Avec 7 340 morts et 85 000 cas recensés au 30 mars, l’Espagne a assisté, interloquée, à la paralysie progressive de la vie sociale et économique qui a culminé le 28 mars avec la décision du gouvernement d’interdire toutes les activités économiques « non essentielles ». Au-delà de ce tableau chargé d’émotion et d’inquiétude peut-on esquisser ce que pourrait être l’impact de la crise sur le système de valeurs et de représentation politique de l’Espagne de l’après crise sanitaire ? Analyse de François Vuillemin, diplômé d’études supérieures de sciences politiques et de droit de l’Université Complutense de Madrid.
Le premier élément pourrait être sans doute un regard nouveau de la société sur l’Etat. Quarante-deux ans après l’adoption de la Constitution et l’instauration d’un « Etat des autonomies » qui a survalorisé l’échelon régional, au-delà même des intentions initiales de ses concepteurs, la relation des Espagnols à l’Etat central s’est diluée au point d’apparaître résiduelle en particulier dans les communautés historiques aux statuts les plus fédéralisés. La crise du coronavirus a fait réémerger soudainement la figure d’un Etat protecteur qui avait été oublié et minoré quand non renié dans les dernières décennies. Cette prise de conscience du rôle de l’Etat aura-t-elle un retentissement durable sur la représentation du collectif écartelé entre échelons national et régional, voir local ? Il est trop tôt pour l’affirmer dans un pays marqué par une exaltation des « petites patries » et de leurs particularités linguistiques et culturelles. Néanmoins la crise a indéniablement fait bouger les lignes en mettant en lumière le dévouement des militaires, policiers et fonctionnaires d’Etat qui sont aux avant-postes de la réponse à la crise sur tout le territoire. Impensable il y a encore quelques semaines, l’intervention de l’armée en Catalogne pour épauler les services défaillants du gouvernement régional n’a soulevé aucune critique sérieuse et la fiction de certains nationalistes de la présenter comme l’appui d’un Etat étranger au titre de la solidarité européenne n’aura trompé personne.
Plus que des discours savants, la débandade du système sanitaire géré par les communautés autonomes, la faiblesse des moyens du service de santé des Armées et celle des réserves stratégiques de matériel médical peuvent être aussi des facteurs déclenchants d’un processus de réévaluation critique de l’Etat des autonomies en même temps que de la prise de conscience de la nécessité de disposer d’une défense dotée de moyens minimums pour assurer la protection de la Nation. Désormais plus personne ne se risquerait à dire, comme Pedro Sanchez l’avait fait en octobre 2014 dans une interview au journal El Mundo, que « le ministère de la Défense est de trop ».
La tragédie sanitaire vécue par le pays devrait aussi faire réfléchir sur des provincialismes outranciers à l’image de ces recrutements de médecins des établissements hospitaliers conditionnés à leur connaissance de la langue régionale.
Après l’Etat, une autre évolution induite par la crise sera sans doute le regard de l’Espagne sur l’Union européenne. Le souvenir de l’Europe des fonds structurels a modelé pendant trente ans les discours et représentations politiques espagnoles, celles du Parti socialiste comme de la droite libérale-conservatrice qui ont porté aux nues l’européisme en tant qu’incarnation de la modernité. La crise économique de 2008 et l’intransigeance allemande vis à vis des pays du sud ont commencé à fracturer cette vision idyllique d’une Europe maternelle et douce, miroir déformant d’un Etat central empruntant, lui, les traits d’un père autoritaire, acariâtre et piètre gestionnaire. Lors du Conseil européen du 26 mars dernier, l’affrontement violent entre les pays du Nord emmenés par Angela Merkel et les deux capitales latines que sont Rome et Madrid sur les « coronabonds », c’est-à-dire la mutualisation de la dette induite par les mesures économiques contra-cycliques de la crise, a déchiré le rideau des illusions.
Dans l’Union européenne le mot « solidarité » n’a pas le même sens selon que l’on fait partie des pays budgétairement excédentaires ou du « Club Med ».
Il n’est pas certain que l’imaginaire d’Erasmus et de « L’Auberge espagnole » seront à eux seuls capables d’enrayer la constatation de cette vérité d’évidence sur laquelle pourrait s’ancrer désormais en Espagne, comme en beaucoup d’autres pays de l’Union, un euroscepticisme transpartisan conscient que ce sont les règles de l’orthodoxie du Pacte de stabilité européen qui ont transformé les services publics, y compris ceux de la santé et de la recherche, en facteurs d’ajustement.
Enfin, dans un pays étourdi par la récession, la nécessité d’une incarnation symbolique de la Nation aurait dû donner tout son rayonnement à une Monarchie à la fois unitaire et compassionnelle. Or, à l’éclatement de la famille royale qui en temps normal aurait pu être confiné aux potins de la presse du cœur, s’est rajoutée la mise en lumière d’une enquête judiciaire suisse sur l’enrichissement illicite du Roi émérite, Don Juan Carlos. Confronté à cet étalage nauséabond de rétrocommissions à hauteur de plusieurs dizaines sinon centaines de millions d’euros au profit de l’ancien chef de l’Etat, le Roi Philippe VI a cherché à circonscrire l’incendie en renonçant à l’héritage de son père et en retirant à l’ancien monarque la liste civile qui lui était assignée par la Couronne depuis son abdication en 2014. C’est également le moment où surgissent des relectures critiques du rôle du monarque lors du 23F (le coup d’Etat militaire de février 1981) qui questionnent le rôle exact de Don Juan Carlos dans cette affaire complexe et sa connaissance d’un « coup » supposé permettre la mise en orbite d’un gouvernement d’union nationale réunissant à la fois des militaires, des conservateurs et des dirigeants socialistes.
Avec ces révélations et soupçons qui obèrent les services éminents rendus au pays par le Roi émérite au long de son règne, ce sont les piliers de la Couronne qui tremblent aujourd’hui sur leurs bases et c’est la question même de la forme de l’Etat qui pourrait se reposer à terme, y compris dans des milieux modérés et conservateurs où la Monarchie était apparue jusque-là comme une donnée intangible de l’équilibre institutionnel et politique.
François Vuillemin
Diplômé d’études supérieures de sciences politiques et de droit de l’Université Complutense de Madrid