Depuis la première édition en 1965, les élections présidentielles ont réservé maintes surprises dans leur déroulement comme dans leur issue. À l’évidence, la version 2017 restera, pour une génération au moins, gravée dans la mémoire collective. De quelque angle qu’on l’examine elle apparaît très singulière parfois aux confins du réel. Apparemment une seule obéissance à la norme, l’élection survient aux termes d’un quinquennat !
Par ailleurs que de choses inédites. Un président sortant, sans empêchement de santé ou d’ordre judiciaire, qui ne se représente pas. Une apparente consécration du principe des primaires – trois formations politiques s’y conforment mais un vainqueur s’arrête en chemin, deux autres appartenant aux deux grands partis ne parviennent pas à se qualifier au second tour, quand le vainqueur du scrutin voit dans ces primaires une parodie de démocratie.
Autre novation qui bouscule un acquis de notre culture politique, parfois à l’image des États-Unis, l’affirmation fracassante et, in fine, du triomphe d’un néophyte de 38 ans jamais candidat, dès lors jamais élu.
Enfin, une situation sans précédent dans l’histoire française contemporaine, un tour décisif entre un parti quadragénaire, le Front national, et le leader d’une nouvelle formation « En marche ! » qui, d’un coup, relègue les deux forces qui structurent le champ politique depuis l’aube de la Ve République.
L’étrangeté du scrutin se prolonge quand à peine le verdict connu, sourde, ici et là, dans les sphères politiques, intellectuelles, médiatiques et syndicales un parfum de procès en illégitimité à l’adresse du vainqueur. On l’invitera plus tard à une modestie réformatrice le temps d’une alternance de troisième type.
Toute élection s’inscrit dans un environnement idéologique, politique, économico-social particulier qui prédispose le citoyen à s’intéresser au débat ou à l’éviter, à s’abstenir ou à voter. Dans le même temps, les événements et les thèmes de campagne (tableau 1) vont solliciter sa vision du monde et des choses, confirmer ou réorienter ses choix politiques. Alors s’impose un rappel furtif de l’état de l’opinion et de la situation politique durant ce long temps de latence et de structuration que constitue une pré-campagne électorale. Pour la partie idéologique, on puisera dans l’enquête annuelle : « Les fractures françaises 2016 »1.
La dimension idéologique
Si les Français accordent une grande confiance aux PME, à la police, à l’école, aux maires… en revanche, ils sont plus critiques par rapport à la justice, aux grandes entreprises et aux banques. Sans surprise, c’est l’univers politique dans son ensemble, médias et syndicats compris, qui recueille les plus faibles soutiens, jusqu’à 8 % pour les partis politiques.
Le sentiment d’un déclin de la France devient un thème politique qui taraude depuis plusieurs décennies post-gaullistes nos compatriotes. Ces derniers, malgré nombre de démystifications éditoriales, penchent massivement vers les « déclinistes » : 86 % répondent que la « France est en déclin », + 7 % en un an, sans toutefois injurier l’avenir, quand 62 % le jugent « réversible » contre 24 % : « irréversible ». Parallèlement, une demande d’autorité demeure très forte, depuis trois décennies, au sein de la société française. Elle atteint des sommets quand 88 % répondent : « le pays a besoin d’un vrai chef pour remettre de l’ordre », quand 87 % s’indignent que « l’autorité est trop souvent critiquée ». Cohérence idéologique, sans doute un signe de post-libéralisme culturel observé depuis quelques années, près d’un Français sur deux incline vers un « rétablissement de la peine de mort ».
Enquête après enquête, l’opinion publique manifeste de fortes préoccupations sociétales autour d’interrogations sur le devenir de la civilisation européenne. Ainsi, quand elle juge que le racisme est un phénomène « assez répandu en France » et que face à l’immigration « on peut trouver de la main d’œuvre sans y recourir » (74 %). De même quand, de manière récurrente, les Français estiment qu’il y a « trop d’étrangers » en France (65 %). Plus préoccupant, dans un contexte marqué par un risque permanent d’attentats, 41 % des personnes interrogées déclarent, contrairement à leurs attitudes face aux religions chrétienne ou juive, l’islam « incompatible » avec les valeurs de la France. Ce climat de défiance n’est pas exclusivement dirigé vers telle ou telle part de la population. Il semblerait que dans nos sociétés de plus en plus marquées depuis la fin des années 60 par l’individualisme une attitude globale vis-à-vis de quiconque : « on n’est jamais assez prudent » (80 %).
Tableau 1 – Motivations de vote au premier tour de l’élection présidentielle (en %) (1)
Préoccupations internes à notre pays, mais aussi face à l’extérieur. La mondialisation est majoritairement perçue comme « une menace » (58 %). Aussi, il convient de « se protéger » plutôt que de « s’ouvrir » (43 %). L’attitude par rapport à l’Europe emprunte avec ambivalence aux remarques précédentes. L’impératif paraît bien être de « renforcer les pouvoirs de notre pays, même si cela conduit à limiter ceux de l’Europe » (74 %), mais dans une limite, conserver « la monnaie unique » (73 %). Au total, pour une majorité relative (48 %) l’appartenance à l’Union européenne est « une bonne chose » contre 36 % qui la jugent « mauvaise ».
L’étude annuelle du Cevipof « En quoi les Français ont-il confiance aujourd’hui ? » de janvier 20172 va tendanciellement confirmer les orientations de l’opinion évoquées ci-dessus et élargir le champ des interrogations. En cette fin d’année 2016, trois mots, lourds de signification, paraissent caractériser l’état d’esprit des Français : la méfiance (31 %), la lassitude (29 %) la morosité (25 %)3.
Cet état d’âme de la France naît, sans doute, d’une appréciation négative de la situation économique qu’ils jugent « dégradée » (60 %), avec un avenir sombre pour les jeunes. De plus les Français estiment que « la plupart des responsables politiques ne se soucient que des riches et des puissants » (77 %). L’opinion parfois incline vers le libéralisme économique, 63 % souhaitent que l’État fasse « confiance aux entreprises » et leur donnent plus de liberté ». La vision de la politique, une fois encore, apparaît très négative quand « les responsables ne se préoccupent pas de ce que pensent les gens comme nous » (89 %) ou « quand la démocratie ne fonctionne pas très bien » (70 %). Pour un nombre croissant, les trois quarts des personnes interrogées confirment que « la notion de gauche et de droite ne veulent plus dire grand chose ».
Au regard de la solidarité, une minorité, 30 % adhérent au principe, mais 70 % observent qu’on évolue « vers trop d’assistanat ». Dans le même sens, 57 % partagent l’idée que « les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment ». Toutefois, pour établir une justice sociale, une majorité répond « qu’il faudrait prendre aux riches pour donner aux pauvres ».
Pour atténuer la pente dominante, sévère et pessimiste de ces deux grandes enquêtes annuelles, on soulignera que 75 % des citoyens affirment être « fiers d’être Français », que la démocratie « c’est mieux que n’importe quelle autre forme de gouvernement » (85 %) et que pour 79 % une aspiration au compromis, voire à l’union nationale, se fait jour : « il faudrait que les responsables politiques du camp opposé parviennent à s’entendre pour trouver des solutions aux problèmes du pays ».
La dimension politique d’une longue pré-campagne
S’il est un trait propre de notre culture politique nationale, c’est qu’au lendemain de chaque scrutin présidentiel, on questionne le suivant. Le vainqueur, et plus encore le vaincu, souhaite-t-il ou pourra-t-il se représenter ? Plus que par le passé le thème a surplombé le dernier quinquennat : une pièce aux multiples rebonds autour du retour de Nicolas Sarkozy, d’une possible candidature d’un François Hollande confronté à une impopularité proche du rejet et à un jugement sévère sur son bilan. Double interrogation rendue plus aiguë à l’aune des élections intermédiaires et des sondages par la probable présence de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle4. Paradoxalement cette équation est loin d’apaiser les velléités de candidatures. Latente depuis l’automne 2012, la question de l’offre devient centrale à l’approche de l’échéance. Tout le monde pressent que c’est la clef du scrutin avec comme horizon un « 21 avril ».
Début 2016, un constat s’impose, à droite comme à gauche, d’une absence de candidat naturel. Elle rend la situation plus aléatoire qu’à la veille de tous les précédents scrutins présidentiels. De surcroît la multiplication des sondages, dont la lecture ne peut être univoque, exacerbe plus qu’elle n’inhibe les ambitions.
L’idée d’organiser des primaires salvatrices chemine. Elles seules pourraient conjurer le risque majeur.
À droite Sarkozy, président de l’UMP depuis le 29 novembre 2014, puis des Républicains, paraît renâcler. Il s’y résoudra en avril 2015 par « la primaire ouverte de la droite et du centre »5.
Au PS, une primaire, bien que statutaire, ne sera officialisée que le 18 juin 2016. Après beaucoup d’hésitations autour du principe, de son application pour un président sortant, du calendrier, l’Elysée et le PS parviennent à s’accorder, le président prendra sa décision début décembre. Certains y voyaient un processus « taillé pour le président » ! Des personnalités continuaient parallèlement à se mobiliser pour « une primaire de toutes les gauches ». La proposition va se heurter au leader de la France insoumise (FI), Jean-Luc Mélenchon, et à sa stratégie d’autonomie. Malgré une invitation du premier secrétaire du Parti socialiste, Jean-Christophe Cambadelis, à Emmanuel Macron d’y participer, ce dernier la décline pour rendre plus visible sa détermination de rompre avec l’ordre partidaire en place depuis plusieurs décennies. Il annonce sa candidature le 16 novembre 2016 à Bobigny. Le président, faisant face depuis des mois à de nombreuses manœuvres de dissuasion, unanimement critiqué pour des propos livrés avant et tout au long du quinquennat révélés dans le livre « Un président ne devrait pas dire ça » de deux journalistes du Monde6, lâché de toutes parts, François Hollande renonce à se représenter le 1er décembre, lors d’une intervention télévisée.
In fine, trois primaires verront le jour en vue de rationnaliser un jeu politique de plus en plus complexe. La première d’Europe Écologie-Les Verts, organisée les 17 octobre et 16 novembre 2016, voit la victoire au second tour du député européen Yannick Jadot avec 54,3 % des 13 348 suffrages exprimés, face à Michèle Rivasi, après l’élimination de Cécile Duflot au premier tour7.
La seconde, de la droite et du centre, les 20 et 27 novembre 2016, mobilise 4 404 812 votants. Elle enregistre la nette victoire de François Fillon, avec 66,5 %, sur Alain Juppé longtemps favori entre 2014 et 2016, l’ex-président Sarkozy ayant été éliminé dès le premier tour8. Enfin, la dernière, la « primaire citoyenne » dite de la « Belle alliance populaire », qui se déroule les 22 et 29 janvier 2017, mobilise 2 066 628 votants. Elle consacre Benoît Hamon (58,7 %), victorieux de son duel de second tour face à Manuel Valls, l’ancien Premier ministre, Arnault Montebourg ayant été éliminé au premier tour (tableau 2).
Tableau 2 – La primaire citoyenne
À l’issue d’une très longue pré-campagne, pratiquement toute l’année 2016, ponctuée de surprises et de rebondissements, de débats télévisés, d’une hyper mobilisation des chaînes d’information et des réseaux sociaux comme d’une pléthorique production de sondages, chacun des huit instituts publie son baromètre. On connaît désormais le nom des principaux candidats. Citons les par ordre chronologique d’annonce : Marine Le Pen, le 8 février, Jean-Luc Mélenchon, le 109, Nicolas Dupont-Aignan, le 15 mars, tous trois au journal télévisé de 20 h de TF1. Pour Emmanuel Macron, c’est le matin du 16 novembre, dans un centre de formation de Bobigny et pour François Fillon et Benoît Hamon, les 27 novembre et 29 janvier au soir de leurs primaires victorieuses. Le 18 mars 2017, le Conseil constitutionnel publie la liste officielle. Aux six candidats précités s’ajoutent cinq autres : Nathalie Arthaud, Philippe Poutou, Jacques Cheminade, déjà candidat en 2012 pour les deux premiers, et en 1995 et 2012 pour le troisième, et deux candidats nouveaux : Jean Lassalle et François Asselineau. Au total, onze candidats, un de plus qu’en 2012, un de moins qu’en 2007 et cinq de moins qu’en 200210.
Gérard Le Gall
Politologue
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- « Les fractures françaises 2016 », enquête réalisée par Ipsos/Sopra Steria auprès de 1 000 personnes les 16-19 avril 2016 pour Le Monde, la Fondation Jean Jaurès et Sciences Po. ↩
- « Enquête OpinionWay pour Sciences Po, Cevipof. Vague 8 du baromètre de la confiance politique, janvier 2017 réalisée les 16-30 décembre 2016. ↩
- Devant six autres items : « bien être » (21 %), « sérénité » (19 %), « confiance » (16 %), « enthousiasme (11 %), « peur » (11 %), « NSP » (1 %). ↩
- Gérard Le Gall, « Les élections européennes du 25 mai 2014 en France. Prolégomènes à 2017 ?, Revue Politique et Parlementaire, n°1071-1072, avril-septembre 2014 ; « Leçon des départementales 2015 : nouvel avertissement pour le pouvoir », Revue Politique et Parlementaire, n°1075, avril-juin 2015 ; « Les régionales 2015 des élections de confirmation », Revue Politique et Parlementaire, n°1078, janvier-mars 2016. ↩
- Florence Haegel, « La primaire à l’UMP : génèse et enjeux », Pouvoirs n°54-2015. ↩
- Gérard Davet et Fabrice Lhomme, « Un président ne devrait pas dire ça. Les secrets d’un quinquennat », Stock, 2016. ↩
- Au premier tour, qui commence le 17 octobre, Jadot obtient 35,6 %, Rivasi 30,2 %, Duflot 24,4 % et Delli 9,8 %. Plus tard, Jadot ne décolle pas dans les sondages, se désiste le 23 février pour Benoît Hamon (qui côte 14 % dans le rolling de l’Ifop) après de longues discussions aboutissant à un accord sur le programme et sur les élections législatives entre le PS et EELV. ↩
- Pour les résultats de la primaire de la droite et du centre, voir l’article de Guillaume Tabard « François Fillon, du triomphe de la primaire au fiasco de la présidentielle » dans ce numéro. ↩
- Jean-Luc Mélenchon annonce qu’il entend être candidat à la présidentielle le 5 juillet 2015. ↩
- On rappellera qu’en 1995 on en comptait neuf comme en 1988, dix en 1981, douze en 1974, sept en 1969 et seulement six en 1965. ↩