Trône et couronne de Saint Édouard, orbe, sceptre, épées, joyaux sans prix transmis à travers les âges, regalia médiévaux ou plus récents, tapis aux couleurs de l’Ukraine sur le sol de cet écrin du XIIIe siècle abritant l’histoire des quatre royaumes et d’un Empire et de dominions évanouis pour laisser place aux 56 membres du Commonwealth, musique de Haendel, Purcell, Elgar, hymnes, psaumes, gospels en lien avec l’émancipation des esclaves, chant orthodoxe (la Grand-mère paternelle du Roi est enterrée en l’église orthodoxe Sainte Marie Madeleine de Jérusalem), observation du rite anglican et remarquable hommage rendu à toutes les religions représentées sur le sol du Royaume-Uni (fragments de la vraie croix du Christ enchassés dans la croix du pays de Galles portée en ouverture, offerts par le Pape au lointain descendant du schismatique Henri VIII…) ; rien n’était déplacé dans cette cérémonie dûment réfléchie où, par touches subtiles, les organisateurs de cet événement singulier au cours duquel le monarque opère sa transformation symbolique d’homme profane en roi sacré appelé par Dieu à servir son peuple jusqu’à son dernier souffle, ont su refléter harmonieusement les changements intervenus au Royaume-Uni de la fin de la Seconde Guerre mondiale à aujourd’hui. C’est quelque part une prouesse car les couronnements sont des rendez-vous rares, trois au XIXe siècle et quatre au XXe : la Reine Victoria était âgée de 18 ans lorsqu’elle fut couronnée, son fils, le Roi Édouard VII, avait 59 ans quand il reçut l’onction du sacre… Édouard VIII renonça à ceindre la Couronne en 1936 pour épouser par amour une citoyenne américaine deux fois divorcée : les souverains britanniques sont aussi des humains libres de leur choix, tous leurs choix sauf celui de déroger à leurs devoirs quand ils ont prêté serment de servir Dieu et leur peuple… Ils peuvent aussi régner en changeant ou en conservant leur prénom de baptême. Le Roi Charles III a gardé le sien et n’a pas occulté le parcours tragique et tumultueux de ses prédécesseurs de la dynastie des Stuart, Charles Ier décapité à Whitehall en 1649 au cours de la première Révolution qui valut au Royaume la parenthèse d’une dizaine d’années de Commonwealth républicain sous la férule dictatoriale d’Oliver Cromwell, Lord protecteur, et Charles II couronné en 1661 après de longues luttes pour recouvrer son trône et au règne mouvementé, endeuillé par une grave épidémie de peste et l’incendie de Londres, décédé sans héritier légitime direct…
Le sens de cette journée particulière du 6 mai 2023 est sans doute difficile à comprendre pour les non insulaires et ceux aux yeux de qui l’histoire ne représente plus rien qu’un objet de polémiques, réinterprété et déformé au profit des pires causes en parfaite mauvaise foi et au service d’intérêts souvent discutables.
Peu importe du moment que ce Couronnement et les réjouissances qui l’ont suivi ont permis aux peuples du Royaume-Uni et du Commonwealth de se retrouver unis dans le partage de cette célébration et en connaissant une trêve dans leurs difficultés et vicissitudes du temps présent. Certes, d’aucuns retiendront les querelles appartenant au passé, songeront aux personnages iconiques disparus, aux rebondissements dans le destin individuel des membres de la famille royale britannique, en émettant peut-être des reproches ou des jugements, d’autres critiqueront le poids financier du couronnement sans mesurer ses retombées, c’est leur droit le plus strict…
De même, il est clair que plusieurs royaumes de la zone caraïbe choisiront de rompre leurs liens avec la Couronne après cette cérémonie du 6 mai 2023 et de changer de statut en optant pour la forme du régime républicain en toute liberté, c’est aussi une évolution notable mais pour autant elle ne remet pas en cause le Commonwealth auquel ont choisi de s’associer des pays d’Afrique sans lien antérieur avec le Royaume-Uni, le Gabon, le Rwanda et le Togo…
Alors au lieu de railler la symbolique de traditions qui continuent de réunir un peuple voisin et ami autour de ses institutions, de se gausser des regalia, héritage de son histoire et patrimoine national, on gagnerait à se souvenir que cette contrée insulaire, monarchie parlementaire patiemment et pragmatiquement consolidée non sans heurts, a servi de refuge à la démocratie européenne et a été au premier rang des combattants qui ont libéré l’Europe de la barbarie nazie, en accueillant ceux qui refusaient l’horreur de l’asservissement et du renoncement à leurs valeurs et à leur identité en tant que membres de nations libres.
Vaste sujet de réflexion sur les notions d’allégeance, liens et adhésion à un destin partagé dans le fil d’une histoire commune, qui pourrait nous inciter à plus d’humilité dans notre République « héritière » des Lumières où les clivages sont si forts et la tension si palpable entre le peuple et ses dirigeants – avec un Exécutif réélu il y a à peine un an – que l’on est désormais contraint de commémorer la fin de la Seconde Guerre mondiale et d’honorer la mémoire d’un grand héros national de la Résistance sous une forme inédite en écartant le public des lieux de célébration, de fermer les jardins du Luxembourg à l’occasion de la journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition, par crainte des casserolades et autres formes de contestation et rejet du régime présent… Cherchez donc l’erreur et le moment où tout aura dérapé !
De l’autre côté de la Manche, il semble qu’il soit encore possible d’être républicain et de crier « Not my King » en arborant un vêtement jaune au passage du Souverain en marche vers son couronnement sans pour autant risquer l’opprobre général (à peine une soixantaine de contestataires opposants à la monarchie plus bruyants que les autres temporairement écartés des célébrations avec les excuses de la police…) ni d’être « lynché » moralement par ceux qui préfèrent entonner la louange « Vivat Rex in aeternum ! », décidément une autre conception de la démocratie tout à l’honneur d’Albion !