Trente ans après l’éclatement de l’empire soviétique qui semblait consacrer leur victoire, les démocraties libérales, apparues dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous la forme de régimes représentatifs, se retrouvent dans une situation fragile. À l’extérieur, elles sont concurrencées par des régimes autoritaires qui étendent à leur détriment leur zone d’influence. La Chine, l’Inde, la Russie, l’Iran et la Turquie, soit près de 40 % de la population mondiale, récusent leur fondement politique et juridique et, par des arguments idéologiques ou religieux, prédisent leur déclin. Plus encore, à l’intérieur, elles subissent la menace terroriste, la montée des populismes, le creusement des fractures sociales et territoriales. Peuvent-elles encore servir de modèle, ou au moins garantir la liberté, l’ordre, et le progrès économique qu’elles ont longtemps assurés à leurs peuples ? Poser la question n’est pas faire preuve de défaitisme mais au contraire de lucidité.
À plusieurs signes, les grandes démocraties occidentales sont confrontées à l’aube de ce siècle à des mouvements susceptibles de les déstabiliser durablement. Le socle de confiance dans les institutions s’effrite, le jugement porté sur la politique et les hommes qui l’incarnent est souvent teinté de méfiance et de soupçon. L’autorité de la loi, expression de la volonté générale, est de plus en plus battue en brèche par des groupes sociaux revendiquant un traitement adapté à leur spécificité. La survenue récurrente de crises financières et de récessions ajoute au climat d’incertitude que font peser sur cet ensemble historique une globalisation des échanges et un dérèglement climatique, plus subis que maîtrisés.
Les facteurs de solidité des démocraties
La capacité d’une communauté à assurer le bien-être, l’épanouissement de ses membres et leur sécurité implique une certaine cohésion sociale, concept forgé par Durckheim et réutilisé depuis les années 1970. Elle s’exprime par l’adhésion à un but commun et par l’existence d’affinités entre les individus, forgeant ainsi un sentiment d’appartenance et de confiance dans l’avenir. Reposant sur le pluralisme et l’organisation d’élections disputées, les démocraties sont a priori aptes à réunir ces conditions.
Pourtant, elles ont aujourd’hui plus de mal à trouver un équilibre entre le demos et le cratos, elles sont soumises, en Europe même, à une forte poussée des régimes autoritaires qui n’ont ni les mêmes contraintes ni les mêmes scrupules qu’elles.
Commentant l’enquête internationale 0ù va la démocratie ?, réalisée en 2017, Dominique Reynié n’hésite pas à évoquer l’hypothèse d’un « dépérissement démocratique ». Comme le faisait déjà observer Jean-François Revel, dans Comment finissent les démocraties ?, le principal danger qui pèse sur elles est interne. Peut-être, ont-elles cru naïvement que l’accès à une consommation de masse et le développement de la protection sociale suffiraient à assurer leur solidité dans un monde où les tensions s’exacerbent ?
Certes, l’idée d’une société unanime et rassemblée tout entière derrière ses dirigeants relève du rêve et de l’illusion.
Une nation est toujours un assemblage disparate, fruit de l’histoire, au sein duquel s’établissent des rapports de force dictés par des intérêts opposés.
Les démocraties ont toujours été traversées de conflits portant sur les buts et les moyens pour les atteindre. À cet égard, l’analyse que développe l’historien Fernand Braudel à propos de la France est convaincante : il affirme qu’elle n’est pas une « personne » comme l’écrivait poétiquement Michelet mais une « multitude de réalités », déposées comme des sédiments par la longue histoire. Cependant elle ne peut « être qu’au prix de se chercher elle-même sans fin, de se transformer dans le sens de son évolution logique », de se reconnaître « à mille tests, croyances, discours, alibis, vaste inconscient sans rivages, obscures confluences, idéologie, mythes, fantasmes… ». Toute identité implique en effet une « certaine unité nationale » dont elle est « comme le reflet, la transposition, la condition » (L’identité de la France). Entre une communauté pacifiée, ordonnée autour de règles de vie et d’un projet partagé et une communauté fracturée, traversée de valeurs contradictoires, minée par le pessimisme, il existe une différence que chacun peut mesurer.
Cette exigence de cohésion vaut aussi bien pour les vieux pays comme la France, la Grande-Bretagne ou l’Espagne que pour ceux dont l’origine, en tant qu’État-nation est plus récente, tels les États-Unis, l’Allemagne ou l’Italie.
Or, tous connaissent, à des degrés divers, un effritement du socle commun qui faisait jusqu’ici leur force collective.
Si comme le pense Jacques Lesourne (Démocratie, marché, gouvernance – quels avenirs ?), l’idéal démocratique repose sur « la liberté, la participation et l’égalité », force est de constater que les États en question éprouvent de plus en plus de mal à les conjuguer harmonieusement. L’indice le plus évident à cet égard est le jugement porté par les citoyens sur l’avenir de leur pays : partout, leur inquiétude généralisée se traduit par un pessimisme profond sur le sort des générations futures. Dans l’ensemble de l’Europe comme dans une moindre proportion aux USA, le sentiment d’une dégradation probable de leur condition l’emporte largement. Comment les ennemis, extérieurs comme intérieurs, de la démocratie ne se sentiraient-ils pas alors confortés dans leur évocation d’un déclin, sinon d’une disparition du camp démocratique ?
Les menaces internes
Les grandes démocraties subissent à des degrés divers trois types de menace qui restreignent leur efficacité et leur influence dans le monde : une crise durable des institutions, un divorce entre couches populaires et élites dirigeantes, enfin un fractionnement que favorisent des politiques catégorielles et les dérives des réseaux dits sociaux.
Le sentiment longtemps partagé que leurs institutions étaient garantes de la liberté et du progrès s’est largement émoussé depuis quelques décennies.
L’enquête réalisée par Fondapol montre ainsi qu’aux États-Unis (54 %), en France (53 %) ou en Italie (79 %), une majorité de citoyens estime que « la démocratie fonctionne mal ». C’est aussi le cas d’une forte minorité en Grande-Bretagne (40 %) et en Allemagne (37 %). Seuls, les pays de moindre dimension démographique, comme la Suisse et les États scandinaves échappent à ce discrédit. Comme l’ont souligné Marcel Gauchet et, plus récemment, Pierre-Henri Tavoillot, les grandes démocraties libérales souffrent avant tout d’une impuissance publique et d’un déficit de sens. Ce ne sont pas les slogans simplistes tels « America First » qui battront en brèche cette érosion de la culture civique. On le voit avec les élections législatives de 2022 en France et en Italie qui connaissent l’une et l’autre une abstention record dans deux pays pourtant salués pour leur traditionnel engouement pour la politique.
Partout, même là où le socle démocratique est encore vigoureux, est répandue la conviction que les hommes politiques défendent surtout leurs intérêts personnels et sont corrompus, plus qu’ils n’agissent pour le bien commun.
Ce jugement négatif est aggravé par une personnalisation du pouvoir qui n’a cessé de s’amplifier. Faut-il alors s’étonner que s’approfondisse la coupure générationnelle entre les jeunes, éloignés de la vie publique, et les seniors qui continuent de remplir leur devoir civique ?
Cette défiance à l’égard du personnel politique touche particulièrement les couches populaires (ouvriers, employés, précaires). C’est aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne que le phénomène est le plus visible. Outre-Altlantique, l’électorat est coupé en deux camps de plus en plus irréconciliables alors que la frontière entre démocrates et républicains était longtemps restée floue et poreuse. L’élection présidentielle de 2016 et 2020 montre clairement que le vote Trump est surtout celui de la ruralité contre les grandes métropoles, de ceux qui se croient abandonnés à leur sort contre les élites intellectuelles et financières installées. En France, l’épisode des Gilets jaunes puis les manifestations persistantes contre la réforme des retraites précipitent le recul des partis de gouvernement qui voient s’affirmer contre eux les Insoumis et le Rassemblement national. En Grande-Bretagne, le Brexit et les élections législatives postérieures traduisent une double cassure entre Londres et les bastions industriels ainsi qu’entre leaders traditionnels et populistes de fraîche date. Dans ces trois pays, des inégalités spatiales (réelles ou seulement ressenties) dessinent une opposition géographique entre grands centres urbains et périphérie ou comme en Italie entre nord et sud et en Allemagne entre ouest et est. La reconquête de ces électorats perdus par les partis modérés sera d’autant plus difficile que la réduction des inégalités territoriales ne peut être qu’une tâche de longue haleine.
Enfin, les grandes démocraties occidentales, fondées sur l’exercice du pouvoir par des élus périodiquement choisis, ont à faire face à une menace invisible, celle de la dispersion en une multitude de groupes sociaux cohabitant sans partager le même idéal de vie.
L’image d’un « Archipel », utilisée par Jérôme Fourquet, est peut-être excessive mais a le mérite de souligner le risque d’une nation atomisée et non unie autour des mêmes buts. Ce corporatisme est encouragé par les réponses fragmentaires fournies par le pouvoir politique, attaché à éteindre les incendies successifs plus qu’à construire une « politique de civilisation » pour reprendre la formule d’Edgar Morin. Sur les réseaux sociaux, l’anonymat favorise toutes sortes d’opinions non étayées et de fake news, sans vérification rigoureuse des sources. Au point qu’on peut légitimement se demander si Internet, conçu comme un outil de liberté, n’est pas plutôt devenu l’ennemi d’une démocratie apaisée. À l’usage, Facebook, Twitter, Instagram, Tiktok, etc ne sont nullement des lieux de débat, ils fonctionnent en niches, regroupant des personnes acquises aux mêmes idées ou sensibles aux mêmes émotions. Loin de participer à la confrontation des opinions, ils renforcent au contraire les convictions de groupes déjà radicalisés et entretiennent un complotisme de plus en plus répandu. De plus, ils se prêtent avec l’utilisation frauduleuse de données personnelles à des fins politiques à une désinformation organisée à grande échelle. Ainsi, des dizaines de millions de comptes ont été détournés par Cambridge Analytica pour influer sur le résultat des primaires américiaines ou du référendum de 2016 en Grande-Bretagne ; plus récemment, le collectif Forbidden Stories a révélé les activités comparables, en Afrique notamment, d’une société israélienne, Team Jorge. Comment lutter contre de telles pratiques difficiles à détecter ?
Les démocraties sont à l’évidence plus vulnérables que les régimes autoritaires qui peuvent plus aisément se protéger par la censure et par l’oppression.
La démocratie qui tente de conjuguer liberté et ordre, initiative et responsabilité est de tous les régimes le plus exigeant. Elle suppose de la sagesse chez les dirigeants, des vertus civiques chez les électeurs et, chez tous, une adhésion aux grandes règles du jeu : la soumission à l’autorité de la loi et le respect des minorités. Comme l’écrivait Alain Touraine dans Qu’est-ce que la démocratie ?, elle est, plus encore que des institutions et des lois, une culture du dialogue et de la bienveillance. Face à des pays totalitaires, dictatoriaux ou illibéraux dont le nombre augmente, les grandes démocraties occidentales auraient tort de croire que leur existence est assurée par la seule liberté dont jouissent leurs peuples. Elles auraient intérêt à s’interroger sur leur destinée en leur proposant un projet collectif et une pratique politique capables de leur rendre confiance dans l’avenir.
Pierre Albertini
Professeur émérite à l’université de Rouen-Normandie,
Membre honoraire du Parlement