Quoique personne n’ait jamais pu proposer une définition de la notion d’État unanimement partagée, on s’entendait encore, il y a peu, pour reconnaître que « l’État est communément défini comme une communauté qui consiste en un territoire et une population soumise à une autorité politique organisée, qu’un tel État est caractérisé par la souveraineté.1 » Et le même ouvrage de poursuivre en considérant qu’ « il n’existe pas de définition qui permette de prendre en compte toutes les fonctions de tous les États. » En ce qui concerne la France, il n’est pas incongru de prétendre que les fonctions dites « régaliennes » s’imposent à l’État : défense, police, justice, relations internationales, auxquelles on ajoutera le cadre général d’organisation et de fonctionnement de l’enseignement. Or, qu’en est-il des performances et de l’état de ces fonctions essentielles à la cohésion de notre société ? Sans prétendre dresser un bilan exhaustif d’une matière si riche, limitons l’évocation à quelques informations pertinentes.
« L’armée française peut-elle à la fois gérer des opérations en Afrique et un conflit majeur de haute intensité ? Plus aucun pays n’est capable d’agir seul. Dans la haute intensité, on privilégie la défense collective. C’est la raison d’être d’alliance comme l’Union européenne ou l’Otan et c’est bien dans ce cadre que l’on doit assurer notre défense. » Ceci posé, le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des Armées constatait en juillet dernier, devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale que « la guerre de haute intensité en Europe et les menaces stratégiques de nos grands compétiteurs nécessitent de repenser les équilibres entre la technologie et la masse, l’efficience et l’efficacité, l’optimisation et la résilience.» Autrement dit de manière triviale, ce n’est pas dans le champ clos national qu’il est encore possible de concevoir une défense efficiente et nous devons nous y coltiner d’urgence parce que nous ne sommes pas suffisamment prêts… D’ailleurs, pour sa part de responsabilité, le général d’armée Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de Terre, confirmait devant la même instance quelques jours plus tard que si « La défense nationale est un choix de société. À l’heure où la menace d’une guerre est redevenue une préoccupation pour notre continent, une question demeure : à quel prix et comment – c’est là ma responsabilité – notre pays souhaite se défendre ? » Pourquoi une telle préoccupation ? Parce que « la guerre est revenue sur notre continent. La menace planait depuis de nombreuses années. » et qu’en conséquence, « La préparation à l’hypothèse d’un engagement majeur, redevenu malheureusement possible sur notre continent, amène l’armée de Terre à changer d’échelle en matière de préparation opérationnelle. »
Dans le contexte contemporain il est donc urgent que des décisions majeures soient prises et des moyens adéquats attribués, ce qui est d’une toute autre importance que le mouvement de menton autoritaire entraînant le renvoi du précédent chef d’état-major…
Pourtant, la même dérive consistant à confondre autorité et autoritarisme vient d’entraîner, aussi, le renvoi du directeur de la police judiciaire du Sud-Est du pays. Alors que l’institution est agitée par un mouvement profond de contestation d’une future réforme qui ne convainc pas, on ajoute à la confusion en s’en prenant aux hommes qui l’incarnent. Opinion semble-t-il partagée en sein d’une autre institution républicaine majeure, la Justice. Là aussi, la confiance est sévèrement altérée entre la direction politique du ministère et le personnel, depuis les juges jusqu’aux agents des différents services.
Les fissures, voire les fractures, qui traversent la police et la justice pourraient être de moindre importance si elles se présentaient dans un contexte général plus sain et plus sûr. Or, il n’en est rien et nombreux sont les exemples qui pourraient être cités pour prouver à quel point la société française est fragilisée par les nombreuses atteintes à sa sécurité et sa sûreté, tout en affaiblissant les libertés individuelles les plus évidentes. Ne retenons que le cas de la lutte antiterroriste pour laquelle une trentaine de lois d’exception ont été édictées depuis 19862, permettant certes quelques succès ponctuels mais au prix d’une altération croissante de la liberté de tous.
Jugée par nombreux diplomates comme inutile et néfaste, la récente réforme du corps diplomatique – succédant à celle, tout aussi contestée en interne, du corps préfectoral – est venue, elle aussi, fragiliser une vénérable institution de la République française, renommée et appréciée sur l’ensemble de la planète. À tel point que la maladroite initiative gouvernementale a provoqué la seconde grève au sein du ministère des relations internationales – la première ayant eu lieu en 2003 – à l’appel de six syndicats et d’un collectif de 500 jeunes diplomates. En confondant le métier de diplomate avec une simple fonction susceptible d’être remplie par qui bon semblera au Gouvernement en place, cette réforme fait peser le risque d’abaisser le niveau d’exigence professionnelle pourtant indispensable à la bonne tenue des postes diplomatiques à l’étranger et à l’exercice des tâches propres à l’administration centrale du quai d’Orsay.
Faut-il insister sur l’état dans lequel se débattent les enseignants, ballottés entre réformes et contre-réformes, alors que le niveau individuel des élèves, collégiens, lycéens et étudiants ne cesse de diminuer, quoique peuvent en laisser penser les doctes et optimistes analyses officielles ? Quiconque a pu mesurer par lui-même la faiblesse des connaissances et des compétences de nombre d’étudiants en fin de troisième cycle, tout comme celui d’élèves considérés comme « bons », en fin de CM2, mais qui ne maîtrisent pas plus les compétences élémentaires en mathématique qu’en français, sait qu’il est plus que temps d’agir en profondeur, dans le calme et la durée, pour tenter de redresser la barre.
Défense, police, justice, diplomatie, enseignement, la barque de l’État est lourdement chargée sans que les décisions les plus récentes ne permettent d’espérer qu’elle puisse arriver à bon port, tout en triomphant des grains les plus violents, voire les tempêtes plus virulentes encore.
Face à cela, l’ « exécutif », comme disent les habitués des plateaux télévisés pour ne pas avouer que les fonctions de Président et de Premier ministre ont été fusionnées de fait, s’est engagé dans une nouvelle entreprise de pseudo concertation dont il a déterminé la forme, le calendrier et le contenu. L’exercice a déjà été réalisé à plusieurs reprises, ces dernières années, sans succès durable et significatif. Qu’importe, vogue le « CNR » !
Cette fois encore, la « grande » concertation dite publique qui accompagne le propos est drastiquement limitée aux thèmes choisis et imposés par le pouvoir puisque les citoyens ne peuvent s’exprimer que sur les sept sujets suivants :
- Climat et biodiversité
- Bien vieillir
- Souveraineté économique
- Futur du travail
- Logement
- Jeunesse
- Numérique
Trouvera qui peut la cohérence politique d’ensemble des thèmes limitatifs ainsi imposés au peuple appelé à contribuer par ses idées et revendications. Ce qui apparaît plus significatif tient au fait que, le jour même où cette « consultation » était lancée, le Président de la République participait à Prague à une réunion censée lancer la mise en œuvre concrète de l’idée de Communauté politique européenne. Sujet éminemment important dont pourrait dépendre, en cas de succès, une nouvelle organisation des institutions européennes, dont l’opportunité n’est plus à démontrer. Mais pas question d’interpeler les citoyens français à ce propos dans le cadre du fumeux « CNR » !
Voilà qui ne manque pas de sel quand on constate que, ni au plan européen, ni au plan national, ladite consultation ne doit porter sur l’avenir de nos institutions… c’est-à-dire sur la politique au sens propre du terme, puisque la fiscalité, non plus, ne fait pas partie des thèmes ouverts à la discussion.
Tout cela est trop sérieux, sans doute, pour demander aux Français de s’exprimer là-dessus. Autrement dit, l’architecte s’occupe de concevoir la demeure et laisse au vulgum pecus le soin de ranger le linge dans les placards.
Photo : Vernerie Yann/Shutterstock.com
- Conférence sur la Yougoslavie (1991), citée par Pascal Mbongo dans le Dictionnaire encyclopédique de l’État, Berger-Levrault, p. 21, 2014. ↩
- https://www.vie-publique.fr/eclairage/18530-trente-cinq-ans-de-legislation-antiterroriste ↩