Le 7 mai 2017, avec 66,10 % des suffrages, Emmanuel Macron s’impose face à Marine Le Pen qui obtient 33,90 %. Inconnu des Français il y a trois ans, sans parti installé, sans implantation locale, ni mandat électif, Emmanuel Macron devient à 39 ans le plus jeune président de l’histoire.
Un second tour de confirmation
Lors de chaque élection présidentielle, les premiers tours ont tous été caractérisés par un fort particularisme tenant au contexte, aux personnalités en présence, aux dynamiques de campagne et à la hiérarchie finale. Aucun n’a constitué le tour décisif, même en 1965 avec le Général de Gaulle et une candidature unique de la gauche avec François Mitterrand, la présence de Jean Lecanuet l’ayant empêché. Bien qu’ils n’aient produit aucune surprise majeure, les seconds tours, avec toujours les deux premiers du premier tour, même si la constitution laisse place à un retrait, ont nécessairement laissé une trace plus forte dans les mémoires. Une exception cependant, en rapport avec la prévisibilité de victoire, avec la totale incertitude à la veille du 19 mai 1974 pour savoir qui de Giscard d’Estaing ou de Mitterrand serait le vainqueur.
Six semaines avant le scrutin de 20171, l’opinion publique apparaît lucide quand 61 % des personnes interrogées ne souhaitent pas voir Le Pen présente au second tour, mais que 76 % pensent qu’elle le sera, quand 75 % ne souhaitent pas sa victoire et seulement 36 % la jugent probable, dont 26 % à gauche, 23 % chez Les Républicains et 48 % au FN. Mais c’est en réponse à une question sur la perception de Le Pen que l’on va entrevoir des éléments susceptibles d’éclairer le second tour. 49 % voient en elle « une extrême droite nationaliste et xénophobe », contrairement à une « droite patriote attachée aux valeurs traditionnelles » 40 %. Ici la gauche et Les Républicains se séparent. À gauche : 75 % penchent vers la première réponse, la plus dure, contre 49 % à droite. Remarquons aussi qu’à gauche, 17 % la perçoivent en « droite patriote ». Autres éclairages selon l’attitude des Républicains à l’égard du FN. Ces derniers penchent à 31 % pour faire « des alliances électorales avec lui selon les circonstances », 7 % pour « le traiter désormais comme un allié… » contre 26 % pour qui « il faut le combattre » et 29 % pour « refuser tout accord politique avec lui sans le combattre ».
La question de la qualification
De 1965 à 2012, l’ordre d’arrivée des candidats, dès lors la qualification pour le second tour, ne soulevaient aucun doute dès l’annonce des résultats des estimations à 20 h à la télévision. En 2017, la relative étroitesse des scores entre les quatre premiers n’explique pas à elle seule une nouvelle attitude. On peut ici rappeler qu’en 1969, l’écart entre Duclos et Poher n’était que de 2 points, en 1995 entre Chirac et Balladur de 2,3 points et en 2002 de 0,7 point entre Le Pen et Jospin. À l’époque, tous les candidats ou leurs représentants actaient sur les plateaux de télévision les estimations.
En 2017, Jean-Luc Mélenchon et ses proches vont manœuvrer laissant éclater leur déception et en dévoilant une ambition qu’aucun sondage sérieux ne laissait espérer, se qualifier au second tour. Ce ressentiment, peut-être légitime, se prolongera par des reproches ultérieurs adressés à Hamon d’avoir maintenu sa candidature ou, plus ou moins explicitement, en développant urbi et orbi la thèse d’un Macron mal élu. En vérité, si Mélenchon n’est pas finaliste c’est parce qu’il a largement perdu son duel, comme en 2012, avec Le Pen parmi les catégories sociales qu’il espérait convaincre, les ouvriers, les employés et les personnes les moins diplômées. Parallèlement, il avait en Fillon et Macron des concurrents redoutables auprès des classes moyennes, des professions intermédiaires et des cadres et professions intellectuelles où il obtint néanmoins de bons résultats (tableau 8).
Une étude selon la taille des communes, lors des cinq derniers scrutins, va souligner des particularités instructives généralement analysées en termes nationaux. Ainsi, en 1995, Lionel Jospin, qui l’emporte au premier tour, est majoritaire dans toutes les strates de population de moins de 3 500 habitants à plus de 100 000, Chirac est toujours deuxième, Balladur toujours troisième et Le Pen quatrième. Le 21 avril 2002, Jospin est éliminé par Le Pen principalement dans les plus petites communes, l’écart est ici de – 3,3 points, il l’est encore, dans une moindre mesure, dans celles de 3 500 à 30 000. Il parvient à reprendre l’ascendant, sans toutefois combler son retard, dans les communes de 30 000 à 100 000 : + 0,5 point sur Le Pen et nettement au-delà : + 3,1 points. En 2017, Macron est qualifié selon toutes les strates de population tandis que Le Pen l’est nettement jusqu’à 9 000 habitants. Pour sa part Mélenchon n’y parvient qu’à partir de 9 000 habitants. À cette aune, Fillon n’est jamais qualifié, il est partout dominé soit par Le Pen dans les petites villes, soit par Mélenchon dans les grandes où ce dernier réalise 23 % dans celles de plus de 30 000 habitants. Dès lors on peut affirmer que le candidat de la France insoumise, en concédant 8,4 points dans les petites communes, sociologiquement plus populaires, et en cédant du terrain à Fillon dans celles de moins de 9 000 habitants, a été éliminé dans la France des terroirs et non des métropoles mondialisées.
Tableau 20 – Les résultats du second tour de l’élection présidentielle
7 mai 2017 (1)

Source : ministère de l’Intérieur.
Par delà ces observations générales, il est possible de régionaliser les écarts entre Le Pen et Mélenchon. Ainsi dans les communes de – de 1 000 inscrits, des villages et des petits bourgs, le FN domine largement son concurrent de la FI : Champagne-Ardenne : + 21,7, Picardie : + 20,4, Alsace : + 19,7, Nord-Pas-de-Calais : + 17,7.
Un entre-deux-tours et un débat sans précédent
L’entre-deux-tours est rituellement marqué par quelques temps forts, les prises de position des candidats non qualifiés à l’égard des finalistes et quelques grands meetings et interviews généralement non susceptibles de changer le cours des choses. C’est aussi, à partir de 1974 – à l’imitation du fameux débat Nixon/Kennedy en 1960 – qu’intervient un débat télévisé entre les deux qualifiés. Le grand rendez-vous démocratique connaît une interruption en 2002 quand Chirac refuse de débattre avec Le Pen. C’est encore, pour les observateurs politiques, l’analyse de l’équation du premier tour et sa projection sur le second en convoquant l’histoire électorale, les prises de position des uns et des autres et en mobilisant son attention sur la publication des reports et des transferts de voix. L’analyse peut être simple quand, en 1969 et 2002, la gauche est absente. Le pourcentage du vainqueur, et corrélativement celui du vaincu, suscitant l’intérêt des seuls experts. 2017 va, une nouvelle fois, produire de l’inédit avec l’éviction simultanée de la gauche et de la droite au bénéfice d’un duel Macron-Le Pen, entre le tenant du « et à gauche, et à droite » et l’avocate « des patriotes ».
Le soir du premier tour, la qualification de Le Pen, cette fois sans surprise, devait normalement accélérer la clarification des positions. Les choses n’allaient pas se passer aussi aisément, sauf pour Fillon, Hamon et les grands battus des primaires : Sarkozy, Juppé et Valls qui appellent immédiatement à voter Macron comme Hollande et Cazeneuve de même que les partis, PS, PCF, PRG et EELV, tous les syndicats de salariés et de chefs d’entreprise et les grandes associations. Mais, derrière les propos et le caractère binaire de la situation, beaucoup d’arrière-pensées liées à l’avenir des formations politiques, comme aux législatives à venir, vont rendre la situation plus complexe.
Du côté des Républicains, habitués à débattre autour du « ni ni » et du « front républicain » depuis quelques années, ce n’est toujours pas le règne de l’unanimité. Certaines personnalités, tels Laurent Wauquiez ou Éric Ciotti, vont infléchir la position des grands leaders, en excluant de voter Le Pen ou de s’abstenir, et en laissant la liberté de vote entre Macron et le vote blanc. Sens commun, l’une des familles associées aux Républicains, très active durant la campagne de Fillon, récuse le vote Macron. Jean Lasalle, ex-MoDem, appelle à voter blanc comme Nathalie Arthaud. Philippe Poutou et François Asselineau comme Jacques Cheminade ne donnent aucune consigne de vote, mais excluent de voter Le Pen.
C’est surtout du côté de la France insoumise que règne un manque de clarté. 2002 n’est pas 2017. Mélenchon, meurtri semble-t-il de son élimination, s’exprime à titre personnel pour déclarer que le vote Le Pen serait une « terrible erreur » et qu’il ira voter. Comme son leader, la FI refuse de donner une consigne de vote et innove en consultant ses adhérents. Le vote en ligne de près de 250 000 adhérents voit un vote Macron minoritaire (34,8 %), une nette majorité de blancs ou nuls (36,12 %) et d’abstentions (29,1 %). La question d’un possible vote Le Pen n’est pas proposée.
Coté socialiste, si la position officielle est d’une grande clarté, elle n’est pas dénuée de considérations tactiques et stratégiques face à un futur très préoccupant pour sa survie. Entre le soutien actif de Manuel Valls, engagé dès le premier tour, celui de Martine Aubry pour qui voter Macron c’est d’abord « faire barrage » à Le Pen et les socialistes qui veulent prioritairement sauver le maximum de sièges en vue des législatives, malgré la position inflexible de Macron, il y a plus que des nuances.
Chez Les Républicains, on balance entre un souhait plus ou moins actif d’incliner vers Macron et En marche !, pour affaiblir Le Pen, de plus en plus dominante dans les territoires, et un vif désir de victoire aux législatives ouvrant une quatrième cohabitation, contradictoire avec un plébiscite pour Macron.
Dans le camp d’en face, chez Marine Le Pen, l’espoir était faible de voir des ralliements de poids lourds nationaux ou locaux venant des Républicains. La surprise pour l’opinion viendra du ralliement de Nicolas Dupont-Aignan contredisant ses déclarations antérieures, après la signature d’un accord le 29 avril qui amodie le programme frontiste, notamment à propos de l’Union européenne et d’une sortie de l’euro.
Outre ces prises de position, l’entre-deux-tours va être rythmé par de nombreuses enquêtes d’opinion. Toutes annoncent une nette défaite de Le Pen. Défaite qui sera d’autant plus lourde que, pour la première fois, un débat de second tour, le mercredi 3 mai, tourne à sa déconvenue2.L’analyse spontanée des médias, confirmée ultérieurement par les sondages, va désigner Macron net vainqueur de l’échange3. Ce dernier, en bon stratège, avait, auparavant, dressé le cadre politique et idéologique de l’affrontement en inscrivant son adversaire dans la lignée de l’extrême droite4 et en repoussant l’extrême gauche en refusant la demande de Mélenchon de renoncer à sa réforme du Code du travail par ordonnances. Pour sa part Le Pen, agressive tout au long du débat, va reprendre ses principaux axes de campagne en profilant Macron dans sa filiation Hollande, en le peignant en mondialiste, au plan économique comme sur l’immigration, en soulignant des liens avec les milieux financiers et en le décrivant bon élève de l’Allemagne et de Bruxelles. Peu crédible dans la forme, avec un recours permanent à ses fiches, comme sur le fond, notamment sur la sortie de l’euro, et toujours plus en posture syndicale que politique sur les questions économiques et sociales, la candidate va naufrager. Elle va perdre beaucoup de crédit dans le pays sous le regard des dirigeants du FN et de son électorat et peut-être hypothéquer son avenir national.
Nette victoire de Macron
À l’issue du scrutin où 65 % des personnes interrogées jugent qu’Emmanuel Macron « a mené « la meilleure campagne entre-les-deux-tours » (Ifop). Ce dernier recueille 20 743 128 suffrages, soit 43,61 % des inscrits et 66,10 % des exprimés contre 10 638 475 pour son adversaire. Au regard des pourcentages ramenés aux inscrits, le vainqueur (43,6 %), se situe à un niveau semblable à celui de Giscard en 1974, Mitterrand en 1981 et 1988, Sarkozy en 2007. C’est mieux que Pompidou en 1969, Chirac en 1995 et Hollande en 2012, mais en deçà du président de Gaulle en 1965 (39,4 %) et, dans des conditions exceptionnelles, du président Chirac en 2002 (62 %). Par rapport aux exprimés, il est le deuxième mieux élu après Chirac (tableau 21).
Tableau 21 – Le pourcentage du vainqueur (1)

Source : ministère de l’Intérieur.
Après une âpre compétition quadripolaire relativement ouverte au premier tour, l’offre du second tour va une nouvelle fois frustrer les électeurs de Fillon et décevoir ceux de Mélenchon (39,6 %), beaucoup croyant possible le passage au tour décisif. Rien d’étonnant que, face à une issue connue d’avance et lorsque près de huit électeurs sur dix disent « s’être affranchis des consignes de vote » (BVA), le taux d’abstention soit, pour la première fois de l’histoire présidentielle, à la hausse par rapport au premier tour, + 3,2 points. Il est aussi avec 25,4 % le plus élevé depuis 1969 (31,1 %). L’abstention comme le record des blancs et nuls (8,6 % sur les inscrits, 11,5 % sur les votants), toutes compétitions confondues, s’expliquent par le refus des électeurs des candidats non qualifiés de voter pour des finalistes « qu’ils rejettent », dont ils disent « ne pas partager leurs idées » (Ipsos) et qui ne « défendent ou ne représentent pas mes idées » (Ifop). 2017 se singularise une nouvelle fois par rapport aux scrutins bipolaires gauche/droite où, peu ou prou, les électorats d’un même camp se rassemblaient au second tour.
L’analyse des mouvements d’un tour à l’autre est l’une des questions les plus complexes pour le sondeur comme pour l’analyste électoral. Afin de mieux comprendre, observons que le 23 avril on décompte une abstention de 10 578 455 d’inscrits et le 7 mai de 12 101 366, soit un solde net de + 1 522 911. Cette évaporation de la participation est nettement inférieure aux enseignements des instituts de sondage lorsque l’on applique leurs coefficients de « transferts » d’abstention. Ainsi selon Ipsos Sopra Stera qui, pour sa part, distingue les blancs-nuls de l’abstention, on obtiendrait un supplément de refus de vote de l’ordre de 3,5 à 4 millions5. Outre les marges d’erreurs inhérentes à l’exercice, on peut supposer, comme lors de chaque scrutin à deux tours, que l’on a connu un turnover important. D’autres études, fondées sur une analyse statistique, montreront qui abstent au premier tour s’est déplacé au second, très probablement pas dans un rapport 50/50. Cette remarque méthodologique formulée, on peut considérer ici que l’essentiel tient moins dans la précision des choses que dans leur ordre de grandeur. Ainsi selon Ipsos Sopra Stera pour le Cevipof et Le Monde qui distingue les blancs et nuls de l’abstention, sur cent électeurs de Fillon au premier tour, quarante-huit ont voté Macron, vingt Le Pen, quinze blancs et nuls et dix-sept n’ont pas voté. Sur cent électeurs de Mélenchon, on compte respectivement cinquante-deux pour Macron puis sept pour Le Pen, dix-sept blancs et nuls et vingt-sept n’ont pas voté. Pour l’Ifop, l’électorat Fillon s’est reporté à raison de 51 % pour Macron, 23 % pour Le Pen, le reste dans l’abstention, blanc/nul. Celui de Mélenchon vote à 54 % pour Macron, à 14 % pour Le Pen quand 32 % s’abstiennent ou votent blanc/nul. Observons que Le Pen ne rassemble pas au second tour la totalité de son capital de premier tour, seulement 91 %. Peut-être l’effet négatif du débat. Au total environ un électeur sur deux de Fillon vote Macron au second et environ un sur cinq pour Le Pen.
Tableau 22 – Le vote Macron le 7 mai – selon l’intensité du score
au niveau communal(1)

(1) Communes où Emmanuel Macron réalise plus de 50 % des suffrages exprimés (66,0 % des suffrages exprimés en métropole).
Tableau 23 – Le vote Le Pen le 7 mai – selon l’intensité du score
au niveau communal(1)

(1) Communes où Marine Le Pen réalise plus de 50 % des suffrages exprimés (33,8 % des suffrages exprimés en métropole).
L’approche géographique va confirmer, en les amplifiant, les lignes de force du premier tour. Macron l’emporte dans les vingt-deux régions et dans quatre-vingt-quatorze des quatre-vingt-seize départements. Sa domination sur son adversaire est nette en Île-de-France : 78,7 %, en Bretagne : 75,4 %, dans les Pays de la Loire : 72,4 % et en Limousin : 70,1 %. Elle est moins ample en Picardie : 51,9 %, en Corse : 51,48 %, dans le Nord-Pas-de-Calais : 53,4 %. Une comparaison avec 2002 montre que Jean-Marie Le Pen n’atteignait jamais le seuil des 30 %, seulement 27,7 % en Paca, et parvenait à dépasser 20 % que dans treize régions. En 2017, sa fille connaît son plus bas score en Île-de-France : 21,3 % et en Bretagne : 24,6 % tandis qu’elle tangente la majorité en Picardie : 48,1 % et en Champagne- Ardenne : 48,5 %. Au niveau départemental, le Pas-de-Calais et l’Aisne se singularisent en offrant une majorité de suffrages à Le Pen, respectivement 52,1 % et 52,9 %, tandis qu’en Haute-Marne, en Corse-du-Sud, dans les Ardennes, le Var, la Meuse et la Haute-Saône elle dépasse les 48 %. Une étude de second tour selon la taille des communes montre une domination générale et graduelle de Macron selon les strates de population : de 57 % dans les communes de moins de 1 000 habitants à 79,5 % dans celles de plus de 100 000. On rappellera à ceux qui se réfèrent quasi exclusivement aux grandes villes qu’un tiers de nos compatriotes réside dans des communes de moins de 3 500 habitants, c’est-à-dire plus que ceux des villes de plus de 30 000 habitants qui n’en totalisent que 31,1 %. Une autre lecture, cette fois par commune au niveau des régions et des départements, illustre que Macron est majoritaire absolu dans 25 799 (73,1 %) des 35 281 communes françaises. Ce mode d’observation confirme la surreprésentation du vote Le Pen dans les petites communes qui, précisons le, sont les plus nombreuses. Il illustre aussi la diversité des territoires quand dans sept régions Macron est majoritaire dans plus de 90 % des communes pour atteindre 99,7 % en Bretagne et même 100 % dans trois départements de la région (Finistère, Côte d’Armor, Ille-et-Vilaine) comme dans toutes les communes de Corrèze. À l’inverse, Le Pen est majoritaire absolue et domine largement Macron au niveau des communes dans les trois régions du grand Nord-Est, Picardie : 69,5 %, Nord-Pas-de-Calais : 56,4 %, Champagne-Ardenne : 58,6 %.
Tableau 24 – Le vote Macron et Le Pen selon la taille des communes

L’approche sociologique selon les instituts de sondage montre qu’après le passage de onze à deux candidats chaque finaliste élargit, plus ou moins fortement, son assise électorale dans toutes les catégories d’analyses. Le vainqueur est partout le premier à deux notables exceptions près, chez les ouvriers où il obtient néanmoins 40 % contre 15 % au premier tour et chez les chômeurs : 49 %. Le vote en sa faveur est un peu plus féminin que masculin : 67/64 %, plus âgé que jeune : 76 % chez les plus de 65 ans, 67 % chez les 18-24 ans, mais 58 % chez les 50-64 ans. D’un point de vue social, comme au premier tour, on retrouve un fort clivage entre les catégories supérieures (CSP +) : 77 % et les CSP – : 48 %, mais, à mes yeux, il est difficile d’y lire un « vote de classe » entre deux France antagonistes tant le président est majoritaire chez les actifs comme dans le salariat : 62 %, comme chez les retraités : 74 %, catégorie minoritairement issue « des cadres et professions intellectuelles supérieures. L’orientation électorale selon le niveau d’éducation comme selon l’appartenance subjective de classe mérite d’autant plus de considération que le duel opposait deux personnalités idéologiquement et politiquement très typées. Le niveau d’éducation qui renvoie plus ou moins à un statut social, mais pas mécaniquement à un niveau de revenu ou de patrimoine, permet une lecture enrichissante. Elle restitue l’autonomie de la dimension intellectuelle dans le comportement électoral. En ce sens, cela confirme ce que l’on sait, depuis deux ou trois décennies, à savoir que plus on fait d’études supérieures, plus forte est la propension à récuser le vote Le Pen. À part les « catégories aisées », autour de 2 à 5 % du corps électoral, si l’on élargit le critère des ménages payant l’ISF6 et qui votent à 83 % Macron, les « classes moyennes supérieures », plus nombreuses, votent comme la France : 68 %. Ensuite le vote Macron décline : 61 % pour les « classes moyennes inférieures », 57 % pour les catégories « modestes » pour atteindre 55 % parmi les catégories « pauvres » (Ifop).
Tableau 25 – Les pourcentages de Marine Le Pen le 7 mai
par départements(1)

(2) Trois de 10 à 20 %, Paris : 10,3 ; Hauts-de-Seine : 14,4 ; Val-de-Marne : 19,7 %.
(3) Cinq de 20 à 25 %, Seine-Saint-Denis : 21,2 ; Ille-et-Vilaine : 22,3 ; Finistère : 22,7 ; Loire-Atlantique : 22,8 ; Yvelines : 22,8.
(4) 15 départements dont 7 à plus de 47,5 % : Haute-Corse : 47,7 ; Haute-Saône : 48,3 ; Meuse : 48,4 ; Var : 49,1 ; Ardennes : 49,3 ; Corse-du-Sud : 49,4 ; Haute-Marne : 49,5.
(5) Pas-de-Calais : 52,1 ; Aisne : 52,9.
La comparaison, selon les variables traditionnelles des instituts de sondage, entre le vote Le Pen du premier et du deuxième tour montre dans l’ensemble une avancée homothétique autour de + 13 points. On pointera néanmoins une progression de Le Pen plus forte chez les 34-49 ans (+ 16), les PCS – (+ 18 dont + 21 chez les ouvriers), chez les « chefs d’entreprise (+ 19) et les salariés d’entreprises publiques (+ 17) et, fait à souligner, + 31 chez les « agents de la fonction publique »7. Le caractère accentué du vote Front national parmi les couches populaires, illustré plus haut, se vérifie encore parmi les personnes qui n’ont « pas de diplôme ou le CEP » (+ 18).
Réflexions : 2017 une année uchronienne
À l’issue de cette plongée dans le dixième scrutin présidentiel de la Ve République, on recense une somme d’observations qui, par leur ampleur ou leur fréquence, font de 2017 une consultation unique. Certes, depuis les années 90, on a pu rencontrer, au fil du temps, une succession de performances, de contreperformances, d’étrangetés, des records en tout genre, des surprises majeures, des candidatures atypiques bousculant l’ordre des choses. Cette fois cependant, tout se passe dans une temporalité courte.
En moins d’un an, on découvre un nouveau candidat mu en président, une attente classique d’alternance au bénéfice de la droite qui se transforme en bouleversement du système politique, un parti au pouvoir – c’est la différence avec 1969 – qui tombe à 6 %, un ex-favori éliminé au premier tour, une gauche radicale, la FI, qui rompt quatre décennies de suprématie socialiste, une extrême droite désormais majoritaire au sein des droites au premier tour dans beaucoup de régions et qui recueille un tiers des suffrages au premier tour, une carte électorale qui obéit à des continuités bipolaires mais qui, au sein des grands blocs politiques, voit des rééquilibrages brutaux. Enfin, l’émergence d’un nouveau parti En marche ! sorti du néant qui tend à l’hégémonie.
Aucun homme politique, politologue, essayiste, observateur ou réseau social n’avait prévu l’ouragan hors des considérations générales partagées sur la crise du politique. Beaucoup vont perdre leurs repères. On dénonce, par exemple, le maléfisme du « vote utile », pourtant consubstantiel au jeu démocratique, et habituel système de défense au soir des déconvenues électorales, ainsi le PCF en 1981 par rapport à Mitterrand et Mélenchon en 2012 par rapport à Hollande, comme aujourd’hui chez certains socialistes. On devrait pourtant savoir où a conduit des votes non-utiles lors d’un « 21 avril 2002 ». On évoquera un « complot d’État » dont Fillon fut victime, un « complot médiatique » dont Macron, peut-être bénéficiaire, serait l’organisateur. Plus globalement, on va convoquer « la-chance-de-monsieur-Macron » qui, sans doute par magie, jamais par talent, lui aurait permis d’éviter tous les obstacles, de profiter de toutes les occurrences politiques ou autres. On cite alors, comme « divine surprise », son maintien au gouvernement malgré des incartades réitérées qui ont valu à d’autres leur exclusion, l’élimination de Juppé, la non-candidature de Hollande, puis celle de Bayrou, la victoire d’un « frondeur » à l’issue de la primaire citoyenne, le maintien de Fillon contre vents et marées, la domination à la mi-mars de Mélenchon sur la gauche, et enfin la polarisation d’un jeu d’associés-ennemis, Macron-Le Pen, pour mieux marginaliser leurs concurrents.
Si tout ceci n’est pas totalement indigent, beaucoup relève d’une rationalisation et d’un déterminisme univoque. Aussi, peut-être est-il utile de rappeler, par respect des faits et de la chronologie, que dans un univers très codifié, très conformiste « il sait ce qu’il me doit » avait dit le président le 14 juillet 2016, que le néophyte a su faire preuve d’audace – d’ingratitude diront certains – en affrontant Hollande. Mais aussi a-t-il fait preuve d’un talent de stratège en annonçant sa candidature avant l’échéance fixée par l’Elysée pour le président, en défiant le PS en récusant sa participation à la primaire citoyenne, en toisant la droite avant son rendez-vous démocratique interne, montrant, par là même, que lui Macron n’attendait pas, pour se déterminer, le sort des urnes chez ses adversaires. On ajoutera qu’il fit preuve de beaucoup de force en affrontant d’emblée Marine Le Pen, au zénith dans les sondages, comme ennemie de notre civilisation. On rappellera encore la manifestation d’une ferme éthique de conviction en s’avançant dans le débat en « pro-européen » dans un pays où sur cette question la pusillanimité passe pour une habileté8.
On le sait, c’est lui qui a empêché Hollande d’être candidat, comme plus tard par un rapport de force Bayrou de l’être. C’est encore lui qui a maintenu une ligne de distinction avec « le système politique » en place, sans jamais nier que le système global, le vrai, allait bien au-delà du champ politique. Après un ordre politique bousculé qui, contrairement à 1958, n’engendre pas une rupture, certains paraissent se réfugier malgré la force du résultat – un président bien élu selon les inscrits et les exprimés, avec un taux normal de participation au premier tour – dans un univers hyper-uchronique.
2017 restera l’année uchronienne par excellence. À l’évidence plus qu’en 1965, avec « et si de Gaulle ne s’était pas présenté », plus qu’en 1974 « et si Pompidou avait pu achever son mandat en 1976 » ou qu’en 1988 « et si Mitterrand n’avait pas été candidat », pour ne pas trop parler de 2002 « et si un tel n’avait pas été candidat à gauche », « et si Pasqua l’avait été », « et si… ». En 2012 « et si la campagne avait duré une semaine de plus », aux dires des amis de Nicolas Sarkozy. En 2017, l’espace ouvert à l’uchronie est sans limite. Quid si Hollande avait été candidat face à Macron ou sans ce dernier, si le Canard enchaîné…, si Fillon s’était effacé devant Juppé, si Hamon s’était retiré au profit de Mélenchon, s’il n’y avait pas eu de débat télévisé avant le premier tour, comme jusqu’à présent, et que Mélenchon réalise un score de l’ordre de 15 à 16 %, et si Mélenchon avait, in fine, affronté Le Pen au second tour et que par hypothèse il l’emporte avec 52 %, quel président eût-il été en regard de ce qu’il déclare aujourd’hui ?
L’uchronie, indiscipline intellectuelle, est stimulante pour l’esprit, parfois à valeur heuristique, à condition de ne pas en abuser politiquement. Ce fut, faut-il le rappeler, le jeu de société sans doute le plus pratiqué en France au premier semestre 2017. Il s’est mué ensuite, ici et là, en procès en illégitimité. Le temps effacera les ressentiments, les remords et les regrets tout azimut par un retour au réel et par la force du vote dans une société démocratique. Emmanuel Macron est bien le huitième président de la République. « Social libéral » pour les uns, « centriste libéral » pour d’autres, « libéral » pour la gauche traditionnelle, il est à nos yeux un président « inclassable » sui generis, dont l’identité se précisera dans la confrontation au réel. Au demeurant, qui peut sérieusement penser, sauf à détourner le sens des mots, que l’on peut être en France, en 2017, un authentique libéral dans l’ordre économique et social ?
Il y a certainement une part non rationnelle dans l’explication du succès d’Emmanuel Macron, mais un espace de contingence ne saurait se ramener à une occurrence politico-judiciaire. Seule l’Histoire aidera à élucider l’intrication des causes. Cependant, la part de la nécessité me paraît majeure. D’abord à travers un profond désir de renouvellement d’un système jugé très majoritairement épuisé – je n’évoque pas la Constitution de la Ve République – qui a survécu et survivra à ses contempteurs. Ensuite, par la poursuite d’un puissant refus de victoire de Marine Le Pen. Enfin, peut-être, la conjonction d’un talent personnel et d’un moment, durable ou éphémère, de la société française. Ces trois dimensions m’apparaissent les clefs de la victoire du nouveau président. Elles constituent aussi autant de défis à surmonter.
Annexe 1
Annexe 2
Résultats du vote Macron au second tour de la présidentielle 2017(1)
par région(2)

(2) Les 22 régions par ordre alphabétique, résultats et rang de classement.
Annexe 3
Le vote au second tour de l’élection présidentielle selon le vote
au référendum sur l’Europe du 29 mai 2005

Annexe 4
L’abstention et les blancs et nuls à l’élection présidentielle – 1965-2017(1)

(2) Blancs et nuls sur les inscrits.
(3) Sur les votants au second tour.
(4) Duel de second tour, 1969 : Pompidou-Poher, 2012 : Chirac-Le Pen, 2017 : Macron-Le Pen.
(5) En 2017, le ministère de l’Intérieur distingue les blancs et nuls. Au premier tour respectivement : 1,39 et 0,61 ; au second tour : 8,52 et 3,0 sur les votants.
Gérard Le Gall
Politologue
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- Sondage Kantar Sofres pour Le Monde, opus cit. ↩
- Échange organisé par TF1, France 2 et BFM suivi, selon Médiamétrie, par 16,5 % de téléspectateurs. Preuve supplémentaire d’une mauvaise image de la politique, c’est historiquement la plus mauvaise audience. Rappelons les records de 1974 : 25 millions de téléspectateurs, 1981 et 1988 : 30 millions, 2007 avec Sarkozy et Royal : 20 millions et en 2012 entre Sarkozy et Hollande : 17,8 millions. ↩
- Selon Elabe dans un sondage pour BFMTV, Emmanuel Macron a été jugé le plus convaincant par 63 % des Français. ↩
- Emmanuel Macron visite symboliquement, quelques jours avant le débat, Oradour-sur-Glane, le 28 avril, et se rend au Mémorial de la Shoah à Paris le 30 avril. ↩
- 17 % de l’électorat Fillon déclarent s’être abstenus, 24 % de celui de Mélenchon, 17 % de celui d’Hamon + la part des autres petits candidats. ↩
- En 2015, 342 942 contribuables payaient l’ISF. ↩
- Luc Rouban, « Les fonctionnaires face à l’élection présidentielle 2017 », Cevipof, vague 11, février 2017. ↩
- Emmanuel Macron développe le 10 janvier à Berlin, dans la prestigieuse université d’Humboldt, une conception ambitieuse de l’Europe. ↩