Ordrupgaard, dix kilomètres au nord de Copenhague, 14 septembre 1918 ; Alexandre-Robert Conty, ambassadeur de France au Danemark inaugure, au milieu d’invités éblouis, la collection de tableaux impressionnistes réunis en deux ans, de 1914 à 1916, par Wilhelm Hansen (1868-1936), amateur fortuné, passionné par le formidable bouleversement artistique qui, en trente ans, a renouvelé l’art pictural en France et en Europe.
Nous sommes à deux mois de la fin de la « grande guerre » ; le carnage et l’horreur quotidienne vécus depuis quatre ans ont exacerbé l’aspiration à la fin des hostilités en même temps que la soif de quiétude et de beauté ; les visiteurs et les journalistes présents tombent sous le charme de la somptueuse villa que vient de réaliser l’architecte Gotfred Tvede au sein d’une ancienne réserve de chasse royale. Ce qu’ils découvrent à l’intérieur est exceptionnel : neuf Monet, autant de Manet, cinq Cézanne, une douzaine de Gauguin, des Renoir, Delacroix et Matisse et des dizaines d’autres tableaux illustrant la peinture française de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle. Parmi les grands maîtres, seul Georges Seurat n’est pas représenté. L’ensemble constitue probablement, à l’époque, la collection privée la plus riche réunie sur ce thème hors de France même si l’on sait que les américains seront rapidement très actifs sur le créneau.
L’art est parfois affaire de circonstances improbables. Qui savait en dehors de quelques spécialistes que Camille Pissaro était de nationalité danoise de par sa naissance sur l’île de Saint Thomas, alors possession du Danemark, que l’épouse légitime de Gauguin, Mette-Sophie Gad, à qui Hansen achètera un tableau du maître, l’était également et qu’au moins un danois, Mogëns Ballin, faisait partie de l’école de Pont Aven. Qui aurait pu imaginer qu’un assureur de Copenhague, sans fortune mais avisé en affaires, contemporain des impressionnistes français, se passionnerait pour leurs recherches au point de braver d’importants revers financiers pour acquérir, conserver et parfois racheter ceux de leurs tableaux qui se
présentaient à lui. Ainsi s’est pourtant constitué le fonds de Wilhem Hansen, aidé de son épouse Henny. Car la collection visible actuellement à Paris n’est pas exactement celle qu’a pu admirer en 1918 l’ambassadeur Conty. En 1922, la faillite de la plus grande banque danoise affecte sérieusement les avoirs de Hansen et le contraint à se séparer de pièces majeures. Le portrait du Père Tanguy de Van Gogh (on en connaît trois à ce jour) reste à Copenhague mais migre pour la Ny Carlsberg Glyptotek tandis que quitteront Ordrupgaard, parmi d’autres, « Portrait de monsieur Brun » de Manet, une « Meule de foin » de Monet, partis pour le Japon, et qu’un Gauguin (La sieste) traverse l’atlantique pour le Metropolitan Museum of art de New-York où il se trouve toujours. Mais l’homme est opiniâtre ; sitôt ses finances rétablies il repart en chasse et reconstitue sa collection avec une quarantaine de pièces de qualité équivalente.
Disposer des ressources financières est sans doute une condition nécessaire mais pas toujours suffisante pour constituer un ensemble pertinent qui nécessite des choix judicieux et cohérents au regard des évolutions des artistes et des courants qui traversent la période. L’une des qualités de Wilhem Hansen sera de savoir prendre conseil et de trouver à quelles sources s’approvisionner. Les circonstances, tragiques, lui faciliteront certes la tâche, la première guerre mondiale provoquant un affaissement des cours de ce qu’il est convenu d’appeler « la grande peinture ». Ses nombreux voyages d’affaires à Paris lui permettront par ailleurs de fréquenter assidûment le Salon et les galeries mais aussi de profiter d’opportunités exceptionnelles et de ventes d’atelier telles les cinq vacations Degas qui aboutiront à la dispersion des œuvres du peintre et de ses collections personnelles.
Essentiels seront cependant les liens d’amitié qu’il saura nouer avec des collectionneurs experts comme le « vieux » Théodore Duret (il est né en 1838), défenseur acharné des impressionnistes et auprès de qui il amassera conseils judicieux et quelques tableaux ; c’est en effet par son intermédiaire qu’il fera, entre autres, l’acquisition de cette célèbre « Corbeille de poires » (salle3), peinte par Manet en 1882, un an avant sa mort, et qu’Hansen se plaisait, paraît-il, à montrer à ses invités à l’heure du dessert ; il est vrai que sa composition d’une simplicité efficace, jointe à un chromatisme alliant des verts rafraichissants, semble la prédestiner à cet usage. Le dentiste Georges Viau, mécène, découvreur de talents et grand collectionneur de tableaux pré-impressionnistes et impressionnistes, lui vendra « Marine, Le Havre » de Monet, le « Portrait de Mme Hubbard » de Berthe Morizot et « Le Moulin à vent » de Corot. La présence de cette huile sur toile de la maturité de l’artiste, peinte vers 1835-184O, postérieurement à son second séjour italien, en fait un jalon essentiel vers le paysage impressionniste. Alphonse Kann, esthète et ami d’enfance de Marcel Proust qui fut si ce n’est le plus grand collectionneur de l’époque, du moins le plus éclectique, lui cèdera deux œuvres majeures : le magnifique « Fleurs et fruits » de Matisse, unique tableau de l’exposition qu’il est interdit de photographier et « Les Baigneuses » de Cézanne, seule œuvre de l’artiste dont Hansen ne se sépara jamais en dépit de ses difficultés financières de 1922. Il est vrai que le tableau, probablement peint vers 1895, certes composé dans un format restreint mais à la manière d’une fresque murale ou d’une frise antique, avec des assemblages de personnages formant des figures géométriques sur un fond de bleus et de verts évoquant l’aquarelle, a de quoi fasciner.
De même se doit-on de mentionner les relations qu’il nouât avec les marchands incontournables de l’époque tels Paul Durand-Ruel ou Ambroise Vollard. Certains d’entre eux lui vendront des œuvres marquantes : « Le pont de Waterloo, temps couvert » 1903, de Monet fut acheté chez Bernheim Jeune ; le lieu, peint une quarantaine de fois par l’artiste, beaucoup plus, contrairement aux idées reçues que la cathédrale de Rouen, est une parfaite illustration de la pratique des séries utilisée par l’hôte de Giverny. Paul Rosenberg, pour sa part, lui cèdera un paysage de Sisley et un pastel de Degas.
Mais tant d’autres se doivent d’être mis à l’honneur : citons, de façon subjective et sans souci d’exhaustivité, les Pissaro, avec le « Au bord du ruisseau de Saint Antoine» de 1876, construit sur une étonnante juxtaposition de plans ou « Effet de neige à Eragny, soir » de 1894, d’une lumière presque crépusculaire, inhabituelle pour une scène hivernale. La salle 7 recèle un étonnant Courbet intitulé « Le change, épisode de chasse au chevreuil, Franche-Comté, 1866 » ainsi qu’un Jules Dupré et un Karl Daubigny (La péniche sur l’Oise, 1868) d’une facture plaisante. La fin du parcours révèle de véritables coups de cœur tel le sublime « Une femme dans l’herbe » de Renoir, portrait exécuté vers 1868 de Lise Tréhot, modèle et amie intime du peintre, ou, dans la dernière salle, l’étonnant Gauguin curieusement intitulé « Les arbres bleus, Vous y passerez la belle » exécuté en 1888 lors du séjour de l’artiste à Arles en compagnie de Vincent Van Gogh.
Le musée Jacquemart-André, lui-même né d’une belle aventure menée par deux collectionneurs privés, ne pouvait pas ne pas rendre hommage à la constance et au goût du couple danois. C’est donc au sein de ce havre de paix et de raffinement situé au cœur du 8ème arrondissement de Paris, dont le cadre et les collections permanentes valent en eux-mêmes le détour, que se cache jusqu’au 22 janvier 2018 « Le Jardin secret des Hansen ». Il faut absolument aller le visiter.
Alain Meininger