On a pensé que Francis Fukuyama[1] s’était trompé. L’Histoire dont il nous disait la fin avec l’effondrement du bloc de l’Est a eu quelques soubresauts, l’Histoire vivait encore. La crise des États autoritaires a fait place, 30 ans après, à la crise des démocraties. La mondialisation des échanges a échoué à installer une pax commercium. La résurgence d’archaïsmes, d’intégrismes, fait privilégier les croyances aux faits et les « catéchismes » à la science. Le retour de nationalismes fait construire des murs.
L’actualité nous donne à comprendre que La fin de l’Histoire que nous racontait Fukuyama n’était pas la victoire du monde libéral – politiquement et économiquement – mais la fin de ce modèle qui, pour se survivre, devait se réinventer, non pas parce qu’il avait vaincu mais parce que « les autres » avaient perdu. C’est maintenant, avec le 47ème président des États-Unis, que nous arrivons à la fin de l’Histoire : les démocraties ne se sont pas, pas suffisamment, réinventées. Le dernier homme de Fukuyama s’est révélé Janus. Il est à la fois cet homme-masse que redoutait Ortega y Gasset[2], cet individu-individualisé, qui ne se voit plus citoyen, qui ignore son passé et se repait dans le confort d’une économie low-cost numérisée ; il est aussi l’homme de Tom Wolfe sorti du Bûcher des vanités qui se veut maître de l’univers. Ce dernier prospère sur le terreau des hommes-masses.
L’avènement du Trumpisme, nous réveille bien davantage que d’autres ismes du même tonneau que l’on a cru pouvoir amener à la raison libérale.
Il ne suffit pas, quand on est pétri de vanité de devenir ultra-riche : au bout du bout de cette mégalomanie la dernière conquête est d’être maître du Monde. Fukuyama l’avait perçu quand il citait Donald Trump parmi ceux-là[3].
Ce qui vient c’est bien davantage qu’un capitalisme débridé, bien davantage qu’un capitalisme de connivence qui fait qu’un président des USA se fait bonimenteur vendeur de Tesla. Ce qui vient c’est la disparition de ce qui fait société pour faire place à de « petites associations privées qui, chez les peuples démocratiques, se forment au milieu de la grande société politique » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique). Ce qui vient c’est la « division de la société en masses et minorités d’élites » (Ortega y Gasset).
L’alerte n’est pas récente mais elle a été comprise comme la marche logique des sociétés démocratiques, et si après Tocqueville, Ortega y Gasset, Fukuyama et quelques autres ont apporté, chacun, son éclairage, ça n’a pas suffi.
Trump donc est arrivé, cette voici-ci préparé dit-on et le pays qui compte 54 Prix de la Banque de Suède en sciences économiques découvre la trumponomics. Pour faire l’Amérique forte il faut la protéger. Une logique se met en branle avec les droits de douane protecteurs de l’économie. Ce qu’il faut voir c’est qu’avec les droits de douane vient, logiquement, un néo-colonialisme. Il ne s’agit plus d’impérialisme qui imposait un american way of life et un modèle politique, il s’agit d’exploiter des territoires non-étatsuniens sans autre but que de tirer profit de leurs richesses. Les revendications sur le canal de Panama, le Canada, le Groenland, les terres rares d’Ukraine ne sont pas revendications territoriales : elles vont avec et soutiennent la politique douanière. Le protectionnisme douanier n’est rien d’autre que le refus du libre-échange, refus qui impose de trouver à sécuriser ses approvisionnements ce qui conduit à coloniser les producteurs des ressources nécessaires à l’économie protégée. Le refus du multilatéralisme n’est que la face visible de cette doctrine qui nous renvoie au XIX ème siècle. Il faut relire Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari et Adolphe Blanqui, ces libéraux promoteurs du libre-échange qui s’accordaient contre l’exploitation étatique des colonies qui ralentit leur prospérité et aussi celle de l’État colonisateur[4].
L’inflation qui peut résulter des droits de douane est un problème étatsunien. Le coup de frein qui peut en résulter pour l’économie mondiale est un problème d’un autre ordre. Mais tout cela est secondaire au regard du recul du droit des peuples et des Nations, au regard de l’ordre mondial qui tire vers le bas, vers un droit du plus fort qui se présente comme celui du plus fort en gueule. La paix n’est plus qu’un deal. Renversement de paradigme, adieu Clausewitz, la paix n’a plus pour but que la continuation du commerce par d’autres moyens.
Une nouvelle école d’économie succède à l’école de Chicago, c’est l’école de Mar-a-Lago.
Les saccages des Chicago boys des années 1970 font figure de « jeux d’enfants » au regard de ceux qu’annoncent les Mar-a-Lago boys. Le clientélisme national essaime, à l’international, sous la forme de ce néo-colonialisme.
Il est à craindre que Fukuyama ne s’était pas trompé :« Si les hommes ne peuvent lutter pour une juste cause parce que celle-ci a été victorieuse au cours d’une génération antérieure, ils lutteront alors contre cette juste cause. Ils lutteront pour le plaisir de la lutte ». N’est-ce pas là ce à quoi nous assistons ? Aux démocraties européennes de relever le gant et d’opposer les valeurs du libéralisme politique, à l’économie européenne de jouer la stratégie de la « flexible response » !
Michel Monier,
membre du Cercle de recherche et d’analyse de la protection sociale – Think tank CRAPS, contributeur à la Revue Politique et parlementaire est ancien DGA de l’Unedic.
Source : Joshua Sukoff / Shutterstock.com
[1] La fin de l’histoire et le dernier homme – 1992.
[2] La révolte des masses – 1930.
[3] pages 332 et 369 de La fin de l’histoire.
[4] Cité par Alain Clément, université de Tours et LEO, UMR du CNRS 7322 in L’Économie politique- trimestriel, octobre 2014.