La dissolution de juillet 2024, présentée comme un geste de clarification démocratique, restera probablement comme l’un des actes les plus déstabilisants de la Ve République. Elle a désorganisé la vie politique, brouillé la lisibilité institutionnelle et ajouté de l’instabilité économique à la confusion du pouvoir. Au lieu de réactiver la confiance, elle a mis à nu la fatigue d’un régime et la perte de sens de son architecture politique.
Un acte sans stratégie
Décidée dans un moment d’usure et de tension, la dissolution a ouvert une période d’entre-deux où plus rien ne s’incarne : les gouvernements se succèdent, la parole présidentielle se dévalue, les partis de gouvernement apparaissent comme des coquilles vides.
L’acte présidentiel, censé restaurer l’autorité, a révélé la vacuité du pouvoir exécutif : un pouvoir qui agit encore, mais ne gouverne plus.
Jamais la Ve République n’avait semblé aussi éloignée de son principe fondateur la stabilité.
Le coût de l’instabilité
Ce désordre a un prix.
Sur le plan financier, le spread français s’est envolé : autour de 80 points aujourd’hui, contre 35 en 2019 et 60 au plus fort du Covid.
Certaines grandes entreprises françaises empruntent désormais à des taux inférieurs à ceux de l’État – signe que la crédibilité du pays s’érode.
Les économistes estiment à près de 15 milliards d’euros le coût direct de cette période d’incertitude : montée de l’épargne de précaution, recul de l’investissement, attentisme généralisé.
La politique ne produit plus de confiance ; elle fabrique de la volatilité.
Cette défiance se traduit aussi socialement.
Les appels à la rigueur budgétaire se multiplient, alors même que les inégalités se creusent.
Les plus modestes paieront le prix d’une instabilité qu’ils n’ont ni voulue ni provoquée.
La fracture économique devient fracture politique : un pouvoir sans vision, une société sans horizon.
Une crise multiple
Ce moment français conjugue trois crises : politique, économique et constitutionnelle.
Politique, parce que la représentation s’effondre ; économique, parce que l’État se découvre dépendant de ses créanciers ; constitutionnelle, enfin, parce que la Ve République ne parvient plus à garantir le lien entre efficacité et légitimité.
Le système présidentialiste, qui fut longtemps un facteur d’ordre, devient aujourd’hui un multiplicateur d’instabilité.
L’exécutif est faible, le Parlement fragmenté, et la société lasse d’un pouvoir qui parle de réformes sans jamais produire de sens collectif.
L’économie comme nouveau centre de gravité
La France illustre désormais la spirale décrite par Polanyi : l’économie, autrefois encastrée dans le politique, s’est autonomisée.
Le marché n’est plus un instrument du pouvoir ; il en est la mesure.
De Foucault à Streeck, la même leçon s’impose : l’État délègue son autorité au marché pour continuer à exister à crédit.
Le politique ne gouverne plus ; il négocie sa survie.
La souveraineté, elle, s’est déplacée : vers les plateformes, les marchés financiers, les logiques algorithmiques qui façonnent les comportements collectifs.
Réencastrer le pouvoir
Face à ce désenchantement général, la seule issue consiste à réencastrer l’économie dans le politique.
Non pas par nostalgie étatique, mais pour restaurer la capacité de l’action publique à créer de la valeur et du sens.
L’État, pour reprendre Mazzucato, doit redevenir initiateur, et non suiveur.
Le politique ne peut se contenter d’administrer le réel : il doit à nouveau proposer un récit commun.
Sans ce réencastrement, il n’y aura ni cohésion sociale ni souveraineté durable.
Un régime à bout de souffle
La dissolution de 2024 n’a donc pas seulement produit une crise de confiance ; elle a révélé la fragilité d’un système institutionnel arrivé à son point de fatigue.
La Ve République avait été conçue pour protéger l’État des crises de régime ; elle est devenue le lieu même de la crise.
La France n’est plus gouvernée ; elle est gérée, commentée, administrée à flux tendu.
Tant que le politique restera désactivé, le vide continuera de s’étendre dans les institutions, dans l’économie, et jusque dans les consciences.
Virginie Martin
Politiste, sociologue