Pour la Revue Politique et Parlementaire, Frédéric Saint Clair, analyste politique, décrypte l’allocution d’Emmanuel Macron hier à 20 heures.
Que penser du discours qu’Emmanuel Macron a prononcé, dimanche à 20 heures ? De façon assez surprenante, c’est un discours dont il n’est pas utile d’élucider les termes immédiats. Inutile en effet de revenir sur le séquençage, les mesures de déconfinement, la « réécriture » – au moins partielle – de la gestion de la crise par l’exécutif, car l’essentiel n’est pas là. Certains ont salué les « mots forts » du Président relatifs au « déboulonnage des statues », son soutien aux forces de l’ordre, en un mot sa réponse à l’hystérie qui s’est emparée du pays suite à la mort de George Floyd aux Etats-Unis, hystérie en grande partie générée par l’impéritie des deux ministres en charge de ces problématiques : le ministre de l’Intérieur et la Garde des Sceaux. Mais l’essentiel n’était pas là non plus. La clef du discours était logée, de façon assez paradoxale il nous faut le reconnaître, dans cette petite serrure grippée qui ouvre la porte de son avenir politique personnel, en d’autres termes, dans ce qui a traversé les 20mn de discours sans jamais être mentionné explicitement, dans ce qui apparaîtra futile à beaucoup : son désir de réélection ! Elément mineur me direz-vous, tant il est éloigné temporellement – deux ans – et tant il est circonscrit politiquement ? C’est tout l’inverse.
Le quinquennat Macron est celui d’un désenchantement.
Il est le dernier terme d’une incroyable histoire : celle de la promesse évanouie des démocraties libérales. Echec du projet multiculturaliste face à la résurgence islamique et racialiste. Echec de l’idéal de liberté sans frontières face au besoin de sécurité physique des Français en matière de terrorisme. Echec de l’idéal humanitaire face à l’exode africain. Echec des politiques néolibérales face à la pandémie, lequel est né d’un échec préalable de l’idéal mondialiste, multilatéral, supra-étatiste, où l’économique et le financier s’allient à un socle moral « droitdelhommiste » pour disqualifier le politique et son ancrage réaliste. Non que cet affaissement du socle idéologique des démocraties libérales soit total, mais il est suffisamment manifeste pour que le Président lui-même, pourtant héritier revendiqué de cette tradition, affirme à plusieurs reprises dans une longue interview au Financial Times, et lors de ses prises de paroles successives depuis un mois et demi, la nécessité d’un retour à davantage de souveraineté, une souveraineté non seulement européenne mais également française, nationale. Ce terme « national », honni pendant des décennies, et surtout durant toute la première partie du quinquennat, est soudainement, par l’effet d’un micro-organisme pathogène, redevenu « bankable ». Hier soir, nous avons même entendu le Président vanter les mérites de l’indépendance nationale, alors que depuis trois ans, c’était « l’interdépendance entre les nations » qui était la meilleure garante de la paix et de la prospérité de la France, et du monde. Et tout cela sans compter la référence au patriotisme…
En quoi tout cela est-il lié à la réélection potentielle d’Emmanuel Macron, me demanderez-vous ?
L’équation est assez simple : il ne reste qu’un virage politique à négocier avant la ligne droite qui conduit à 2022, et ce virage se situe au tout début du mois de juillet, au moment exact de la prochaine prise de parole présidentielle.
Lorsqu’il aura pour devoir de préciser sa pensée et de choisir l’équipe gouvernementale chargée de l’incarner. Ce virage n’est donc pas seulement le virage d’Emmanuel Macron, c’est le virage du pays tout entier. Or, de l’intérêt d’Emmanuel Macron pour sa réélection, et donc de sa capacité à négocier ce virage, dépend en quelque sorte la capacité du pays à échapper à la double crise, économique et surtout politique, qui s’annonce. Les propos qui ont donné corps au discours de dimanche étaient suffisamment larges, « valises », pour que chacun puisse y mettre à peu près ce qu’il avait envie. La réalité est en revanche toute autre. Le virage à négocier est des plus serrés, et la voie de sortie des plus étroites et des plus pentues ; elle contraindra le Président, et le gouvernement, à trancher, voire à rompre, avec une idéologie politique fermement ancrée dans les mentalités. Or, tout joue contre Emmanuel Macron à l’heure actuelle. Tout, c’est-à-dire la sphère politique et médiatique, la mécanique et les lourdeurs institutionnelles, les jeux d’intérêts des puissants, le bal des courtisans, son bilan de Président, sa relative inexpérience politique, son ADN néolibéral, son horizon historique fragmenté, ses contradictions intellectuelles, son assurance excessive, son goût pour la tactique politicienne, sa culture philosophico-politique polarisée, son obsession européiste, sa vision géopolitique idéaliste, sa dépendance philosophico-morale, tout le pousse dans le sens de la pente actuelle. Si à cela on ajoute l’incrédulité des partis d’opposition, qui se refusent à accepter qu’un tel virage idéologique puisse résulter d’autre chose que d’un vulgaire choix tactique. Si à cela on ajoute la défiance, largement majoritaire, des Français, et son poids dans nos démocraties d’opinion. Tout porte à croire que ce virage ne pourra être véritablement négocié, tout porte à croire qu’un homme ne saurait renoncer ainsi à lui-même, à ce qu’il a été, à la façon dont il s’est construit, sauf à reconnaître qu’il s’est trompé sur à peu près toute la ligne. Une sorte de Saul sur le chemin de Damas…
Le Président a laissé entendre à plusieurs reprises que des erreurs avaient été commises, et que des changements devraient être mis en œuvre, à commencer par lui. Il l’a réaffirmé hier soir. Mais s’il l’évoque, il ne s’y attarde pas. S’il le mentionne, il ne le précise pas. C’est insuffisant.
L’impression de vide, d’absence, de creux, d’inconsistance, qui a émané de son discours dimanche soir était toute entière logée dans cette incapacité à dégripper cette fameuse serrure, et à laisser voir aux Français ce que cache cet apparent ébranlement idéologique.
Est-il factice ? Est-il sincère ? Jusqu’où Emmanuel Macron est-il prêt à aller ? La courte période qui nous sépare du mois de juillet sera en quelque sorte son chemin de Damas. Nous ne savons pas cependant – et nul ne le sait – s’il retrouvera la vue. Ce que nous savons en revanche, c’est que si ce n’est pas le cas, si le néolibéral européiste s’entête, s’il tente de ruser, s’il joue la carte biaisée de l’accommodement conjoncturel, s’il ne parvient pas à ouvrir les yeux sur la réalité de ce qui constitue la « chose politique » en ce début de XXIe siècle – une nouvelle ère, non pas illibérale, mais post-libérale – alors nous serons dans la situation où, selon les paroles de l’évangéliste, « un aveugle conduit un aveugle ». Et la conséquence sera sans appel : « ils tomberont tous deux dans une fosse. »
Frédéric Saint Clair
Analyste politique