Les chaussetrappes en matière financière sont nombreuses pour un Gouvernement. Outre l’examen du projet de loi de finances pour 2025 à l’Assemblée nationale puis au Sénat, un autre problème se profile à l’horizon selon nous, celui de l’examen du projet de loi relative aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes de l’année 2023 (LRGACA) et du projet de loi d’approbation des comptes de la Sécurité sociale pour 2023 (LACSS). Il s’agit à notre sens d’un souci supplémentaire pour le nouveau Premier ministre, Michel Barnier, et son gouvernement. Plusieurs questions méritent l’attention : quel est l’objet de la LRGACA et de la LACSS ? En quoi ces projets de lois pour l’année 2023 peuvent-ils poser problèmes ? Quelle conclusion devons-nous en tirer ? C’est donc en trois temps que nous répondrons à ces interrogations commandées par l’actualité politique et financière.
I- L’objet limité et le désintérêt parlementaire pour la LRGACA et la LACSS
Avant qu’elle ne change d’intitulé en 2023, pour devenir, en application de la loi organique du 28 décembre 2021 relative à la modernisation de la gestion des finances publiques, la loi relative aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes de l’année (LRGACA), on parlait déjà assez peu de la loi de règlement, relative aux comptes de l’État et dont l’objet principal était d’approuver les comptes du dernier exercice écoulé.
A la vérité, les parlementaires français n’ont jamais fait preuve d’un enthousiasme débordant pour l’examen de ce texte technique, sans aucune portée politique et portant sur des opérations budgétaires déjà exécutées.
S’agissant des finances de la Sécurité sociale, le désintérêt était peut-être encore plus renforcé, puisque c’était dans la première partie de la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) qu’il fallait aller piocher des éléments d’information sur le dernier exercice clos. Et au moment de la discussion d’un projet de LFSS, les parlementaires s’intéressaient plus aux dispositions portant sur l’avenir qu’à celles portant sur le dernier exercice exécuté et donc sur le passé. On les comprend ; il n’est jamais très agréable de regarder le chemin de terre laissé derrière soi…
La loi organique du 28 décembre 2021 est venue modifier la LOLF, entre autres, pour réhabiliter la loi de règlement, réhabilitation dont le changement de nom était un marqueur. Conformément à l’article 46 de la LOLF le projet de LRGACA doit être déposé par le gouvernement auprès de l’Assemblée nationale avant le 1er mai de l’année suivant celle de l’exécution du budget auquel il se rapporte, ce qui concrètement veut dire que le projet LRGACA 2023 a dû être déposé avant le 1er mai 2024. Avant la réforme organique de décembre 2021, le projet de loi de règlement devait être déposé avant le 1er juin, le Parlement a donc gagné un mois grâce au législateur organique… De même, concernant la Sécurité sociale, la loi organique du 14 mars 2022 relative aux lois de financement de la Sécurité sociale a, pour donner un peu plus de lustre à l’approbation des comptes sociaux, créé la loi d’approbation des comptes de la Sécurité sociale (LACSS), séparée de la LFSS elle-même. L’idée était ici la même : encourager un examen plus approfondi des comptes sociaux au Parlement. Le projet de LACSS, selon l’article LO 111-6 du code de la Sécurité sociale, doit être déposé à l’Assemblée nationale avant le 1er juin de l’année suivant celle de l’application de la loi de financement de la Sécurité sociale.
Une fois l’exercice écoulé, et les données chiffrées définitives connues, la LRGACA et la LACSS, véritables textes comptables,
arrêtent le montant définitif des dépenses et des recettes de l’État, pour la première, et de la Sécurité sociale, pour la seconde, et le résultat financier qui en découlent (déficit ou excédent, l’équilibre exact étant improbable), ce qui est leur utilité principale.
La LRGACA décrit en outre les opérations de trésorerie et ratifie les opérations réglementaires ayant affecté l’exécution du budget de l’État. Les LRGACA et LACSS peuvent également comprendre des dispositions relatives à l’information et au contrôle des finances publiques, à la comptabilité publique et la responsabilité financière des agents de l’État ou des caisses de Sécurité sociale. La LRGACA et la LCASS doivent être le reflet de l’exécution des lois de finances de l’année, pour la première, et de l’application des lois de financement de l’année, pour la seconde. Elles permettent au Parlement de s’assurer que l’autorisation parlementaire a été respectée formellement, grâce aux éclairages de la Cour des comptes qui vient chaque année certifier les comptes de l’État, en application de l’article 58, 5°, de la LOLF, et de la Sécurité sociale, en application des articles LO 111-4-6 du code de la sécurité sociale et LO 132-2-1 du code des juridictions financières.
La LRGACA, renforcée par le Parlement par rapport à l’ancienne loi de règlement, a vu son contenu comptable enrichi. Elle comprend notamment désormais un tableau de financement montrant la manière dont l’État finance son activité au cours de l’année ; ou encore une évaluation de ses engagements hors bilan. La loi s’accompagne de nombreuses annexes qui ont été enrichies, notamment des rapports annuels de performance (RAP) qui précisent, par programme (unité de répartition des crédits), les résultats atteints et permettent ainsi une évaluation de l’utilisation des crédits au regard des objectifs fixés. La certification des comptes de l’État par la Cour des comptes y est également annexée.
II – Les problèmes juridiques posés par ces lois comptables en 2023
La LOLF, en ce qui concerne le projet de LRGACA, prévoit que ce texte doit faire l’objet d’un vote par chaque assemblée en première lecture avant que celle-ci ne puisse délibérer en séance publique sur le projet de loi de finances. En effet, l’article 41 de la LOLF dispose : « Le projet de loi de finances de l’année ne peut être mis en discussion devant une assemblée avant le vote par celle-ci, en première lecture, sur le projet de loi relative aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes de l’année afférent à l’année qui précède celle de la discussion dudit projet de loi de finances » ; le vote en première lecture suffit, peu importe qu’il soit favorable ou défavorable. Pour les LCASS, plus restrictif dans sa formulation, l’article LO 111-7-1 du code de la sécurité sociale dispose : « Le projet de loi de financement de l’année ne peut être mis en discussion devant une assemblée avant l’adoption de la loi d’approbation des comptes de la sécurité sociale afférente à l’année qui précède celle de la discussion dudit projet de loi de financement ». La lettre du texte parle d’« adoption », mais le Conseil constitutionnel, dans une lecture très souple, a décidé qu’une telle disposition ne saurait,
« sans porter atteinte à l’article 34 de la Constitution, faire obstacle à la mise en discussion du projet de loi de financement de l’année dès lors que le projet de loi d’approbation des comptes de la sécurité sociale a été examiné »
(Cons. const., décision n° 2022-836 DC du 10 mars 2022). Toujours est-il que l’Assemblée nationale, pour laquelle les échéances se rapprochent, puis le Sénat, ne peuvent pas travailler en séance publique sur le projet de loi de finances avant d’avoir voté au moins en première lecture sur le projet de LRGACA et, pour le projet de loi de financement de la Sécurité sociale avant d’avoir examiné le projet de LCASS et sans nul doute avoir voté dessus en première lecture.
Aussi, notre premier étonnement concerne le défaut d’inscription du projet de LRGACA à l’ordre du jour des séances publiques de l’Assemblée nationale sous la XVIème législature (2022-2024), qui s’est terminée le 9 juin dernier avec la dissolution de l’Assemblée nationale. En effet, le projet de LRGACA 2023 a bien été présenté en conseil des ministres le 17 avril dernier par le gouvernement Attal et déposé le jour-même auprès de l’Assemblée nationale, c’est-à-dire bien avant le 1ermai, date butoir posée à l’article 46 de la LOLF. Précisons que la Cour des comptes a publié l’acte de certification des comptes de l’État le 17 avril également. A l’Assemblée nationale, le rapport, sur ce projet de loi, rédigé par l’ancien rapporteur général du budget, le député Jean-René Cazeneuve, a été déposé le 29 mai, et la commission des finances a discuté du texte le même jour. Selon le gouvernement, ce texte n’a pas pu être examiné par le Parlement en raison de la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin 2024 par le Président Macron. Cependant, les députés s’étant réunis en séance publique jusqu’au 7 juin, cela aurait sans doute été possible. En effet, l’année passée, le texte relatif aux comptes de l’État pour 2022 avait bien été déposé le 13 avril 2023, examiné en commission des finances le 24 mai et voté en première lecture à l’Assemblée nationale le 5 juin suivant. On voit bien qu’il aurait été possible de respecter cette année le même agenda.
Quant au projet de LACSS, déposé le 31 mai 2024, le rapport de la commission des affaires sociales a été déposé le 5 juin suivant. Le projet de LRGACA a-t-il été retardé dans son examen en séance publique en attendant le dépôt du rapport sur le projet de LACSS, afin que les deux textes progressent en parallèle ? Cela est sans doute improbable, un décalage de quelques jours n’étant nullement gênant. On peut en réalité se demander si en renonçant à inscrire l’examen du projet de LRGACA en séance publique pour début juin, alors que tout était prêt, le gouvernement Attal n’a pas voulu se prémunir, à l’approche des élections européennes (9 juin 2024), d’un double risque : soit celui d’un vote de rejet au Parlement des lois comptables (comme pour les lois de règlement pour les années 2021 et 2022 et de la LACSS pour 2022) ; soit celui d’un possible recours à l’article 49, alinéa 2, de la Constitution, (vu le degré élevé de mécontentement des parlementaires depuis la parution du décret d’annulation de crédits du 21 février 2024, reprochant au gouvernement de ne pas avoir privilégié la voie législative pour ce faire), ce qui aurait été du plus mauvais effet à quelques jours du scrutin européen. L’usage de l’article 49, alinéa 3 de la Constitution n’est pas ici indispensable au gouvernement, comme en atteste les précédents pour les années 2021 et 2022. Sans doute, le gouvernement Attal a-t-il voulu laisser passer les élections européennes pour remettre l’ouvrage sur le métier après, sans se douter que le tremblement de terre du 9 juin et le tsunami du 7 juillet rendraient cela impossible…
Notre second étonnement est relatif au silence entourant la non discussion de ces deux projets de lois, alors même qu’il s’agit d’une étape incontournable avant que de pouvoir examiner dans les hémicycles les projets de loi de finances pour 2025, une nouvelle fois en application de l’article 41 de la LOLF, et de financement de la Sécurité sociale, en application de l’article LO 111-7-1 du code de la sécurité sociale. Pour tenir les délais nécessaires à l’examen des projets de loi de finances et de financement de la Sécurité sociale pour 2025, le ministre chargé des comptes publics et d’autres membres du gouvernement, ont présenté, à nouveau, le 16 juillet 2024, les mêmes projets de LRGACA et de LACSS en des termes strictement identiques. Ils ont été enregistrés à l’Assemblée nationale le 19 juillet (un tel dépôt par un gouvernement démissionnaire peut d’ailleurs interroger). Mais en cette fin septembre, alors que la nomination d’un gouvernement, et donc d’un ministre des finances et d’un ministre chargé du budget, a tardé jusqu’au 21 de ce mois, le Parlement n’est toujours pas réuni, et les travaux n’ont pas encore commencé, les rapporteurs sur ces textes n’ayant même pas été désignés (reprise des anciens rapports ?) – le site de l’Assemblée nationale annonce cependant depuis peu, pour le 25 septembre, une réunion de la commission des finances sur le projet de LRGACA et de la commission des affaires sociales sur le projet de LACSS. C’est d’autant plus surprenant lorsqu’on découvre que la désignation des rapporteurs spéciaux sur le projet de loi de finances pour 2025 a été effectuée le 29 juillet dernier à la commission des finances de l’Assemblée nationale. Comment l’Assemblée nationale va-t-elle pouvoir adopter les projets de LRGACA et de LACSS avant le début de la discussion en séance publique des projets de loi de finances et de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 (la chose est moins urgente pour le Sénat) ? La perspective d’une session extraordinaire du Parlement, convoquée fin septembre, juste avant le début de la session ordinaire, dès la nomination du nouveau gouvernement Barnier, est une solution qui semble de moins en moins probable alors qu’elle aurait permis d’évacuer en quelques jours la première lecture, au moins devant l’Assemblée nationale, de l’examen de la LRGACA et de la LACSS pour 2023. Cela voudrait donc dire qu’à l’automne 2024, dans le cadre de la session ordinaire, les parlementaires, et dans un premier temps les députés, vont devoir mener de front examens, lectures et votes sur les projets de loi de finances et de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 et sur les projets de LRGACA pour 2023 et de LACSS pour l’année 2023, en ayant soin de toujours accorder la priorité, au moins formellement, dans l’examen et le vote à ces deux derniers projets… Il y va de la constitutionnalité de loi de finances et de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025 !
Le calendrier parlementaire va être serré et l’agenda chargé.
Dans un tel cas de figure il y a fort à penser qu’une nouvelle fois, les parlementaires donneront la priorité à l’avenir et non au passé…
III – La nécessité d’un changement de méthode d’examen parlementaire des lois comptables
Alors que la loi de règlement pour l’année 2021 a été rejetée par deux fois par le Parlement, une première fois le 3 août 2022 et une seconde fois le 3 juillet 2023, que la loi de règlement pour l’année 2022 a été rejetée le 3 juillet 2023 et que la LACSS pour l’année 2022 a été rejetée aussi le 3 juillet 2023, ces textes comptables ont commencé à prouver au grand jour leur inutilité, dans le cadre d’un travail législatif. En effet ces rejets, qui étaient inédits depuis le 19ème siècle (le seul exemple connu, mais non totalement identique, remontait à 1833), n’ont eu ni conséquence financière, les impôts étant déjà recouvrés, les dépenses déjà effectuées et les emprunts déjà contractés, ni conséquence juridique. En effet, le Conseil constitutionnel, dans une lecture stricte de l’article 41 de la LOLF, a d’ailleurs confirmé que cette disposition conditionne « la mise en discussion du projet de loi de finances de l’année devant une assemblée non à l’adoption du projet de loi relative aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes afférent à l’année précédente, mais à son vote en première lecture » (Cons. const., décision n° 2022-847 DC du 29 décembre 2022). En somme, tant la loi de règlement ou désormais la LRGACA que la LACSS se trouvent reléguées au rang de simple formalité parlementaire : l’essentiel est qu’elles donnent lieu à vote, pour la première, et à examen, selon le Conseil constitutionnel, pour la seconde. Le reste n’a que peu d’importance et le sens de l’opinion formulée par le Parlement est sans influence. Dans les semaines qui viennent, et compte tenu du calendrier qui s’annonce, il y a de fortes chances de voir les projets de LRGACA et LACSS expédiés en un temps record en première lecture par l’Assemblée nationale, avec un seul objectif : respecter la lettre des dispositions organiques, l’examen et le vote sur ces projets ne présentant alors aucun autre intérêt dans la course contre la montre qui est déjà engagée. Peu importe le fond pourvu que la forme y soit ! Si cela venait à advenir, LRGACA et LACSS seraient encore plus rabaissées, il ne serait plus ici question que de respect des apparences.
Face à ces constats répétés, il serait enfin temps de changer de méthode à l’égard de ces deux catégories de textes dont les parlementaires se désintéressent toujours,
en basculant vers un système d’approbation tacite des comptes de l’État dans lequel le silence des assemblées vaudrait, après examen en commissions, acceptation des comptes, le texte étant examiné et voté en séance publique dans les seuls cas où la Cour des comptes aurait refusé de certifier les comptes.
Face aux échecs répétés des tentatives de réhabilitation, aux yeux des parlementaires, des lois d’approbation des comptes, il est temps de changer enfin le logiciel, car ce rabaissement constant de textes budgétaires est un chemin de croix, de plus, sans prospérité…
Aurélien BAUDU, professeur à l’université de Lille
Xavier CABANNES, professeur à l’université Paris Cité