiques européennes. Alors qu’un accord a été trouvé sur la suppression de 97 % des tarifs douaniers, les 3 % restant concernent ainsi notamment les pics tarifaires agricoles, dont le traitement reste un enjeu sensible, reporté à un stade plus avancé de la négociation. L’attachement européen à la protection du secteur agricole, et plus encore celui d’un pays comme la France, imposera des limites à l’érosion de ces tarifs et à l’augmentation du volume des contingents tarifaires octroyés dans certains secteurs sensibles comme la filière bovine.
L’équilibre des concessions sera d’autant plus délicat à trouver que pour faire accepter la proposition européenne visant à remplacer l’introduction d’un mécanisme amélioré de règlement des différends entre investisseurs et État par une Cour permanente pour l’investissement, il faudra sans doute faire des concessions plus importantes sur des intérêts offensifs américains qui concernent d’autres chapitres de négociation (ouverture du marché des services et du marché agricole, libre circulation des données, …). Par ailleurs, les États-Unis prennent appui sur l’accord du TPP pour exercer une pression supplémentaire sur leur contrepartie européenne en vue d’un alignement de certains chapitres de l’accord transatlantique (propriété intellectuelle, règles d’origine, subventions, …) sur les standards du TPP, qui concerne pour sa part 40 % du PIB mondial et 25 % du commerce mondial ; tandis que les Européens peuvent à leur tour s’appuyer sur leurs propres accords bilatéraux, notamment celui signé – et non encore ratifié – avec le Canada, partenaire industrialisé très intégré à l’économie américaine.
Enfin, la négociation qui porte sur ces chapitres risque d’être d’autant plus longue qu’il s’agit de trouver un juste équilibre entre la volonté d’éviter le démantèlement de certaines protections commerciales pouvant affecter des secteurs spécifiques et celle d’obtenir des bénéfices d’ensemble suffisamment significatifs dans l’accord final.
La sortie du Royaume-Uni de l’UE aura une incidence sur la poursuite des négociations. Sans doute moins sur les objectifs (bien qu’une coopération sur la réglementation des services financiers soit d’abord une demande britannique) que sur la dynamique de négociation, Londres ayant activement soutenu le projet jusqu’à présent. La finalisation d’un accord réclamera par ailleurs d’autant plus de persévérance qu’un autre épisode s’ouvrira avec le choix du nouveau président américain, qui, côté républicain comme côté démocrate, ne sera pas aussi favorable que son prédécesseur à la poursuite de l’ouverture des échanges. À chaque nouvelle élection présidentielle l’enjeu des accords commerciaux redevient une cible facile pour les candidats, en réponse à la crainte d’une mondialisation mal maîtrisée. Cependant c’est moins en cherchant à se protéger de la mondialisation qu’en adoptant une stratégie d’engagement dans la mondialisation qui vise la promotion de normes exigeantes que les Européens pourront peser sur sa régulation.
Elvire Fabry
Chercheur senior, Institut Jacques Delors
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- La Réalité de la précaution. Analyse comparée des réglementations du risque aux États-Unis et en Europe, Elvire Fabry et Giorgio Garbasso, Institut Jacques Delors, 18 juillet 2014. ↩