Le 24 février, la Russie a lancé une offensive militaire contre l’Ukraine. Pour la Revue Politique et Parlementaire, Thomas Flichy de La Neuville fait chaque jour un point de conjoncture sur la situation.
Puissance diplomatique indépendante, la France n’eut de cesse d’osciller entre deux postures vis-à-vis de l’Ukraine. Dans les moments où la France eut l’ambition d’abattre le colosse russe, elle soutint l’Ukraine. Tour à tour, Mazarin, Vergennes, Choiseul, Hauterive, Antoine de Saint-Joseph et Talleyrand, s’intéressèrent à ce pays, et entretinrent des relations suivies avec les chefs ukrainiens afin de maintenir la mer Noire ouverte aux flottes de commerce françaises et mettre à la disposition de la France les prodigieuses richesses de ce gigantesque grenier à blé.
L’affaiblissement de la puissance russe ne pouvait se faire qu’en détachant l’Ukraine de Moscou et en ouvrant la mer Noire aux flottes de commerce françaises. Ce plan caressé par Vergennes et Choiseul, repris et amplifié par Hauterive et Antoine de Saint-Joseph, fut adopté par Napoléon, le jour où l’évolution de la situation européenne rendit inévitable un duel avec le tsar Alexandre. Refaire un État cosaque indépendant sous le nom de « Napoléonide », s’ouvrir une route vers les Indes à travers l’Ukraine et le Caucase, mettre à la disposition de la France, les énormes réserves de blé, de chevaux et d’hommes que contenait cette région aux espaces illimités, tels étaient les rêves tumultueux qui hantaient le vainqueur d’Austerlitz.
Cette politique fut pourtant jugée subversive par François-René de Châteaubriand qui consacre un long passage de ses Mémoires d’Outre-Tombe à la question russe. De son point de vue, si la France devait un jour sortir de la neutralité elle devrait se défier de se rapprocher de de la puissance commerçante britannique :
« Penserions-nous à nous attacher l’Angleterre afin qu’elle accourût à notre secours si jamais nos affaires intérieures venaient à se brouiller ? Dieu nous garde d’une telle prévision et d’une intervention étrangère dans nos affaires domestiques ! L’Angleterre, d’ailleurs, a toujours fait bon marché des rois et de la liberté des peuples ; elle est toujours prête à sacrifier sans remords monarchie ou république à ses intérêts particuliers »
Il poursuit, « si la France était obligée de sortir de sa neutralité, de prendre les armes pour un parti ou pour un autre, les intérêts généraux de la civilisation, comme les intérêts particuliers de notre patrie doivent nous faire entrer de préférence dans l’alliance russe »1
En effet,
« Il y a sympathie entre la Russie et la France ; la dernière a presque civilisé la première dans les classes élevées de la société ; elle lui a donné sa langue et ses mœurs. Placées aux deux extrémités de l’Europe, la France et la Russie ne se touchent point par leurs frontières ; elles n’ont point de champ de bataille où elles puissent se rencontrer ; elles n’ont aucune rivalité de commerce, et les ennemis naturels de la Russie sont aussi les ennemis naturels de la France. En temps de paix, que le cabinet des Tuileries reste l’allié du cabinet de Saint-Pétersbourg, et rien ne peut bouger en Europe »2
La France hésita ainsi entre deux postures opposées : une posture conquérante consistant à s’allier à l’Ukraine afin d’affaiblir le Tsar et une posture libérale se réduisant à entretenir de bonnes relations avec la Russie afin de faire prévaloir ses propres intérêts contre ceux de l’Angleterre.
Thomas Flichy de La Neuville
Professeur d’université