Le résultat des élections présidentielles fin octobre 2022 dans la 7e économie mondiale a été salué comme une victoire porteuse de promesses de jours meilleurs pour le Brésil, un peu comme celle du candidat démocrate aux États-Unis en novembre 2020.
Dans les deux cas, la compétition aura été d’une rare intensité et elle a confirmé la violence des confrontations entre des conceptions antagonistes et quasiment irréconciliables des sociétés brésilienne ou américaine, clivées au sein de chacun de ces ensembles nationaux. Les vaincus ont été à chaque fois en partie sanctionnés pour un bilan très lourd de la pandémie et pour l’application de politiques sociales jugées insuffisantes pour résorber les conséquences d’une récession mondiale en gestation suite à la catastrophe sanitaire de la Covid. A l’issue de ces scrutins, les deux plus grandes démocraties des Amériques sont in fine en proie à une polarisation accrue et à la désunion manifeste, sans perspectives prochaines de réconciliation dans un contexte international de tensions accrues, exacerbées par le conflit en Ukraine et ses répercussions sur l’économie mondiale, en particulier la crise de l’énergie et la montée de l’inflation qu’elle a générées, aggravant les inégalités et la pauvreté pour un nombre grandissant de Brésiliens et d’Américains.
Pour autant, rien n est joué ni acquis et les camps en opposition frontale sont victimes bel et bien de victoires ambiguës qui hypothèquent durablement l’avenir dans ces deux grands territoires.
Les résultats serrés de ces joutes – contestés violemment sous forme d’un assaut du Capitole à Washington le 6 janvier 2021 en ce qui concerne les États-Unis et accompagnés de blocages temporaires d’axes routiers au Brésil – n’ont rien résolu et vont peser d’un poids très lourd sur leur évolution interne avec probablement des conséquences bien au delà de leurs frontières.
Les élections de mi-mandat scellent au lendemain des célébrations de Halloween (l’avatar grinçant de la Toussaint outre-Atlantique qui a envahi une bonne partie de la planète !) la fracture durable des États-Unis et soulignent combien le wokisme et ses dérives excessives auront conforté l’adhésion d’une grande partie des électeurs du Parti Républicain à la vision conservatrice -« Make America Great Again » – de Donald Trump. Même si la vague que l’on annonçait contre le Parti Démocrate n’est pas aussi forte que celle pronostiquée, le 46e Président des États-Unis, Joe Biden qui va fêter le 20 novembre son 80e anniversaire, a toutes les chances de retrouver sur sa route en 2024 son prédécesseur et il s’apprête à faire face à une deuxième partie de mandat dans des circonstances encore plus problématiques que celles de son accession mouvementée à la Maison blanche, avec un bilan décevant à mi-parcours qui lui aura fait perdre la majorité au sein de la Chambre des Représentants. L’euphorie relative qui avait suivi sa victoire de novembre 2020 – notamment dans une Europe où la médiasphère, la « familia grande » des pseudo-élites et une grande partie de la classe politique dite « progressiste » avaient trouvé en Donald Trump un commode objet de diabolisation et de condamnation sans appel ni nuances de ses options hâtivement étiquetées « populistes », plus véritablement américanocentrées – , assez vite entachée par le fiasco afghan à l’été 2021, a quelque peu diminué avec les effets de la guerre en Ukraine alimentée par un soutien absolu au régime de Kiev de plus en plus coûteux aux yeux des contribuables américains sans qu’aucune perspective de négociations et de terme aux combats avec à la clé une défaite de la Russie ne semble se dégager pour l’heure… Cette nouvelle forme de « guerre froide », outil à peine voilé de réalignement de l’Europe et de renforcement de l’Otan avec l’adhésion de la Suède et de la Finlande à cette alliance pour contrer l’agression russe, semble favoriser les intérêts du vainqueur de la présidentielle de 2020 aux États-Unis. Pour combien de temps encore dans ce chaos généralisé et l’impasse dans laquelle se débattent les acteurs directs et indirects de ce conflit qui perdure contre toute raison, à l’approche d’un hiver qui s’annonce terrible pour des millions de civils ukrainiens dans des cités aussi dévastées que naguère Mogadiscio, Beyrouth ou Alep ? Il n’y a hélas pas d’armistice dans l’inlassable guerre de la stupidité contre le bon sens…
Il est prématuré avant la passation de pouvoir à Luiz Inâcio Lula da Silva en janvier 2023 de mesurer combien de temps durera l’euphorie similaire observée autour de l’élection du syndicaliste brésilien pour son troisième mandat de président face a l’ex-militaire non moins vilipendé que Donald Trump, Jaïr Bolsonaro dont le parti a d’ores et déjà annoncé la candidature en 2026… Casa grande e senzala (Maîtres et esclaves), l’admirable ouvrage du sociologue Gilberto Freyre a décrit de manière magistrale la formation de la société brésilienne dans un vaste empire où l’abolition de l’esclavage par la princesse Isabel, fille de l’Empereur Dom Pedro II, le 13 mai 1888, a été une des plus tardives dans le monde, après la Guerre de Sécession aux États-Unis. Aucune politique d’amorce de redistribution des terres ou d’insertion des anciens esclaves n’avait suivi la promulgation de la loi Aurea et l’instauration de la République sous la devise positiviste de l’Ordre et du Progrès, les tentatives de réformes de Getulio Vargas avec la politique de l’Estado novo, les épisodes de vingt ans de gouvernement militaire suite au renversement en 1964 de Joao Goulart avec la bénédiction de l’administration démocrate de l’époque à Washington, et la suite jusqu’à nos jours, rien n’aura permis en définitive d’éviter la fracture actuelle.
Ici encore, il est à noter qu’on parle de retour du Brésil sur la scène internationale comme s’il en avait disparu auparavant…
Une fracture que l’on retrouve et observe avec des similitudes et des échos notables dans ces deux grandes démocraties à la respiration politique ponctuée d’élections présidentielles tous les quatre ans, dotées pareillement de structures fédérales et traversées par des courants analogues (trumpisme, bolsonarisme en opposition existentielle avec le wokisme et son avatar brésilien) : ces deux géants sont finalement tous deux victimes de victoires électorales ambiguës, scrutin après scrutin, dans une vie politique où le partage des valeurs s’avère impossible tant les visions de l’évolution des sociétés s’opposent de plus en plus jusqu’à l’extrême sans réels débats, convergences souhaitées ni volonté de recherche de compromis. La démocratie est inexorablement mise à mal dans un processus où, sous les contraintes et pressions de l’économie mondialisée au sortir du désastre de la pandémie, les électeurs s’éloignent de la finalité d’un choix clair de politique et les sociétés se radicalisent sur fond de montée de l’insécurité et de la violence, abdiquant une bonne part de leurs libertés dans les mains de dirigeants impuissants à tenir leurs promesses d’amélioration de situations qui se dégradent faute d’adhésion suffisante pour aller de l’avant…
Dans notre « cher et vieux pays », après un report dû à des conditions de mer dangereuse, les voiliers de la Route du rhum ont pu prendre le départ pour franchir les 3542 milles marins séparant Saint-Malo de Pointe-à-Pitre et le début de cette fantastique course maritime est venu heureusement éclairer une actualité nationale de plus en plus déprimante, reflet d’un naufrage qui se dessine, polémiques après polémiques, dénis après dénis, fuites en avant après échecs sans grand espoir d’y remédier tant la liste des difficultés enfle avec les contradictions patentes d’un pouvoir victime d’une victoire par défaut et de ce fait ambiguë, le 24 avril dernier.
Le racisme, l’insécurité, l’ensauvagement de la société, l’absence d’une politique d’immigration en cohérence avec les capacités actuelles d’accueil, d’insertion et d’assimilation en France des migrants, demandeurs d’asile politique, réfugiés de guerre ou autres victimes du leurre d’une prospérité économique européenne sans limites, sont des sujets trop graves pour donner lieu au lamentable épisode du récent incident de séance parlementaire instrumentalisé à outrance afin de détourner l’opinion publique des vraies questions au cœur de ces problématiques qui minent le devenir collectif. Il y a bien longtemps que l’immigration n’est plus une chance ni pour la France incapable d’intégrer convenablement et humainement les vagues successives d’arrivants échouant dans la rue, à Paris, Calais ou ailleurs, ni pour les migrants eux-mêmes en proie à des mafias criminelles exploitant leurs espérances infondées et victimes de gouvernances défaillantes sur lesquelles les dirigeants européens n’ont plus aucune prise. Les postures surjouées des uns et des autres, les appels à la démission du député RN, qui aurait été plus avisé de maîtriser son intervention maladroite dans cette ambiance de pétaudière sinistre induite en partie par l’usage répété du 49.3 pour cause de majorité relative, la désignation du principal parti d’opposition en tant qu’ennemi numéro 1 par un ministre représentatif de l’aile gauche de la macronie, ou la naïve recommandation d’un autre membre du gouvernement à la Nupes de rédiger à l’avenir des textes de motions de censure qui ne soient pas endossables par le RN contribuent à décrédibiliser un peu plus le débat politique, vu la faiblesse de sa hauteur aux yeux des Français médusés par ce psychodrame insensé autour d’un réel enjeu pour l’avenir du pays.
Au demeurant, le « tumulte » au sein d’une Assemblée nationale aussi mal tenue que la maison France somme toute, n’aura abouti à rien en ce qui concerne la question du port d’accueil du navire de migrants objet de cette polémique, augurant bien mal des débats à venir sur le projet de loi annoncé sur l’immigration et son contenu final.
Quant à espérer une solution concertée au niveau européen dans l’état actuel de divergences qui caractérise les relations entre eux des principaux Etats membres de l’Union pour éviter que la Méditerranée continue à être un cimetière pour les damnés de la terre attirés par l’illusion de nos capacités d’accueil et de notre prospérité, en ces temps de pénuries liées à la guerre d’attrition en Ukraine, inflation galopante, défaillance dans la plupart de nos domaines régaliens, faillite plus ou moins consommée de nos systèmes de santé et d’éducation, perte d’influence sur la scène internationale, arrêt de l’opération Barkhane en Afrique, etc., autant croire en ces victoires ambiguës qui sapent les fondements de la démocratie un peu partout dans un monde en cours de grands bouleversements et victime de ses divisions !
Eric Cerf Mayer