Les origines de la crise actuelle sont clairement identifiées. Avec la fin de la Guerre froide et l’effondrement de l’Union soviétique, un ordre européen basé sur la prédominance des États-Unis et de l’OTAN, le bras armé de la sécurité occidentale, est mis en place.
En dépit des efforts consentis immédiatement après le 11 septembre 2001, la Russie n’a pas été autorisée à s’intégrer à l’Occident, du moins à des conditions qu’elle puisse accepter. Depuis la crise géorgienne de 2008, la crise libyenne et plus encore après le coup d’État intervenu en Ukraine en 2014, la Russie a perdu toutes ses illusions quant à la volonté réelle de l’Occident de trouver, à défaut d’intégration, le chemin d’une coexistence réellement non-confrontationnelle. Là est à rechercher la cause des diverses violations du droit international commis par ce pays depuis la fin des années 2000.
Les États-Unis sont conscients que la Russie est mécontente de la situation qui lui est faite, mais préfèrent l’ignorer, car ce pays est considéré comme une puissance en déclin qu’il convient de mettre définitivement à bas ou de maintenir dans l’isolement aussi longtemps que le président Poutine reste au pouvoir. Confronté au refus de l’Occident de prendre en considération ses inquiétudes, légitimes ou non, là n’est plus la question1, la Russie se lance aujourd’hui dans une offensive diplomatico-militaire dont elle a le secret. Les exigences actuelles de Moscou à l’égard des États-Unis et de l’OTAN sont, en fait, les objectifs stratégiques anciens de la politique russe en Europe. Toutefois, si la Russie ne peut atteindre ces objectifs par des moyens diplomatiques, elle dit pouvoir désormais recourir à des pressions « technico-militaires ».
Une tension qui a une histoire
La crise actuelle a une histoire. Ainsi, souvenons-nous qu’avant même la crise géorgienne d’août 2008, le président russe Dmitri Medvedev prononce un discours à Berlin dans lequel il critique « une approche de la politique des blocs qui se poursuit par inertie ». Dans la foulée, il propose un sommet des gouvernements européens afin de mettre au point un nouveau traité de sécurité européen juridiquement contraignant.
Ce traité est censé établir une sécurité égale et indivisible sur tout le continent.
Cette démarche, interrompue par les évènements de Géorgie et la politique de « no business as usual » qui entraîne la suspension des réunions du Conseil Otan-Russie, prend forme en novembre 2009. À cette date, le gouvernement russe présente officiellement deux documents différents mais complémentaires. Le premier est un projet de Traité de sécurité européenne, diffusé à tous les États membres de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ainsi qu’à diverses organisations internationales. Le second document est intitulé Accord sur les principes fondamentaux régissant les relations entre les États membres de l’OTAN et la Russie dans la sphère de la sécurité, il est diffusé aux membres de l’OTAN. Le premier document se contente d’affirmer les principes de sécurité fondamentaux “d’une sécurité indivisible, égale et non diminuée” et fournit quelques clauses générales pour la gestion des crises. Le second document prévoit que les parties établissent et maintiennent des mécanismes pour prévenir et régler les conflits et s’abstiennent, déjà, de stationner de manière permanente des forces importantes dans des pays qui n’étaient pas membres de l’OTAN avant mai 1997. En dépit de quelques hésitations, la réponse occidentale est une fin de non-recevoir à tout nouveau traité ou document contraignant. Lors de sa visite à Moscou en décembre 2009, le Secrétaire général de l’OTAN déclare qu’il n’est pas « nécessaire d’élaborer de nouveaux traités ou des documents juridiquement contraignants » car un cadre existe déjà au travers de l’Acte fondateur OTAN-Russie de 1997, la Charte de sécurité européenne de l’OSCE de 1999 et la Déclaration de Rome de 2002 établissant le Conseil Otan-Russie.
La crise est-elle réelle ?
S’il est évident que les demandes actuelles de la Russie sont anciennes, l’acuité avec laquelle elle les pose est nouvelle. À la mi-octobre 2021, les médias sociaux et divers organes de presse font état de mouvements importants de forces militaires russes aux environs de la frontière ukrainienne et dans la région de la Crimée. Des mouvements d’une même nature sont déjà notés en mars-avril 2021, puis, lors des grandes manœuvres régulières russes (Zapad) qui se déroulent en septembre 2021.
Il est généralement considéré que le récent renforcement militaire de la Russie est important et ne correspond pas aux rotations normales des troupes ou à des exercices militaires traditionnels.
Ceci en raison du déploiement d’unités sur de longues distances et loin de leurs lieux d’entraînement habituels. Le déplacement et le prépositionnement d’équipements au plus proche de la frontière ukrainienne sont particulièrement préoccupants. Le matériel prépositionné actuellement donnerait à des unités russes qui pourraient être projetées dans la zone un haut niveau de mobilisation. Dans la période à venir, le déplacement du personnel nécessaire au fonctionnement des équipements prépositionnés pourrait être considéré comme un indicateur fort de l’imminence d’une opération russe.
Tout semble clair, mais rentrons toutefois dans les détails. L’aide militaire apportée actuellement à l’Ukraine face à une prétendue agression russe se concentre sur un concept qui favorise l’engagement rapproché – une sorte de guérilla moderne. Un tel concept, issu de l’expérience soviétique et américaine en Afghanistan a pour volonté de rendre « hors de prix », en hommes et en matériels, toute intervention russe. L’application de ce concept entraine la livraison d’armes correspondantes tels que les missiles antichar Javelin ou antiaérien Stinger, voire des drones armés. La seule faille d’un tel concept est de ne pas prendre en compte le rôle attribué aux frappes aériennes initiales (avions et missiles) dans les concepts d’opération russes.
Ceux-ci mettent en particulier l’accent sur une « période initiale de guerre » courte et intense. Une telle tactique est ainsi susceptible de produire des effets décisifs avant même que les forces terrestres ukrainiennes ne soient pleinement engagées. Selon une telle approche, les attaques sont conduites à la fois contre les forces vives de l’ennemi et ses infrastructures de soutien : bases militaires, unités de l’avant, sites de défense aérienne, aérodromes, nœuds de transport clés, dépôts de carburant, cibles de commandement et de contrôle, centrales électriques, les centres du pouvoir politique etc… L’objectif est de forcer le gouvernement ennemi à capituler rapidement2. À cet égard, l’attaque conduite en 2008 contre l’État-major avancé des troupes géorgiennes à Gori est un bon exemple.
Plus qu’une erreur d’interprétation difficilement imaginable, cette approche pourrait indiquer soit :
– la volonté des Occidentaux de se battre contre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien, plutôt que de garantir réellement la sécurité de ce pays. L’important n’étant pas l’indépendance de l’Ukraine, mais l’affaiblissement, si possible définitif, de la Russie.
– soit l’indication que la menace russe est notée sans toutefois être prise réellement au sérieux. Car aujourd’hui les Occidentaux ne livrent pas à l’Ukraine les équipements immédiatement nécessaires pour répondre à la forme probable d’une intervention russe conduite dans les règles de l’art.
Il est impossible actuellement de parler de crise au niveau strictement militaire car les équipements en place ne disposent ni des hommes, ni de l’intendance pour assurer à la Russie leur utilisation intensive en temps de conflit. Il est toutefois clair que ce geste a une forte signification, en particulier, dans une zone en conflit armé depuis 2014.
Qui veut mourir pour Kiev ?
Plus probablement, la montée actuelle des tensions, nourrie par chacun des participants, répond à une volonté claire et commune des Etats-Unis, de leurs Alliés européens et de la Russie de prendre position dans le cadre d’une négociation à venir.
D’un côté les Etats-Unis, bien plus préoccupés par la puissance de la Chine que par l’indépendance de l’Ukraine, souhaitent néanmoins maintenir l’avantage stratégique qu’ils ont pu obtenir dans ce pays depuis la fin de l’Union soviétique. L’Ukraine joue aujourd’hui le rôle que jouait la Pologne de Pilsudski dans les années 1930, à savoir un irritant permanent et une place forte avancée de l’Occident contre la Russie.
Pour la Russie, sur les cinq dernières vagues d’expansion de l’OTAN, quatre se sont produites depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir : les pays Baltes, la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie et la Bulgarie en 2004 ; la Croatie et l’Albanie en 2009 ; le Monténégro en 2017, et enfin la Macédoine du Nord en 2020. Longtemps Moscou n’a eu aucune possibilité de résister à ce processus : elle n’avait ni l’influence suffisante dans les pays en question, ni les moyens de faire pression sur eux ou sur les membres de l’OTAN. Aujourd’hui, avec le développement de ses armes hypersoniques et son réarmement, la position de la Russie pourrait sembler différente. Elle pense disposer d’un moyen de pression, voire de plusieurs. Soyons toutefois conscients que la situation politique, économique, sociale et sanitaire de la Russie ne lui permet pas actuellement de se lancer dans une aventure militaire sérieuse et prolongée. La population, soumise à la dureté du quotidien, à l’absence apparente d’avenir et à la morgue d’une caste de nouveaux riches incapables de gérer le pays, ne suivra pas le pouvoir dans l’aventure.
Soyons clair, personne ne veut mourir pour prendre ou pour défendre Kiev et le doute est même ancré chez certains ukrainiens. Par contre, le prétexte ukrainien est assez tentant pour être utilisé par l’ensemble des protagonistes. Les Etats-Unis – « défenseurs du monde libre » – se prévalent de leurs idéaux pour dénoncer la menace d’une Russie soumise à un quasi-autocrate. Pour sa part, la Russie se veut la protectrice de l’intérêt des populations russes présentes sur place du fait d’un découpage des frontières par trop favorable à l’Ukraine à l’époque soviétique. De plus, elle souhaite se présenter à la face du monde comme étant victime de l’expansion de l’OTAN au cours des dernières décennies. Enfin les Européens, oubliant leurs intérêts réels basés sur une coopération virile mais profitable avec Moscou, y compris au travers de l’utilisation du gazoduc Nord Stream-2, se lancent dans la mêlée simplement du fait que les États-Unis y participent. Tradition ou réflexe pavlovien, la question reste posée.
Conclusion
La situation actuelle est le résultat de problèmes internationaux non-résolus qui s’accumulent depuis des années. Des avancés successives de l’OTAN depuis des décennies, le refus évident de prendre en compte le sentiment d’insécurité de la Russie, le tout conduit à une multiplication des points de frictions Russie-Occident dans la zone Euro-Atlantique alors que chacune des parties tente d’en tirer profit. Signe toutefois inquiétant, cette crise se déroule à un moment où la désagrégation des instruments du système de sécurité collective mis en place à partir des années 1970 est quasi-complète. Soyons toutefois vigilants que la disparition de ces garde-fous ne transforme une crise de plus en crise de trop.
Gaël-Georges Moullec
- L’exemple le plus frappant de la suffisance occidentale face à la Russie revient aux divers échanges internationaux liés au Traité sur les forces conventionnelles en Europe (CFE). Dans les années 2010, les remarques russes, de bon sens, sur le fait que les forces des pays anciennement membres du Pacte de Varsovie, mais déjà longtemps membres de l’OTAN, sont toujours décomptées sur le quota russe, font l’objet d’une fin de non-recevoir des pays membres de l’OTAN. D’une seule voix, ceux-ci indiquent que le Traité sur les forces conventionnelles en Europe est « la pierre angulaire de la sécurité européenne », mais refusent de revoir la répartition des quotas de chacun des pays. ↩
- Dara Massicot, Ukraine needs help surviving airstrikes, not just killing tanks, Rand Corporation, 19 January 2022. https://www.rand.org/blog/2022/01/ukraine-needs-help-surviving-airstrikes-not-just-killing.html. ↩