« Méfiez-vous des juges, ils ont tué la monarchie. Ils tueront la république. » Nombre de parlementaires d’Ancien Régime ont fini par gravir les marches de l’échafaud, parmi eux des magistrats remarquables comme Lamoignon de Malesherbes, héroïque défenseur de Louis XVI ; d’autres beaucoup plus ambigus dans leurs incessantes remontrances à l’encontre du Conseil du Roi n’ont eu de cesse d’abattre l’édifice sans pareil du Royaume de France, inexorablement fragilisé par la lente montée de la banqueroute tout au long du XVIIIe siècle, pourtant patiemment bâti au fil des siècles, riche de solides traditions et du legs de quarante Souverains, au nom des Lumières contre l’absolutisme où volonté royale faisait office de loi. Dans une lutte implacable pour confisquer ce pouvoir au profit unique de leur caste sans considération pour les souffrances du peuple ni réel souci de la correction des inégalités et de l’abolition de privilèges obsolètes au fur et à mesure du délitement de la société d’ordres, ils ont contribué dans leur travail de sape à provoquer au passage une Révolution aboutissant à la Terreur qui eut in fine raison de tout, y compris leurs propres ambitions, par l’onction de la guillotine… La formule célèbre de François Mitterrand aura résonné avec une acuité prophétique en ce dernier jour du mois de mars 2025.
On se souviendra de cette date dans l’histoire politique récente de notre « cher et vieux pays » comme celle d’une cassure (probablement celle de trop en cette atmosphère crépusculaire de fin de règne…) et d’une bascule dans un univers inédit sous la Ve République où un triumvirat de juges de première instance non élus aura tout bonnement disposé du pouvoir exorbitant d’écarter de la compétition à la prochaine élection présidentielle une candidate potentiellement susceptible de la remporter. Cette élection, il faut le souligner pour comprendre le tollé et l’émoi observés à l’énoncé de la décision collégiale de ces trois magistrats, est la pierre angulaire gaullienne de nos institutions au cours de laquelle le peuple souverain choisit et détermine rien moins que son destin et la forme de société dans laquelle majoritairement il souhaite évoluer pour les cinq années à venir, à l’issue d’un scrutin à deux tours !
Il est encore trop tôt pour mesurer l’onde de choc provoquée par un verdict qui restera un jalon majeur dans les annales de l’histoire de la fracture qui mine la France depuis 2017, et l’analyse de ses conséquences sur l’avenir de notre démocratie ne sera pas aisée à entreprendre dans un climat déjà explosif de défiance globale des Français vis à vis de leurs institutions et par dessus tout de discrédit grandissant qui entoure la justice et son fonctionnement depuis plus de vingt ans.
De l’état de droit au gouvernement des juges, c’est au delà des arguties juridiques et de toutes les justifications mises en avant par les magistrats pour essayer de minimiser le caractère exceptionnellement sévère des sanctions prononcées dans ce procès des assistants parlementaires du Front national en l’absence d’enrichissement personnel des prévenus ou d’emplois fictifs, la perception dominante qu’aura une grande partie de l’opinion publique de l’application de l’exécution provisoire accompagnant la lourde peine d’inéligibilité infligée à Marine Le Pen. Sans même parler de la genèse et de ce qui se cache au fond de cette affaire, il est également permis de s’interroger sur le rôle politique des attachés parlementaires qu’on peut légitimement concevoir comme étant avant tout au service des élus, eux mêmes porteurs des visions d’un parti, et non des fonctionnaires relevant d’une institution mais ceci relève d’un autre débat et ce n’est en tout cas pas l’interprétation des trois juges déclencheurs du séisme dont on aurait pu faire l’économie dans un pays au bord de l’implosion.
Aucune explication ne parviendra toutefois à dissiper le profond malaise engendré par ce verdict qui s’appuie certes sur des lois votées en leur temps pour corriger des manquements avérés et sur l’appréciation de juges supposés impartiaux avec tout ce que cela implique de marge d’interprétation humaine, mais qui n’en demeure pas moins sujet à caution pour de multiples raisons, à commencer par le délétère contexte politique et judiciaire actuel.
Il n’est certes pas question ici de faire le procès prématuré d’une justice qui inspire de moins en moins confiance par ses dysfonctionnements répétés, ses lenteurs dans certains cas, sa célérité dans d’autres, son manque de moyens chronique, tout ce qui fait de ce secteur régalien l’un des plus urgents à restaurer en le réformant dès qu’une réelle alternance politique le permettra et en éloignant les idéologies de son fonctionnement pour lui rendre sa crédibilité et rétablir un minimum de confiance dans cette institution. Le chantier des réformes à entreprendre pour réparer la France en redonnant au peuple souverain la maîtrise de son destin quand pourra être enfin tournée la page du règne de la macronie en 2027 s’annonce immense : la justice sera un des défis majeurs à relever et les lois actuelles héritées du désastreux quinquennat Hollande qui ont suscité la situation incroyable du 31 mars 2025 pourront alors faire l’objet des révisions nécessaires afin d’en corriger les effets pervers et anomalies… Pour autant, comme tout pouvoir de cette importance et relevant d’une exigence d’impartialité absolue ou d’équité vitale, il est sain qu’il soit soumis aux critiques pour éviter toute dérive mortifère en démocratie digne de ce nom. La loi doit être la même pour tous les justiciables, c’est pour cela qu’elle ne doit faire l’objet d’aucun soupçon de partialité et ne pas outrepasser son périmètre mais elle reste avant tout une construction humaine et donc doit toujours rester amendable et perfectible pour être respectée sans contestation.
Les avocats de Marine Le Pen ont fait appel de la décision du triumvirat de juges de première instance à l’origine du coup de tonnerre qui ébranle de facto le déroulement de la prochaine élection présidentielle dans la configuration qui aurait dû normalement être celle où la tête du principal parti d’opposition pouvait librement candidater sans impact sur sa présomption d’innocence en allant au terme d’un processus de recours jusqu’au jugement définitif dans le respect des droits de la défense. Il semblerait qu’un jugement en appel soit désormais possible au plus tard à l’été 2026 et c’est tant mieux.
Est-ce que cela suffira à apaiser la tempête et à restaurer la confiance des électeurs en l’impartialité de l’appareil judiciaire français dans cette affaire qui impacte de plein fouet le rendez-vous tant attendu de 2027 pour clarifier une situation politique de plus en plus pénalisante et invalidante pour les intérêts de la France ? Rien n’est moins sûr…
Dans l’opinion publique, le mal est fait et les dégâts provoqués par cette décision de justice pour le moins disproportionnée à ses yeux sont difficiles à évaluer car personne n’achète les motifs de risques de récidive et de trouble potentiels à l’ordre public invoqués pour justifier l’exécution provisoire de la lourde peine d’inéligibilité infligée à Marine Le Pen. Comment pourrait-il en être autrement et ne pas ressentir ce verdict comme la volonté d’exclure de la prochaine élection présidentielle, en lui barrant la route avant un jugement définitif, la candidate déclarée de la droite nationale que des sondages très récents créditaient d’un score en tête de la compétition de premier tour, que l’on n’appartienne ou pas aux 11 millions d’électeurs qui lui ont apporté leurs bulletins lors des dernières législatives ? On peut mettre en avant la citation latine
« Dura lex, sed lex » à condition qu’elle ne soit pas entachée d’un nauséabond soupçon de partialité parfaitement compréhensible dans un contexte politique et judiciaire où un « Front républicain » justifiant des alliances de la macronie et du bloc central avec la gauche extrême, l’exclusion de « l’arc républicain » d’une formation politique parfaitement légale invoquée en permanence, l’appel du Syndicat de la magistrature à 30% du corps de ses adhérents à l’issue des européennes de juin 2024 à se mobiliser pour empêcher l’accession au pouvoir du RN, servent de toile de fond pour escamoter un débat de fond qui devrait se dérouler dans les urnes et non dans les instances judiciaires. Le poison du doute sur l’objectivité d’une faction non négligeable de magistrats va donc continuer à se répandre au détriment de l’image de la justice dans le public et au prix fort pour notre démocratie dans une perspective sur le long terme qui englobe des frustrations et des colères passées allant du référendum confisqué de 2005 aux élections sans débat de fond de 2017 et 2022, en.passant par la dramatique crise des Gilets jeunes, la case « hors normes » de la période Covid, pour se perdre dans l’inconnue de l’issue de la guerre en Ukraine, avec de surcroît l’épée de Damoclès d’une dette de plus de 3300 milliards d’euros, sans aucune réponse tangible et crédible aux attentes des Français sur leurs préoccupations principales, notamment la menace islamiste, la maîtrise de l’immigration, la lutte contre une insécurité galopante, une liste loin d’être exhaustive de défis majeurs impossibles à relever en l’absence de majorité et de clarification du brouillard politique actuel…
L’exécution provisoire – on pourrait écrire tentative d’exécution tout court d’une candidate combattive aux accents souverainistes qui réveillent les échos évocateurs des racines gaulliennes de la Ve République à l’oreille des Français- intervient au pire moment d’une séquence politique particulièrement ardue et pourrait bien être la goutte d’eau qui fait déborder le vase dans notre « cher et vieux pays » en proie à toutes les incertitudes. Montesquieu a écrit une observation digne d’être mûrement méditée en cette heure de clair-obscur où des juges se hasardent sur le chemin périlleux des sanctions disproportionnées et celui non moins questionnable des faisceaux d’indices en l’absence de preuves solides comme dans l’autre affaire judiciaire sur les supposés financements libyens de la campagne présidentielle de 2007 qui défraye parallèlement l’actualité à côté de celle des assistants parlementaires du Front national, curieusement toujours à l’encontre du pôle situé à la droite de l’échiquier politique français :
« Il n’est pas de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’abri des lois et avec les couleurs de la justice. »
Sous la plupart des cieux en ce vaste monde livré à la tourmente, toute forme de tyrannie finit immanquablement par provoquer une révolte…
L’histoire de notre « cher et vieux pays » abonde en épisodes de cette nature : au delà de nos frontières, dans les pays que nos « pseudo-élites » taxent de démocratie « illibérale », on observera probablement attentivement les développements et la conclusion de cette crise additionnelle dans un environnement hexagonal déjà bien perturbé voire paralysé par une polarisation exacerbée entre blocs politiques de plus en plus difficiles à réconcilier.
Une chose est certaine, cet épisode ne sera pas de nature à réconcilier les électeurs avec les institutions dans leur configuration présente et c’est bien triste…
Eric Cerf-Mayer
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