Un an déjà.
Un an qui ressemble à une éternité, tant furent nombreux les évènements marquants, les actions surprenantes, les prises de position inattendues. Un an, qui vit se dérouler une guerre sans pitié, qui continue encore aujourd’hui. Qui vit la scène internationale agitée par les réactions désordonnées des Etats à cette guerre. Qui vit aussi deux institutions de la justice internationale -la CIJ et la CPI- s’impliquer dans un conflit où elles risquèrent leur réputation. Un an, où, selon toutes les statistiques, l’antisémitisme connut un retour en force remarquable dans le monde occidental.
La question fondamentale
Au-delà des analyses qui tentèrent d’expliquer de toutes les façons possibles ce qui se passa il y a un an, une question semble avoir été oubliée : de quoi le 7/10 fut-il réellement le nom ? L’évènement fut-il un incident singulier, certes extrême, mais néanmoins conjoncturel -qui allait susciter temporairement une riposte de la part d’Israël et des prises de position enflammées de la part des acteurs de la vie internationale ? Ou doit-on considérer que l’évènement, ce jour-là, nous fit franchir un point de non-retour et que, nolens volens, il nous fit basculer dans un autre univers ? Dans la première hypothèse, on peut penser que, nécessairement, le temps calmera les choses, que la riposte d’Israël cessera un jour et que l’ordre mondial reviendra lentement à la normale une fois l’incident -aussi douloureux qu’il ait été- ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Dans la seconde hypothèse, il nous faudra expliquer quel point de non-retour fut franchi et, ensuite quelle est la nature de ce grand saut dans le vide qui nous attendrait désormais.
Dans son livre écrit 1 durant les semaines qui suivirent le 7/10, JP Lledo donna des éléments qui, avec le temps, permettent d’apporter aujourd’hui une réponse à ces questions : sans aucun doute, c’est un point de non-retour fut franchi le 7/10. Déjà, au moment où il écrivait son livre, JP Lledo affirmait que l’Histoire ne retournerait pas en arrière et qu’un grand vide s’était ouvert devant nous. Il avait raison, nous le savons aujourd’hui.
Que s’est -il vraiment passé le 7/10 ?
Pour appréhender le sens du 7/10, il faut tenter de comprendre ce qui se passa ce jour-là -non pas sur un plan évènementiel ou émotionnel mais sur un plan géopolitique. JP Lledo, déjà à l’époque, avait posé la question de la vraie spécificité géopolitique des évènements du 7/10. Car, tout ce qui fut mis en avant par les mondes politiques et ressassé par les médias depuis les douze derniers mois pour comprendre l’évènement n’a pas réussi à démontrer en quoi il avait été unique et spécifique dans l‘Histoire du monde. Les discours de l‘immédiateté, dictés par l’émotion, n’eurent pas le souci d’apporter un sens géopolitique à cette actualité.
De fait, l’expérience directe de JP Lledo dans la guerre d’Algérie -rappelée dans son livre- permet d’entreprendre ce qu’on pourrait appeler un sordide -mais utile- benchmarking pour mieux comprendre le 7/10.
On reconnaît ainsi que les chiffres des victimes brandis, tant du côté d’Israël que de celui de ses opposants, n’ont rien d’exceptionnels et font pâle figure quand on les compare à ceux des innombrables guerres, « razzias » et raids qui ont secoué le Monde depuis des siècles.
La cruauté des attaquants, pour inacceptable qu’elle ait été, n’est pas, elle non plus, vraiment unique dans le palmarès des horreurs que la vie internationale a connues. Enfin la délicate question des otages, pourtant si largement médiatisée, ne constitue en rien une marque distinctive de l’évènement, tant l’Histoire abonde, depuis la nuit des temps, en actions de ce type.
Ajoutons, avec JP Lledo, que les remarques du Secrétaire Général des Nations Unies, « expliquant » ce qui eut lieu par les séquelles du passé, ne contribuèrent pas davantage, à donner un quelconque sens original à l’évènement. Au contraire.
Le massacre du 7/10, on le sait, eut lieu sur des territoires qui ne furent jamais revendiqués par les Palestiniens.
De surcroît, on s’attaqua à des Israéliens connus pour avoir été depuis toujours d’ardents partisans de la cause palestinienne. Enfin, ce massacre fut commis par des anonymes inconnus, membres du Hamas et civils, qui ne portaient pas sur eux la marque d’une longue et farouche hostilité à Israël. Au total, donc, le massacre pourrait presque être considéré comme « banal » à l’échelle des horreurs que l’Histoire a produites.
Et pourtant, à l’aune des conséquences immenses qu’il engendra, le 7/10 fut loin d’être banal. Quel fut donc son sens ?
Les GoPros des assaillants
Quittant le terrain de la description du massacre, demandons-nous, pour répondre à cette question, quels avaient été les objectifs finaux de ceux qui, à Gaza et à Téhéran, avaient conçu et mis en œuvre l’opération. Au premier abord, on ne discerne aucun objectif qui puisse être considéré comme militaire ou stratégique, tant la riposte écrasante d’Israël pouvait être attendue avec certitude. Il y avait eu, bien entendu, l’intention de faire mal. Mais atteindre cet objectif ne demandait pas tant d’efforts et tant de minutieuses préparations. Un attentat-suicide de grande ampleur aurait suffi. Alors ? Nécessairement, il devait y avoir, explicite ou implicite, reconnu ou non, un autre objectif.
Un objectif que, par la suite, l’enthousiasme immédiat des foules des pays européens, au lendemain du 7/10, reconnaitrait comme galvanisant et fédérateur
En fait, le 7/10, il parait clair que le Hamas ne lança pas une attaque ordinaire contre Israël. Il voulut s’engager dans autre chose, -dans ce qu’on pourrait appeler une chaîne d’actions performatives. Ses actions bien planifiées autour de Gaza furent menées avec la ferme croyance que ce qu’il faisait là avait le pouvoir de se répliquer automatiquement à plus grande échelle un jour. Comme pour les textes, il existe des actions performatives dont les caractéristiques sont de porter en elles la certitude de leur propre autoréalisation ultérieure. A Gaza, l’attaque allait suivre un schéma composé de trois étapes successives -franchissement de la barrière, assassinat des personnes, puis, au-delà du meurtre, ce qu’on pourrait appeler un carnage visant une annihilation des personnes. Et l’idée était que ce triptyque, exécuté à coté de Gaza, avait le pouvoir de se répliquer plus tard, identique mais à l’échelle de tout le pays d’Israël.
Dit autrement, on comprend que l’objectif véritable de l’attaque fut d’entr’ouvrir furtivement et rapidement une porte donnant sur ce Monde futur imaginaire où on serait arrivé à faire en sorte qu’Israël ait complètement cesser d’exister dans le paysage.
Jusqu’à ce moment, les attaques visant à promettre la disparition d’Israël n’avaient été que verbales.
Là, avec ces actions à caractère performatif, on pouvait avoir un avant-goût palpable de ce qu’aller être, un jour, une vraie annihilation. Dès lors, l’utilisation des caméras GoPro par les assaillants se comprend : il s’agissait de capturer l’instant présent de l’ouverture furtive de la porte, sachant que cet instant était porteur des moments futurs où la porte s’ouvrirait complètement et tout Israël serait annihilé de la même façon.
On peut ainsi comprendre cette libération de la parole anti-israélienne et anti-juive qui suivit le 7/10 : on pouvait enfin vivre un moment qui n’avait jamais pu être vécu. D’où le fait que ce soit au lendemain du 7/10 qu’apparurent publiquement pour la première fois les slogans « de la Rivière à la mer… ». On n’était plus dans une abstraction -mais plutôt dans une réalité imaginaire future dont on avait déjà un aperçu.
Trois conséquences géopolitiques
Le 7/10 rendit ainsi visible et tangible le fantasme imaginaire de la disparition d’Israël. Il généra une onde de choc violente qui eut de nombreuses conséquences. Abordons ici les trois plus importantes conséquences qui, sur le plan géopolitique, vont ébranler l’Ordre mondial.
Première conséquence, le 7/10 généra le liant nécessaire pour qu’apparaisse, dans chaque pays occidental, ce qu’on pourrait appeler des Diasporas arabo-musulmanes organisées. On a dépassé le vieux concept « d’immigré de seconde ou de troisième génération » pour voir apparaître un concept nouveau de citoyen à part entière défendant une cause à laquelle il était fortement lié. Dans les mois qui suivirent le 7/10, ces Diasporas se révélèrent proactives, cohérentes et puissantes, tant au niveau des Universités qu’à celui des vies politiques locales des Etats. Elles surent entrainer avec elles des populations locales non arabo-musulmanes, se transformant ainsi progressivement en groupes de pression pouvant peser sur les politiques étrangères des pays occidentaux. Voir le cas des USA, de l’Espagne, l’Irlande ou de la Norvège.
L’intervention du Monde chrétien
L’opération du 7/10 provoqua par ailleurs, deuxième conséquence, un réveil de l’ancestral ressentiment anti-juif du Monde chrétien. De fait, le fantasme musulman de la disparition d’Israël que le 7/10 a permis de porter à la lumière de façon tangible n’est pas sans ressemblance avec l’hostilité multiséculaire que le Monde Chrétien a hérité de l’antique colère de Saint Paul envers les Juifs restés juifs parce que se refusant à voir l’évidence de la révélation apportée par le Christ.
Il était donc normal que ce sentiment anti-juif chrétien ait été lui aussi réveillé par le 7/10 -et qu’il influence en profondeur les positions politiques prises sur le conflit par les Etats occidentaux. Exigeant à chaque instant le respect par Israël de critères de moralité qu’eux-mêmes n’avaient jamais respecté dans leurs propres guerres, sommant l’Etat d’Israël de comparaître en coupable présumé devant des institutions judiciaires internationales, et laissant leurs media se déchainer contre Israël, ces Etats occidentaux -de culture chrétienne- s’engagèrent dans des alliances objectives avec le Monde arabo-musulman et en particulier avec certains Etats arabes (Egypte, Qater, etc.,). L’objectif était d’exercer des pressions diplomatiques et médiatiques sur Israël afin que cet Etat arrête sa riposte militaire et compose avec son adversaire, le Hamas. L’influence de la vision d’annihilation que les attaques du Hamas du 7/10 avaient permis de dévoiler ne se limita donc pas aux pays musulmans ; elle atteignit également les pays occidentaux.
Les Nations Unies désormais « irrelevant » ?
Cette convergence d’intérêts entre Monde arabo-musulman et Monde chrétien eut raison, troisième conséquence de l’irruption de l’onde choc du 7/10, de la crédibilité du système des Nations Unies.
De fait, emmené par son Secrétaire Général, les Nations Unies prirent ouvertement parti dès le commencement du conflit contre l’un de leurs Etats membres, Israël. Créé en 1945 pour assurer un équilibre entre Etats, le système ne sut donc pas garder la neutralité que sa Charte demandait. il dérapa sous les scandales (UNRWA) et sous les pressions conjuguées des Etats de l’un et l’autre Monde. Les conséquences de cette partialité assumée -et de la perte de crédibilité qui s’en suit- se verront dans le futur, quand les Nations Unies voudront intervenir dans d’autres conflits.
Un futur sombre
Au total, il est clair qu’avec le 7/10, le Monde est entré sans retour possible dans une nouvelle configuration politique, comme le pressentait JP Lledo il y a plusieurs mois. La haine religieuse, désormais libérée à une échelle mondiale, ne pourra pas disparaître pas de sitôt et continuera à entretenir les conflits, au côté des hostilités politiques. L’incapacité des Nations Unies à jouer un rôle de médiateur et l’absence de véritable leadership politique mondial ne rendent pas optimiste sur l’avenir de l’Ordre mondial.
José Garson
Professeur de Géopolitique
- Jean-Pierre Lledo 7 Octobre, Eux ou Nous, Balland 2024 ↩