Vendredi 8 septembre. Les derniers gladiateurs des temps modernes, livrant jusqu’à leurs membres pour un combat futile mais cependant jubilatoire, entrent dans une arène qui deviendra, peut-être, le pré de l’Asphodèle. On invoque, d’un côté, les mânes des aborigènes ; et de l’autre, on chante le sang républicain. Il y a dans ce chaudron l’exutoire des peuples. La Coupe du monde de rugby. Enfin. Ça sent la rugosité, le plaquage, l’herbe mouillée et la moiteur des vestiaires. La testostérone masculine dans l’Occident déconstruit. Une leçon de genre face aux élites androgynes ; une leçon de choses dans la moraline moderniste.
Si les observateurs ont commenté, çà et là dans la presse, le combat des Titans et la victoire des coqs, reste que l’évènement politique de la soirée ne fut pas le triomphe du XV de France mais bien les hurlements des gaulois réfractaires. On a pu lire que les sifflets du public étaient ceux, finalement limités, des antis « réforme des retraites » (au vu du prix des places, on peut avoir quelques doutes…), ou qu’il s’agissait encore des quelques réactionnaires ravis de la cérémonie « rance » qui sentait la « naphtaline », décérébrés d’antan refusant le progrès, comme a pu le suggérer Libé. D’autres analystes ont tenté l’inoxydable clivage gauche/droite, sans persuasion aucune. Il y avait quelque chose de pourri au royaume macronien…
Et que dire de Twitter-X et autres réseaux sociaux ? Sandrine Rousseau y condamnait les clichés (on croit rêver…). Gaspard, reviens ! Les twittos emboulgourés se déchaînent aussi, à grands coups de poncifs finalement déjà si bourgeois. Mais l’analyse la plus « pertinente » est celle de Pierre C., chargé de recherche au CNRS, docteur en philosophie et normalien (j’en appelle aux esprits de Simone Weil et de Bergson, de Serres et d’Aubenque !), bien ancré dans sa certitude écologico-animalisto-zadisto-science-pipoliticienne d’une École française dont le succès le plus grand fut celui des États-Unis (antinomie paroxystique) : « Les valeurs du rugby telles qu’elles sont présentées au grand public : idéalisation du passé et racisme subliminal ». Mon p’tit Pierrot (pardonnez-moi cette familiarité franchouillarde digne d’un bord de touche à Castelnau d’Auzan), va falloir mouiller le maillot et regarder le peuple les yeux dans les yeux. D’une part, comme vous le savez, le passé est source de vertu et n’est pas, en soi, un mal moral. D’autre part, le populaire n’est pas essentiellement raciste. Tel le psychologue qui comprit, seul, le tréfonds de l’esprit humain, le wokiste fut seul à percevoir le monde. Et à nous l’expliquer. Les discours de mépris, tenus par une caste bouffie d’autosuffisance et de maoïsme progressiste, ont conduit à ces sifflets. C’est aussi vous, Monsieur, que tout ce stade huait.
Car ce n’était pas la fonction présidentielle qui était huée. Ce n’était pas l’être « Emmanuel Macron » qui était sifflé. C’était un symbole que l’on aurait presque exécuté sur la potence, sur le gibet de Saint-Denis. Car le président ne s’est pas présenté dans un stade quelconque, mais dans un stade de rugby, face aux oubliés, à ces gens des campagnes qui roulent sans essence, à ceux des pavillons éloignés de la science, aux travailleurs de nuit et aux pompiers volontaires. C’était des Bourguignons qui foulaient le raisin, des Bretons aux visages burinés par les embruns, des Picards des plaines, des Vosgiens d’Épinal, des Gascons qui chantent à la flamme du brûlot, des Basques éméchés et des Normands rougeots, des hommes du Quercy et des femmes d’Albi, des Lillois satisfaits et des Aixois heureux. C’était la France.
Le député Matthieu Lefèvre (dont les propositions de loi affolent la liberté) s’est offensé par un « Siffler le président de la République, c’est siffler la France » sur le réseau muskien. Non, Monsieur le député, tout jupitérien qu’il est, tout Louis XIV qu’il pense être, Emmanuel Macron n’est ni l’État, ni la France. Au même titre qu’aucun député n’est la « République », d’ailleurs. Ce n’était pas la France que l’on sifflait, c’était la France qui sifflait. C’était l’opposition entre « les tenants du village » et « la France hors-sol »[1]. Il n’y a plus de mariage mystique entre le dirigeant et son peuple. Le divorce est apparu consommé (il l’était déjà, en réalité, depuis 2022 avec un taux d’abstention record en 50 ans au 2e tour de la présidentielle). Les fausses élites, déconnectées du réel, sont dans les ministères et les palais dorés, dans les tours haussmanniennes et les banques privées. « En rompant le lien entre le haut et le bas, les élites » ont favorisé « l’autonomie des plus modestes qui ne se réfèrent plus au monde d’en haut »[2]. Vendredi 8 septembre, le monde d’en haut était en bas, ciblé par le monde d’en bas, qui était en haut. Juché dans les gradins, le peuple parlait enfin. Et malgré la colère, il était fier de lui, de sa gastronomie et de son aviation, de son cinéma, de son histoire, de quelques coups de baguette et de ses bérets noirs.
Le président de la République subit, hélas pour lui, le mouvement d’une déliquescence qu’il n’a nullement engendré mais qu’il ne fait que renforcer, malgré lui. O qu’il est à plaindre. Se pensant évergète, il ne fut que girouette.
Rome ne voulait pas que du pain et des jeux, et Romulus Augustule vit l’Empire s’effondrer. Panem et circenses… mais la suite est criante : « magna est fornacula »[3] (la fournaise est immense).
Vendredi 8 septembre, le chaudron tricolore fustigeait l’autre France.
Ce chaudron est une urne, mais une urne trop pleine, et celle électorale est une onde qui bout.
Pierre-Louis Boyer
Doyen de la Faculté de Droit, des sciences économiques et de gestion
Maître de conférences HDR
Le Mans Université
[1] C. Guilluy, La France périphérique, Paris, Flammarion, 2014, p. 176.
[2] C. Guilluy, No Society, Paris, Flammarion, 2018, p. 172.
[3] Juvénal, Satires, X.