La nouvelle édition de ce duel électoral vient confirmer la disparition du clivage droite/gauche, qui rythmait la vie électorale de la République Française, lorsqu’elle était encore un état-nation. La version de gauche de cet état-nation, celle au tropisme égalitaire, n’était pas tant le socialisme stricto sensu (qui n’a pas fait long feu), que la social-démocratie. Celle-ci suppose une identification forte entre les citoyens (ou les travailleurs dans sa variante socialiste) pour que fonctionnent les liens de solidarité et les transferts de richesse.
Cet état-nation social-démocrate, sans être illibéral, est en tout cas alibéral : il peut être très injonctif en terme de conformisme, comme peuvent le démontrer les politiques d’intégration musclée pratiquées au Danemark, ou la laïcité du républicanisme français (qui est d’ailleurs perçue comme étant fortement illibérale en Amérique du Nord). La version de droite de cet état-nation, celle au tropisme inégalitaire, de type aristocratique, était le gaullisme. Le gaullisme est également alibéral (avec la notion de peuple, une hiérarchie revendiquée), et le transfert de richesses, cette fois en direction des élites, ne se trouve toléré que dans le mesure où cette élite revêt une fonction sociétale : elle incarne et magnifie la vision que le peuple a de lui-même, et elle entretient envers lui un devoir de patronage (ce qui reflétait la nature profonde de De Gaulle, et par extension, le rôle qu’il a dévolu au président de la République). Ici réside toute la différence entre l’élite gaulliste, qui revendique une autorité d’incarnation, et l’élite libérale, qui représente elle une autorité de compétence, désincarnée. Cette différence s’est d’ailleurs révélée d’emblée lors de ce premier quinquennat libéral, avec ce péché originel qu’a commis Emmanuel Macron en confondant son jupitarisme managérial avec la figure du roi. En somme, le libéralisme, en affranchissant l’individu de tout grégarisme imposé, a fait sauter ce cadre de l’état-nation. La masse (citoyens ou travailleurs) n’est plus unie par le conformisme, et l’élite n’est plus tenue à son devoir de patronage envers le peuple, lequel de toute façon n’existe plus en tant qu’unité (selon le principe « d’archipélisation » que décrit Jérôme Fourquet).
Dès lors, avec la bascule insidieuse de l’état-nation vers l’état libéral, il était inévitable qu’un candidat libéral, en la personne d’Emmanuel Macron, accède in fine au pouvoir.
Emmanuel Macron est certes un grand opportuniste, mais son succès ne repose pas que sur son lyrisme rhapsodique et clientéliste. Animé de sa propre volonté de puissance, il a surtout su s’approprier la vague libérale, ce grand mouvement politique mondialisé de notre temps. De surcroît, ce libéralisme anglo-saxon, qui prône l’individualisme et le calcul rationnel, sied parfaitement à sa personnalité narcissique, et à son tropisme technocratique. Il est d’ailleurs surprenant qu’il ne soit pas tant identifié comme tel, comme un « liberal », alors qu’il en reprend le narratif et les codes, et qu’il vient naturellement plus à l’esprit de le comparer à un Barack Obama, qu’à un François Bayrou… Le libéralisme anglo-saxon est un système politique qui se suffit à lui-même : il a sa propre droite (la compétition économique) et sa propre gauche (l’égalitarisme sociétal). À l’image du socialisme, il a sa propre utopie (la prospérité et la concorde perpétuelles), sa propre mission sociétale (l’égalité des chances : « combattre les inégalités à la racine ») et sa propre téléologie (la « Fin de l’Histoire », incarnée politiquement par le fédéralisme). Comme le communisme, il a son Internationale, et il porte l’espérance d’un régime post-démocratique : il aspire en effet au parti unique, celui de la gouvernance technocratique. Il est aussi fatalement autoritaire, puisqu’il entend régenter une société « archipelisée », par les valeurs (la tolérance en particulier, érigée en impératif catégorique) et la raison, et qu’il a supprimé la régulation sociétale instinctuelle que permet la tradition, en abolissant toute norme culturelle partagée. Emmanuel Macron est donc « l’homme fort » de ce libéralisme d’essence nord-américaine, adapté au contexte français. Et le bloc élitaire, selon la définition de Jérôme Sainte-Marie, serait la part de population qui y adhère : ceux qui bénéficient de la compétition économique (la droite libérale), ceux qui régentent l’égalitarisme sociétal (les socialistes reconvertis) ainsi que ceux à qui il profite (les minorités), et plus globalement tous ceux qui bénéficient de la rente qu’offre le modèle libéral (les retraités), grâce au bouclier de l’euro qui permet un endettement sans fin.
Cette idéologie libérale, qui est mondialisée, a généré une réaction, elle aussi internationale, laquelle s’est baptisée elle-même illibérale.
Marine Le Pen a affiché d’ailleurs son appartenance à l’Internationale illibérale, qui associe Viktor Orban, Donald Trump, jusqu’à Vladimir Poutine, l’ancienne idole devenue croquemitaine, qui a décidé pour sa part de rompre définitivement avec le monde occidental et son libéralisme jugé décadent. Le bloc populaire (toujours selon les termes de Jérôme Sainte-Marie), serait donc illibéral, car il cherche à refaire corps, à refaire nation. À ses yeux, la prospérité et la concorde de la promesse libérale sont avant tout la réalité de l’élite, et il est exposé aux limites de la raison et de la tolérance dans la vie réelle. Il est aussi populiste, car il fait aux élites le procès d’avoir rompu avec lui tout lien de patronage, de l’avoir même trahi, voire de conspirer contre lui. Les élites sont donc ici conspuées, et l’expertise galvaudée, au profit d’un bon sens populaire qui est lui porté aux nues. On y voit le retour des croyances populaires, la résurgence des irrationnels collectifs, la réapparition des pulsions d’adoration, de soumission, de syntonisation. Tous ces instincts sociaux, cadenassés dans la camisole de la rationalité libérale, bouillonnent et cherchent un exutoire, à fendre le carcan. Ce bloc aspire donc au retour de la tradition et du conformisme, et à la réaffirmation de sa primauté sur les groupes culturels exogènes ; il veut en somme, selon les mots de Nietzsche, retrouver « l’instinct de puissance du troupeau ». L’illibéralisme est dans ce contexte forcément révolutionnaire, au sens premier du terme, puisqu’il n’incarne pas une alternance au libéralisme, mais bien son exact inverse, le retour à la société organique.
Cette dialectique libéral/illibéral a donc remplacé le clivage droite/gauche, qui servait de balancier au sein de l’état-nation.
Cette opposition de terme apparaît d’ailleurs plus pertinente que les oppositions mondialiste/nationaliste (la Chine communiste est par exemple à la fois mondialiste et nationaliste), ou progressiste/conservateur (les socialistes sont aussi progressistes, et les conservateurs sont passés en nombre dans le camps libéral, au nom de sa compétitivité économique). Marine Le Pen représente donc en toute chose le parfait négatif d’Emmanuel Macron. Si le libéralisme macronien est l’association de l’inégalitarisme économique à l’égalitarisme sociétal, l’illibéralisme lepéniste est à l’inverse l’association de l’inégalitarisme sociétal (la différence de statut entre français et immigrés) à l’égalitarisme économique (avec un état redistributeur revendiqué). Et ce contrairement à Le Pen père, l’ancienne extrême-droite, et à Éric Zemmour, la nouvelle, qui associent eux les deux inégalitarismes, sous une forme radicalisée. Pour clore l’équation, le dernier bloc, celui de Jean-Luc Mélenchon, correspond lui à l’attelage des radicaux des deux égalitarismes : l’économique, l’ancienne extrême-gauche, et le sociétal, avec la composante wokiste et islamo-gauchiste. Il se sont unis dans une alliance de circonstance, contre leurs ennemis respectifs, le bloc libéral et le bloc illibéral. La réédition du duel Macron-Le Pen n’est donc pas un accident ou un malentendu de l’Histoire, mais bien la confirmation réitérée du basculement de l’état-nation vers l’état libéral. Un état libéral post-national, à l’image de ce drapeau européen flottant seul sous l’arc de triomphe. Mais aussi post-démocratique, avec ce parti unique technocratique en voie de constitution. Les élections présidentielles ne serviront désormais plus qu’à le reconduire, ou l’abolir, advenant que les français finissent par poser ce choix réputé irraisonné, passionnel, et suicidaire, de la révolution illibérale.
François-Xavier Roucaut
Psychiatre
Professeur adjoint de clinique à l’université de Montréal