La procédure et les documents budgétaires doivent permettre au Parlement de jouer son rôle, c’est à dire autoriser, amender et contrôler les finances publiques. Mais ces dernières années, le mode de financement de la politique d’apprentissage a court-circuité cet équilibre : les deux-tiers de cette dépense de 20 milliards d’euros sont en dehors du budget du Ministère du Travail, tout en n’étant pas clairement consolidés. Cela pose un problème budgétaire, mais aussi démocratique, car le Parlement est dans l’incapacité de remplir sa mission au regard de cette politique dont l’ampleur, le coût et l’efficience posent de plus en plus question.
En 2018 : une réforme structurelle simple et efficace
La réforme de l’apprentissage votée en 2018 dans le cadre de la Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, est un modèle de réforme structurelle. Faisant écho à un diagnostic précis elle a considérablement simplifié le dispositif.
Le contrat d’apprentissage a été rapproché du droit commun, ouvert jusqu’à 29 ans, sa durée minimale réduite à 6 mois et les salaires minimaux revalorisés. Les aides aux employeurs ont été fusionnées en une « aide unique » ciblée sur les entreprises de moins de 250 salariés, et les apprentis préparant un diplôme de niveau bac ou moins. Elle s’ajoute aux aides auxquelles restent éligibles tous les apprentis et tous les employeurs (exonérations de cotisation sociales employeur et salarié, de CSG, CRDS, d’impôt sur le revenu) visent à soutenir l’apprentissage des publics les plus à risque de chômage. Les Centres de Formation des Apprentis (CFA) ne sont plus subventionnés par les régions mais rémunérés pour chaque apprenti formé, ce qui permet de mieux apparier l’offre de formation et les besoins de compétences des entreprises. Les « niveaux de prise en charge » sont fixés par une nouvelle agence (France Compétences) et les branches qui régulent l’ensemble du système.
Le résultat a été sans équivoque, les embauches d’apprentis augmentant de 14,4% dès 2019, bien au-delà des attentes de l’étude d’impact. Une belle réussite.
Le plan de relance met le feu aux poudres en 2020
La réforme est cependant loin d’expliquer à elle seule le boom des entrées en apprentissage, jusqu’à 830 000 en 2022, soit 2,6 fois plus qu’en 2018. En effet, l’« aide exceptionnelle » crée mi-2020 dans le cadre du Plan de relance (1 jeune 1 solution) a projeté le dispositif dans une nouvelle dimension.
Dès le début des signaux d’alerte auraient dû conduire à une vigilance renforcée :
- Le profil des apprentis et des employeurs éligibles à l’aide exceptionnelle est profondément différent de la cible définie dans la loi de 2018. Compréhensible au sortir du premier confinement, il est évident dès la fin 2020 que ce nouveau périmètre est bien trop large.
- Jamais une telle aide n’a été allouée en France à des emplois aidés, même aux plus décriés d’entre eux (emplois jeunes, contrats emplois solidarité, etc.) : jusqu’à 8 000 € pour la première année du contrat, ce qui couvre 100 % du coût du travail de 4 apprentis sur 5, et environ 80% pour les autres. Tout praticien sait pourtant qu’il est nécessaire de laisser un reste à charge significatif à l’employeur afin d’éviter les effets d’aubaine.
- Le montant, le champ et toutes les modalités de l’aide sont définies par décret, hors du contrôle du Parlement. Or rien n’est conforme à l’esprit ni à la lettre de la loi de 2018. Outre que l’aide exceptionnelle sera reconduite 3 fois par décret bien au-delà de ce que justifiait la situation sanitaire, sa fusion dans l’aide unique en 2023 dénature complètement celle-ci.
Mais dans la confusion sanitaire et la fièvre législative qui s’étirent jusqu’en 2022, ces signaux passent au second plan.
D’autant que les entrées en apprentissage qui battent record sur record, suggèrent que le gouvernement a vaincu tout à la fois le signe indien des 500 000 apprentis, le chômage des jeunes, la léthargie des créations d’emplois (un tiers des emplois créés depuis 2018 sont des apprentis).
Un bonneteau budgétaire qui s’étire dans le temps
Chacun trouve son compte dans cette euphorie, apprentis, employeurs, centres de formation, gouvernement. De leur côté ni les parlementaires ni les contribuables n’ont de raison de s’inquiéter : les Projets de Lois de Finances (PLF) inscrivent des dépenses modérées, et le coût réel apparaît très flou, dispersé, ventilé dans les lois de finances rectificatives et de règlements dont nul ne fait jamais vraiment le total.
Mais depuis la réforme 2018, certaines dépenses échappent au radar du Parlement qui ne vote pas le budget de France compétences, et n’est pas en mesure d’identifier les allégements de cotisations sociales des contrats d’apprentissage qui passent dans le Projets de Lois de Financement de la Sécurité Sociale (PLFSS).
Cela n’était à l’origine qu’un détail, s’agissant d’une réforme financée à coût plus ou moins constant par redéploiement des aides, qui tablait sur une hausse de 3% par an du nombre d’apprentis à l’horizon 2022. Rien d’inhabituel tant la technique budgétaire est macroscopique et flexible à la marge.
Mais là où habituellement l’ordre de grandeur de ces subtilités ne dépasse guère la dizaine de millions d’euros, on atteint ici la dizaine de milliards d’euros.
En effet l’augmentation spectaculaire du nombre d’apprentis déclenchée en 2020 par l’aide exceptionnelle a changé la donne : avec une dépense nationale multipliée par 3,5 et l’essentiel des besoins de financement exportés hors du budget de l’État, la représentation nationale s’est retrouvée sous-informée, donc impuissante à contrôler la dépense nationale pour l’apprentissage.
Du déficit public au déficit démocratique
C’est seulement en cet automne 2023 que des réticences se sont manifestées lors de la discussion du PLF 2024. Le Parlement a voté 8,1 milliards d’euros de crédits pour 2024 alors que la dépense publique pour l’apprentissage devrait dépasser 21 milliards. En tenant compte du fait que le PLFSS inclut mécaniquement environ 4,5 milliards d’allégements de cotisations pour les contrats d’apprentissage, et que la taxe d’apprentissage financerait environ 4 milliards du total, il reste une impasse budgétaire de l’ordre 4,5 milliards, soit près de 0,2% de PIB qui devrait être ajouté au déficit public affiché.
Des études et des rapports commençant à lever le voile sur le coût de cette politique, et le budget de l’État devenant nécessairement plus réaliste, les députés de la majorité ont tenté de réduire le champ de l’aide unique aux employeurs. En vain. Cet amendement n’aurait pas changé la dimension du problème budgétaire, mais il a envoyé un signal supplémentaire, très utile considérant que ce flou sur la dépense d’apprentissage est aujourd’hui nécessaire pour maintenir l’illusion d’une cohérence avec l’objectif présidentiel de 1 million de nouveaux apprentis par an (intenable en rythme de croisière, car les générations comptent moins de 800 000 individus…), objectif qui nécessiterait une rallonge de 6 milliards d’euros par rapport aux dépenses actuelles…
Cette expérience illustre certains des problèmes que pose la débudgétisation croissante de certaines dépenses publiques. Ces dépenses étant portées par des agences dont le budget prévisionnel n’est pas examiné par le Parlement, ce dernier doit faire confiance au chiffrage de l’État, qui fournit seulement quelques informations rétrospectives, pas toujours très claires et en l’occurrence incohérentes pour ce qui concerne le « jaune formation professionnelle » s’agissant de l’apprentissage.
Le plus souvent suffisant en rythme de croisière, ce type d’information est clairement insuffisant lorsqu’une politique publique dont le budget est éclaté entre différentes sources de financement subit un choc comparable à celui enregistré par l’apprentissage. Car outre la comptabilité incorrecte du déficit budgétaire que nous soulignons, le Parlement n’a pas connaissance des dépenses réellement engagées, ce qui l’empêche d’en évaluer l’emploi et l’efficience. S’agissant de l’apprentissage, le problème est bien identifié, il est de l’intérêt général de le régler.
Bruno Coquet
Expert des politiques publiques
Docteur en économie