Quand j’ai dit à mes parents que je voulais entrer à SciencesPo, ils m’ont dit que je rêvais…
Pourtant le rêve s’est réalisé. Et il en a permis tant d’autres. Étudier la philosophie en allemand à Nancy, le code au MIT, la psychologie à Harvard, la finance d’entreprise à HEC… Pendant ces 6 dernières années je n’ai cessé de grandir. Et de prendre conscience d’à quel point nous restons infiniment petits.
Il m’a fallu du temps pour comprendre que les craintes de mes parents n’étaient que des preuves d’amour. La peur de voir son enfant déçu. Ses rêves piétinés. Parce qu’on ne peut pas lui offrir, ou parce qu’il aurait échoué.
La peur, l’incompréhension, l’ignorance des possibilités existantes conduisent trop souvent aux mêmes phrases.
Non il faut s’y résoudre, ces choses-là ne sont pas faites pour « Les gens comme nous ».
Alors pendant les 6 derniers années je n’ai cessé de me demander : qu’est-ce qui sépare vraiment les gens comme eux des gens comme nous ?
J’ai grandi dans le Nord Est. La Moselle, la Meuse. Mon grand-père, issu d’une fratrie de 6, a dû renoncer à intégrer l’école parisienne qui l’avait admis faute de moyens. Alors si mes parents ont fait des études, ils ne gardaient pas moins le sentiment que certaines écoles sont simplement inaccessibles.
Ces prépas, écoles, lycées réputés étaient pour nous des spectres. Nous ignorions leur existence. Et pour ceux dont nous avions entendu parler, nous ne les avions jamais vus.
Quand pour beaucoup l’ambition est naturelle, voire imposée, pour d’autres elle est un gouffre à sauter. Vertigineux. À raison souvent, il faut l’avouer. Le travail en plus des études, les soirs, puis les week-ends.
L’incompréhension de certains mots, certains codes. L’impression de changer. Ne plus pouvoir être comme « nous » sans jamais pouvoir devenir comme « eux ».
Et pourtant je ne regrette pas un seul instant. Il y a quelques jours en me regardant tenir mon diplôme, mes parents n’avaient plus peur. Ils étaient fiers. Comment ne pas succomber à la joie devant leurs sourires ? Pourtant une part de moi est restée songeuse, triste. Pour tous ceux qui ne se tiendront jamais aussi. Qui comme mon grand-père ont dû renoncer à leurs rêves.
Je pense souvent à cette autre Mariette. Celle qui n’aurait pas osé. Celle qui aurait été malade le jour de ses examens. Ou simplement celle qui n’aurait jamais su que SciencesPo existait. Si peu me sépare d’elle, sans que je sache ce qu’elle ferait aujourd’hui, ni si elle serait plus heureuse. Un doute cependant subsiste, presque une certitude : personne ne l’aurait applaudie.
Il serait tentant de dire que j’ai travaillé plus dur que les autres. Que j’étais plus intelligente. Ce serait mentir. Il a fallu du travail oui, mais surtout du soutien et une chance infinie.
Dans les débats sur l’égalité des chances reviennent souvent le manque de moyens, de professeurs. Ils existent. Mais tout aussi dévastateur et beaucoup plus subtil : l’autocensure.
Soyons fiers d’être entrés dans des écoles sélectives, sans oublier tous ceux qui n’ont simplement pas essayé. Parce qu’ils ne s’en croyaient pas capables. Parce qu’on leur a refusé. Ou parce qu’ils n’y ont pas pensé. Il existe une forme d’éducation au système éducatif, auquel peu de personnes ont accès. Combien de collégiens, de lycéens ignorent les options qui leur sont offertes ? Les bourses pour les classes préparatoires et grandes écoles quand elles existent, les différentes filières et débouchés. Si 2 étudiants n’avaient donné de leur temps pour présenter SciencesPo dans mon lycée, je n’en aurais probablement jamais entendu parler.
Pourtant c’est bien cette école qui m’a accueillie et a poussé avec moi les portes des universités les plus prestigieuses. Cette école jugée élitiste, dans laquelle j’ai peiné à trouver ma place, par peur de devenir comme « eux ». Cette école pourtant où près d’un tiers des étudiants sont boursiers et qui les exonère de frais de scolarité. Le chantier est titanesque. L’origine sociale reste un frein indéniable à toute forme d’étude. Mais des initiatives existent, et quand elles sont connues, quand ceux qui peuvent en bénéficier osent, elles changent des vies.
Pourtant, ce n’est pas à ça que peut se résumer la défiance, entre « eux » et « nous » qui m’a tant occupée. Après avoir tant bénéficié de l’égalité des chances, tant souhaité que d’autres puissent vivre la même chose, je réalise que le cœur du problème n’est peut-être pas de rendre le jeu plus juste. C’est d’en changer les règles.
Notre système scolaire est linéaire. Il trace une seule voie et chaque année donne le départ à une nouvelle course. Il a ses premiers, ses derniers (les « perdants », les « oubliés »). Chacun est positionné sur la ligne,
certains se voient expliquer les règles et ce qu’ils peuvent gagner, d’autres rien hormis la honte d’arriver dernier. Le départ est donné. Que l’on sache pourquoi on non, il faut courir. Le plus loin possible. Brevet, baccalauréat, filière professionnelle, université, classe prépa… parfois les forces s’épuisent, on perd le sens, on se sent décrocher. Le sifflet retentit. Quand l’enfant s’arrête, l’arbitre est formel : ce n’est jamais un choix, c’est un échec.
Il est arrivé au bout de ses capacités.
Vient l’heure du compte.
La méritocratie armée de tablettes relève les résultats de chacun pour justifier sa place future.
L’égalité des chances arbitre, tente de remettre chacun sur la même ligne de départ, d’empêcher certains élèves d’être poussés et avant ou tirés en arrière. Oui chacun n’est pas sur la même ligne de départ. Mais une telle course, même non truquée, n’est-elle pas celle qui nous sépare ?
L’école ne nous apprend pas seulement à lire, à compter, à raisonner. Elle forme notre société. Pourtant dans la course, difficile de se retourner pour ramasser ceux qui sont tombés. Difficile de ne pas se pousser. La compétition, plutôt que l’entraide. Le sentiment d’être supérieur ou inférieur à la moyenne selon son classement. Le mépris mutuel qui en résulte. Le ressentiment. Des couches infranchissables entre chaque borne. Voilà la société qui naît de cette course vers le monde adulte.
Comment ne pas en constater les effets ? L’incompréhension mutuelle, le mépris. La voilà, la frontière entre les « gens comme nous » et « les gens comme eux ». La salle de classe, qui justifie la société de classes. J’aimerais dire que l’ascenseur social fonctionne, que j’en suis un exemple. Mais même en se mentant : à quoi bon réparer l’ascenseur quand les étages menacent de s’effondrer ?
Personne ne bénéficie de cette course. Pas même ceux qui en sont les « gagnants ». Eux aussi souffrent parfois des standards dans lesquels ils sont enfermés.
Devoir aller toujours plus loin pour montrer qu’ils en sont capables, sans même se demander si c’est ce qu’ils désirent vraiment.
Vivre dans un monde divisé, attaché pour certains à la honte d’avoir gagné sur des dés pipés.
Travailler dans un monde où les compétences se font parfois rares, car certains secteurs ont été désertés. Montrer que l’on est pas un « manuel », pouvoir se targuer d’être « nul en maths » … les clichés de la réussite ont un prix pour notre société.
Dans un monde de plus en plus complexe, il ne peut plus y avoir qu’un chemin, qu’une seule voie « noble », ni même utile. Reconnaissons que nous avons tous besoin de chacune et de chacun, dans la voie qu’il aura choisi. Battons-nous pour que chacun puisse réaliser ses rêves. Et puisse les choisir. Reconnaissons qu’il y a dans chaque succès une part de chance.
La mienne a été de rencontrer des personnes exceptionnelles.
Merci à mes amis et à mes professeurs pour tout ce qu’ils m’ont appris de ce monde et de la vie.
Merci à ceux avec qui j’ai travaillé pendant ces dernières années, qui m’ont nourrie de leur expérience et inspirée.
Merci à mes parents qui n’ont jamais cessé de me soutenir malgré leurs craintes.
Merci à SciencesPo, très certainement la seule école où une boursière peut vivre ce que j’ai vécu.
Puisse le futur me permettre de rendre un peu de ce que l’on m’a donné.
Car si les études sont un trésor, seul compte vraiment ce que l’on en fait.
Mariette Munier
Sciences Po
Master’s in public policy 2020 – 2023
HEC
Master in Management 2020-2023