On peut reprocher beaucoup de choses à Emmanuel Macron, mais pas un manque d’esprit européen. Depuis 2017, le Président de la République n’a cessé d’œuvrer en faveur du renforcement de l’Europe, notamment en faveur du développement d’une défense militaire commune, d’une politique de santé commune. Car l’Europe, qui souffre de véritables déchirements en son sein, a besoin d’être revivifiée, voire repensée.
Une Europe en miettes
Notre Europe est une Europe nombreuse : vingt-sept Etats membres ; divisée entre anciens et nouveaux membres, entre membres de l’Ouest libéraux et membres de l’Est plus autoritaires ou conservateurs, entre Etats du Nord riches et Etats du Sud plus pauvres. C’est, en résumé une Europe balkanisée.
Reprenons ce point. L’Europe a grossi au fil du temps, jusqu’à son obésité actuelle. De six membres en 1957, elle est arrivée à vingt-sept aujourd’hui, soit plus d’un quadruplement. C’est bien largement « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » dont parlait le général de Gaulle.
Cette Europe aussi nombreuse peine donc à se mouvoir.
Elle avance lentement sur certains sujets : politique, social, culturel, et sans direction définie sinon le service du « grand capital » comme aurait dit Georges Marchais. C’est manifeste sur la question de la crise énergétique que chaque Etat gère à sa façon. Alors, naturellement, cette Europe mécontente beaucoup d’Européens qui finissent, pour certains, à ne plus l’être du tout, Européens.
Une Europe en proie aux populismes
Dans cette Europe de plus en plus contestée, les nationalismes issus du XIXème siècle, rebaptisés « populismes », reprennent du poil de la bête : que l’on songe au nationalisme polonais ou au nationalisme hongrois. Et, voici revenues, plus à l’Est encore, mais toujours sur le continent européen, les violences russes exercées contre son voisin ukrainien. C’est ici le retour de conduites que l’on croyait à jamais disparues du monde civilisé, le retour de cette « volonté de puissance » dont parlait Nietzche, de ces forces implacables de la déshumanisation. N’y a -t-il donc pas urgence à entendre mieux les cris de ces hommes, femmes et enfants massacrés sans scrupules par les envahisseurs russes ? Le sang des Ukrainiens jaillit de toutes parts. C’est en réalité la même plainte sur cette terre que celle de tous les « damnés de la terre ». Pour quelles réactions ? Où sont par exemple les intellectuels, les écrivains, pour sommer les puissances guerrières, et au premier chef la Russie, de respecter enfin les règles du droit international et la charte de l’ONU.
A l’évidence, nous sommes rendus au point où la trop faible ingérence des politiques devient pure et simple lâcheté.
Quel est le poids en effet des sanctions économiques contre les assauts meurtriers d’un homme, Vladimir Poutine, sans foi ni loi ? Où est l’immense chaîne de solidarité internationale attendue obstinément du peuple ukrainien ainsi « génocidée » ? A nouveau les droits de l’Homme s’inclinent devant la « raison d’Etat » ; c’est toujours la même histoire : « l’Europe des Lumières » est toujours « l’Europe des massacres » !
Une Europe désunie et technocratique
Malgré l’union de façade affichée dans le conflit russo-ukrainien, l’Europe, au sens d’Union européenne, est grandement divisée. Sa voix ne se fait donc guère entendre sur la scène internationale, confirmant ainsi qu’elle n’y est toujours pas un acteur majeur.
Mais finalement, de quelle Europe parlons-nous ? Que se cache-t-il derrière ce mot jadis plein de grâce ? Un traité, ou plutôt des traités, depuis celui signé à Rome en 1957. Des règles qui régissent chacun des Etats membres et s’imposent à eux [on parlait en d’autres temps de « règles supranationales»]. Ces règles, on le sait, sont nombreuses. Appliquées, elles engendrent d’autres règles qui viennent s’ajouter aux règles nationales que, soit dit en passant, elles contrarient souvent.
Cette « Europe des traités » n’est pas une vraie Europe. Elle n’a pas d’existence politique réelle, pas d’existence sociale, pas d’existence sanitaire, pas d’existence culturelle.
Elle n’est pas un Etat, un « super-Etat », pas davantage une « Europe des peuples » ; elle n’est qu’une puissance économique et monétaire.
On nous dit que cette Europe repose sur le socle franco-allemand, sur l’entente privilégiée de ces deux anciennes nations ennemies. C’est sans doute vrai pour la France, mais beaucoup moins pour l’Allemagne qui, forte de sa puissance économique et de son alliance privilégiée avec les Etats-Unis, n’a que faire, à vrai dire, de nos « beaux sentiments » à son égard. Il est vrai qu’au niveau des symboles l’amitié de De Gaulle et d‘Adenauer (politiquement et humainement sincère), la « main dans la main » de François Mitterrand et d’Helmut Kohl, ne manquaient pas d’allure. Mais la relation entre les deux Etats, c’est une autre histoire. Où est l’équilibre ? Qui tire réellement bénéfice de l’autre ?
L’Europe actuelle est une Europe technocratique, « une Europe de comptes et d’additions » (Jean-Marie Benoist, 1978).
Dans cette Europe, l’économie domine – et pas n’importe quelle économie : l’économie libérale, – et pas dans n’importe quel cadre : celui de la mondialisation avec ses excès et ses malveillances.
Dans cette économie, les « gros » mangent les « petits » (il suffit de rappeler ici que 80 % des aides agricoles de l’UE vont aux gros exploitants). Dans cette Europe, tout est « marchandisé, » y compris la culture : ne parle-t-on pas de « produits culturels », comme l’on parle de produits industriels?
L’Europe, ce continent vieux de 2000 ans, celui de Dante, Descartes, Goethe et bien d’autres, a tout bonnement sombré dans le matérialisme.
Plus aucune place pour l’intelligence – sauf artificielle -, plus d’enseignement des grandes philosophies, seulement des apprentissages (pour les enfants) du maniement des réseaux sociaux. Twitter, facebook, instagram et quelques autres ont remplacé nos grands penseurs d’antan. Cette Europe n’aura réussi finalement qu’à « crétiniser » les esprits et à « déresponsabiliser » les citoyens. Pascal, Rousseau, Hegel, Nietzche, réveillez-vous, ils sont devenus fous !
L’Europe économique, c’est l’Europe du « gouvernement des choses », celle décrite par Saint Simon et Marx ; ce n’est pas « l’Europe des peuples », on n’y préoccupe pas ou peu des gens, de leur mode de vie, de la qualité de leurs ressources, de leur bien-être en somme, voire de leur bonheur. Car il est où le bonheur européen ?, comme dit la chanson.
Partout, le chômage, la précarité, les files d’attente devant les « Restos du Cœur », partout des existences misérables – dont certaines n’ont rien à envier à celles des paysans d’Ancien Régime.
Dans l’Europe éco-technocratique, on ne parle d’ailleurs pas le langage des gens mais celui des bureaucrates. On parle économie, croissance, profits, gestion, parts de marché, c’est tout. Cette Europe n’est pas un accident : elle a été voulue, pensée pour être ce qu’elle est, et les dirigeants politiques s’en sont plutôt satisfaits. Qui, parmi eux, a vraiment voulu une Europe politique ? Une Europe de la Défense ? Personne. A quoi se résume donc aujourd’hui la diplomatie européenne dans la guerre russo-ukrainienne ? A pas grand-chose, aux discours « droits-de-l’hommistes » de la présidente de la Commission de Bruxelles – haut temple de la bureaucratie -, aux gesticulations d’un Président français dont les conversations téléphoniques avec Vladimir Poutine n’ont donné aucun résultat.
L’Europe est « aux abonnés absents », l’Amérique continue de dominer la scène internationale.
Dans le conflit russo-ukrainien, le premier interlocuteur de M. Poutine reste Joe Biden. Quelle tristesse pour notre pauvre continent ?
Pour une nouvelle Europe
Il faut reconstruire l’actuelle Europe, sans doute la « refonder », instituer une Europe politique qui puisse reprendre les rênes de l’économie, fixer des caps ambitieux à atteindre. Cette Europe ne sera pas fédérale (au moins dans un premier temps), mais confédérale, elle sera une « Europe des nations ».
Plusieurs étapes seront nécessaires avant d’atteindre l’objectif final :
1) rétrogradation des instances communautaires non élues, comme la Commission qui sera versée dans un rôle administratif et d’exécution des décisions politiques du Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement
2) renforcement des pouvoirs du Parlement européen
3) redéfinition du rôle du Conseil européen qui, par exemple, mettra en œuvre les décisions du Conseil des chefs d’Etat, lequel sera doté d‘un président aux larges pouvoirs.
L’Europe politique nouvelle sera pleinement démocratique, accordant moult nouvelles prérogatives aux régions et procédant chaque fois que possible par référendum d’initiative citoyenne. Ce sera une « Europe des citoyens » qui aura pour devise : « les hommes avant les choses », qui agira pour la bonne vie des gens, avant les profits des entreprises.
La nouvelle Europe sera indépendante, une Europe « non-alignée », celle du général de Gaulle, elle avancera entre la Russie et l’Amérique, elle sera une Europe pleinement libre de ses choix et ouverte aux grandes nations actuelles du monde : Chine, Inde, pays du Moyen-Orient, Etats d’Afrique subsaharienne. Bien sûr, elle restera la meilleure alliée des Etats-Unis, mais elle aura des rapports constructifs avec la Russie (une fois débarrassée de sa guerre avec l’Ukraine) et, répétons-le, elle entretiendra les meilleurs rapports avec les autres nations du monde.
Cette nouvelle Europe devra enfin mieux conjuguer libéralisme politique et libéralisme économique, ce qui n’est pas une mince affaire.
Le libéralisme économique en effet est, par définition, la doctrine du « laisser-faire ». Il exprime une confiance absolue en la régulation spontanée de l’économie par les mécanismes du marché ; il assure l’encouragement à la création d’entreprises : il est donc source d’inégalités. Avec lui, s’accroît en effet le fossé entre riches et pauvres et la prolifération des grandes sociétés multinationales car il ne connaît qu’une seule loi : « la loi du plus fort ».
Ce libéralisme est par conséquent en contradiction avec le libéralisme politique qui a, lui, d’abord le souci de l’égalité de tous les citoyens. Pour reprendre un propos de Jean-Marie Benoist, ce libéralisme-ci « est avant tout soucieux des gens, et les choses viennent au second plan ».
Hélas, la force européenne du libéralisme économique a conduit les dirigeants politiques de l’UE à se comporter comme des dirigeants d‘entreprises en quête d‘efficacité et de rendement avant tout.
S’il n’est pas envisageable de renoncer à l’avenir au libéralisme économique, il faudra néanmoins le tempérer en le rendant, par exemple, plus respectueux des droits des travailleurs, de leur sécurité, de leur santé. Il ne devra pas, par ailleurs, empêcher le libéralisme politique de défendre et de développer les droits imprescriptibles des citoyens.
Michel FIZE
Sociologue
Auteur de La Russie survivra-t-elle en 2034 ? (Ed. Amazon, 2022)