C’est une « passion française ». Pour le meilleur et pour le pire. À coup sûr une passion lointaine qui prend sa source dans l’histoire de la rationalité, quand bien même son expression au cours des temps ne fut pas toujours, loin s’en faut, celle de la raison et encore moins de la lucidité, lorsqu’elle s’affronte notamment à cette autre grande question française que constitue la politique.
Très, et trop souvent, il fut plus valorisant et distinctif d’avoir raison avec le révolutionnaire qu’avec l’observateur et l’analyste modeste, en d’autres termes d’être du côté de Sartre plutôt que de celui d’Aron. L’image a certes quelque chose de fatigué, d’éculé, un cliché peut-être qui oublie que voir juste ne signifie pas non plus préempter à tout jamais l’avenir. Nombre de ceux qui se réclament désormais d’Aron ont parfois la même volonté de fermer l’histoire que ceux-là même que l’auteur de L’opium des intellectuels soumettait en son temps à l’incise de sa critique toujours étayée. Aron savait que les idées doivent être jaugées d’abord au prisme de la matière historique en fusion ; aussi regarderait-il peut-être aujourd’hui certains de ses disciples non sans une forme d’étonnement désapprobateur… Les épigones, voilà le piège !
Depuis les Lumières, l’intellectuel se confronte aux enjeux absolus de la vérité, du juste et de l’injuste, du bien et du mal.
Il prend part aux grandes disputes, et les fait advenir tout autant qu’il entend les trancher : Voltaire et Calas, Zola et Dreyfus, les figures entrecroisées de l’homme des idées et de la victime des arbitraires jalonnent cet imaginaire comme autant de scansions fondatrices. Ce sont là les trompettes de l’épopée et de la renommée. L’intellectuel pour autant, même arrimé à l’ancre des transcendances, n’en demeure pas moins contraint par le mouvement de la société d’une part et par l’impératif de la connaissance d’autre part. Il n’échappe pas d’abord à cette « division du travail » en laquelle Durkheim voyait une caractéristique de nos modernités, l’une de ces lignes de force. Confrontés aux complexités d’un monde gagné toujours plus par l’ouverture et par les avancées techno-scientifiques, les activités intellectuelles se transforment, se subdivisent, se spécialisent.
L’intellectuel universel, celui dont Sartre considérait qu’il était là pour se mêler de ce qui à priori ne le regardait pas, est aujourd’hui concurrencé par d’autres acteurs à l’instar de l’expert et du chercheur, entre autres. Ces mutations ne sont pas sans conséquences sur la topographie d’une « intellosphère » qui est travaillée par des légitimités diverses dont l’espace public reflète les champs d’affrontements : comment la morale et l’éthique peuvent-elles s’établir si elles ne font pas écho à ce que l’avancée des connaissances justifie de leurs pré-requis… ou non ? Et comment l’expertise, qui trouve les conditions de sa possibilité dans l’approfondissement des connaissances, peut conserver tout à la fois son indépendance et rationaliser la demande d’aide à la décision dont elle est l’objet de la part de ses donneurs d’ordre ? Ce sont ces problématiques qui réinterrogent dans leurs récurrences les métiers de l’esprit.
La mythologie de l’intellectuel-orchestre, le lyrisme des sommets auquel un Malraux offrait une évocation des plus minérales, pour ne pas dire des plus géniales, est somme toute battue en brèche, nonobstant sa puissance mémorielle nimbée de nostalgie.
Se dessine sur cette nouvelle trame comme un triple désenchantement, au sens weberien du terme, de l’intellectuel tant dans sa forme que dans les ressorts de son registre d’action et de son rapport à la réalité : dans sa forme où il a perdu son unicité originelle pour se diffracter en une multitude de silhouettes qui en banalisent la présence et la voix dans une polyphonie qui affaiblit le magistère, y compris lorsqu’il se donnait à voir querelleur avec ses pairs, du maître-à-penser ; de cette démonétisation, il faut conclure cet enseignement immanent que l’histoire aurait ainsi sanctionné les multiples « trahisons des clercs » qui ont égrené la chronique des XXe mais aussi du début du XXIe siècle…
Ce constat expliquerait en retour le retrait ou l’aphonie qui parfois enraye les moteurs de ce « penseur agissant » que constitue l’intellectuel. Ces nouvelles traîtrises ne faut-il pas alors les chercher dans son hyper-conformisme, son inaptitude à se distancer de l’idéologie de cour qui n’est autre que celle du jour, comme s’il valait mieux gérer une position qu’exprimer une opposition ? L’indignation, manifestement, n’est plus ce qu’elle était, et la crise sanitaire, comme bien des exceptions qu’elle a annoncées pour demain, a souligné que sur le grand enjeu de la liberté le quasi-silence des « pensants » valait abdication de leur fonction critique.
Le ressort idéaliste s’est fracassé, comme le démontre l’expérience historique, sur les arêtes du réel. Le fait est tragiquement indiscutable ; d’où un retour de balancier qui incite à une plus grande humilité de penser dont il faut accepter qu’elle a tout de la confession pour les fautes collectives du passé. Combien de crimes au nom d’une idée ? La question vaut examen de conscience. Ce retour au sol est salutaire ; ce salut se gage aussi sur la cohabitation avec d’autres professionnels de la pensée, du savoir, de la recherche, de l’expertise, de l’interpellation, etc…
L’intellectuel n’existe plus, en tant que tel, il accepte son hétérogénéité et les représentations qu’il suscite en sont nécessairement affectées. C’est un mal pour un bien qui ne doit pas néanmoins nous faire oublier que plus la société risque de se disloquer, plus en proportion le besoin de penser celle-ci dans son universalité doit être également réinvesti. N’est-ce pas là le travail fondateur, pionnier des intellectuels ? Leur genèse n’a rien perdu de sa nécessité, quand bien même leur histoire est celle d’une mise à l’épreuve permanente.
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef
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