Il était possible pour eux tout en se fondant sur la loi de délivrer un jugement qui amodie leur délibéré, ne serait-ce qu’en recourant aux réserves émises quelques jours auparavant par le Conseil constitutionnel dans la réponse apportée par celui-ci à une question prioritaire de constitutionnalité posée par un élu local de Mayotte.
Les Sages, tout en n’allant pas jusqu’à remettre en cause le principe de l’exécution provisoire au nom d’un droit de recours effectif, ont néanmoins assorti le respect de celui-ci de deux principes : celui de la proportionnalité de la peine d’une part, celui de la liberté de l’électeur d’autre part. L’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, Jean-Eric Schoettl, par ailleurs contributeur régulier de notre Revue, n’a pas manqué de relever dans une tribune publiée par Marianne quelques heures après le prononcé du tribunal que pour la circonstance « les juges se rebellent contre le Conseil constitutionnel… et les électeurs ». Ce d’autant plus qu’ils avaient ouvert dans leurs attendus la voie à ces réserves à partir du moment où ils reconnaissaient l’absence d’enrichissement personnel et distinguaient par ailleurs la notion de contrat fictif de celle d’emploi fictif.
Allant jusqu’au bout du maximalisme du Parquet, et optant délibérément pour une interprétation littérale de la législation Sapin, les juges ont frappé sans pondération, et non sans imprudence. Ils ont pris surtout le risque, loin de veiller à la seule conformité à la norme, de « sourcer » leur décision à partir de déterminants dont le caractère politique laisse peu de place au doute. Que l’on en juge, lorsque dans l’un de leurs considérants ils estiment que « l’atteinte aux intérêts de l’Union européenne revêt une gravité particulière dans la mesure où elle est portée, non sans un certain cynisme mais avec détermination, par un parti politique qui revendique son opposition aux institutions européennes ». Un tel énoncé porte d’abord jugement politique, loin de ce que le justiciable est en droit d’attendre de la neutralité du juge. Il en va de même dans leur argumentation visant à expliciter l’exécution provisoire au nom du trouble à l’ordre public que constituerait la possibilité pour Marine Le Pen de se présenter alors que le tribunal est entré en première instance en voie de condamnation.
De facto, les questions posées par la décision du 31 mars sont innombrables, ne serait-ce que lorsque le risque de récidive est indexé sur le système de défense du justiciable qui en démocratie est maître de celui-ci, sauf à entrer dans un autre registre procédural à l’opposé des régimes démocratiques. Non sans précipitation et arrière-pensée, les défenseurs de la décision y voient la logique d’une justice indissociable de l’Etat de droit, ne voulant pas regarder en face ce que l’Etat en démocratie doit à la souveraineté, ni ce que l’examen au nom du droit ne peut outrepasser si le nerf sensible de l’ordre constitutionnel peut en être affecté – et la controverse post-jugement en témoigne quelque part. Selon ce récit en appui de l’autorité judiciaire, il n’y aurait rien à dire, ni à redire, puisque la justice a vocation à passer. Certes, mais lorsqu’elle parait passer en roulant sur les vertèbres de l’orbe démocratique, il est inévitable que des interrogations se dessinent.
Force est de reconnaître que dans ce séisme politique, le Premier ministre comme le Président du Sénat n’ont pas tort lorsqu’ils décèlent dans le dispositif de l’exécution provisoire la matrice du malaise surgi du coup de butoir de trois magistrats. Ces derniers auront beau jeu d’exciper que c’est le législateur et lui seul qui a ouvert cette potentialité au juge pénal, quand bien même il revient aussi à ce dernier de juger en mesurant et en pondérant comme le lui ont rappelé les gardiens constitutionnels. Ce que le législateur fait, il peut tout autant le défaire. François Bayrou comme Gérard Larcher en esquissent l’hypothèse. Reste à savoir si le complexe du politique, dont la légitimité doit tout à la démocratie, à l’égard du judiciaire, qui n’est fort dans le moment que des faiblesses de la démocratie est susceptible d’être dépassé. Pour ce faire c’est aux représentants de la Nation de comprendre ce qui se passe et ce qui nécessairement se joue contre eux. Encore faut-il qu’ils aient le courage de nommer et de désigner le danger auquel l’ordre démocratique est confronté : un inquiétant déséquilibre qui ne cesse de s’accroître au sein même de la physique des forces propres à la séparation des pouvoirs. Noëlle Lenoir, ancienne juge constitutionnelle, rappelait avec justesse, peu après l’annonce de la décision des juges frappant d’une inéligibilité immédiate Marine Le Pen, ce mot prêté à François Mitterrand à la fin de son second septennat : « Méfiez-vous des juges : ils ont tué la Monarchie, ils tueront la République »…
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à Sorbonne-Université