Menacée par la Russie de Vladimir Poutine et la politique des Etats-Unis de Donald Trump, il est indispensable pour l’Europe de renforcer sa souveraineté et son indépendance face à des puissances autoritaires, oligarchiques et illibérales. Dans un tel contexte marqué par une révolution de la politique internationale, les Européens doivent développer une réflexion stratégique indispensable afin de s’organiser pour mettre en œuvre leur indépendance secteur par secteur, et d’abord en matière de sécurité et de défense.
Aujourd’hui en Ukraine, et demain sur l’ensemble de sa frontière orientale, le projet européen est menacé par un projet autoritaire et néo-impérialiste du Président russe, Vladimir Poutine. En outre, les Européens sont sidérés et semblent pris au dépourvu par les décisions prises par Donald Trump depuis son retour à la Maison Blanche. Au-delà des enjeux économiques et commerciaux, le Président américain avait pourtant dit ce qu’il ferait sur le plan géopolitique et notamment sur l’Ukraine – même si le rapprochement entre Washington et Moscou constitue une rupture du camp occidental sans précédent. Ce qui est sidérant, au-delà de sa brutalité, c’est aussi le fait que sa parole politique soit utilisée pour menacer, contraindre, mentir et trahir jusqu’aux alliés historiques des États-Unis et d’abord les Européens attaqués sur tous les fronts, non seulement économique, mais aussi sécuritaire et idéologique. La conférence pour la sécurité à Munich a agi comme un révélateur de cette fracture au sein de l’Occident même.
FACE À LA RÉVOLUTION DES RELATIONS INTERNATIONALES, UNE RÉFLEXION STRATÉGIQUE EUROPÉENNE INDISPENSABLE
La situation critique dans laquelle les Européens sont plongés a le mérite de clarifier les objectifs : l’enjeu de souveraineté européenne, porté depuis 2017 par le Président de la République française, est désormais très clairement articulé sur celui d’ « indépendance » – pour reprendre le mot utilisé à la fois par Friedrich Merz, le chancelier allemand, et Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne. Mais cette prise de conscience doit s’accompagner d’une compréhension claire du monde dans lequel nous vivons, d’une définition précise des moyens dont nous avons besoin pour atteindre cet objectif d’ « indépendance », et d’organiser la logistique pour cela dans le cadre d’une programmation quasi « militaire ».
Toute réflexion stratégique sur la réponse européenne doit d’abord reposer sur une claire compréhension de la révolution des relations internationales actuellement en cours 1. Le meilleur point de comparaison historique de ce qui se produit sous nos yeux est sans doute la période ayant conduit à la Première Guerre mondiale : compétition et rivalité entre les principales puissances de la planète ; puissances ayant des visées néo-impérialistes et néocoloniales et cherchant à s’entendre sur un partage du monde, le contrôle des voies maritimes et des ressources ; situation dans laquelle les puissances internationales en question utilisent les instruments de coercition de la monnaie et de la politique commerciale pour établir un nouvel ordre mondial afin d’obliger les « colonies » à commercer avec la métropole selon leurs règles. Cette stratégie à l’œuvre aux États-Unis, en Chine et aussi en Russie ne ressemblerait-elle pas à un retour de la « politique de la canonnière » ? La leçon de l’histoire de cette période est bien connue : ces visées peuvent conduire à des jeux d’alliances entre ces puissances (à court terme des concurrents peuvent se retrouver alliés) ou bien à l’inverse à des confrontations majeures les unes contre les autres.
Par ailleurs, l’autre élément caractéristique de ces nouvelles relations internationales réside dans l’affirmation dominante d’une logique oligarchique, autoritaire et illibérale. Si une telle logique n’est pas inédite, comme l’a montré la situation de l’entre-deux-guerres, ce qui est nouveau aujourd’hui réside dans les moyens dont disposent ces nouvelles oligarchies illibérales. De tels moyens leur donnent la capacité de reconfigurer les rapports de force vis-à-vis desquels l’UE et ses États membres se retrouvent très isolés et dans une position de forte vulnérabilité compte tenu du poids démographique, économique et de la puissance militaire représentés par cette « alliance » – même non formalisée – des oligarchies autoritaires et illibérales constituées autour des orbites américaine, chinoise et russe. Cette « alliance » contre nature trouve son point de convergence dans l’attaque contre ce qu’incarne l’UE : une communauté politique et juridique qui reste attachée à un ordre démocratique et libéral constitutionnel qui protège les libertés, ainsi qu’à la règle de droit, et qui repose sur la séparation et l’équilibre des pouvoirs.
Un nouveau régime de la politique internationale est ainsi en train d’émerger avec le passage d’une dynamique politique qui reposait sur l’opposition entre démocraties libérales et régimes autoritaires à un ordre international désormais dominé par le double clivage entre oligarchies et non-oligarchies sur le plan politique, d’un côté, et entre économie de marché libérale et capitalisme illibéral, de l’autre.
Dans un tel contexte, l’UE et ses États membres se retrouvent dans un rapport du faible au fort. Pour résister, les Européens doivent maintenir leur cohésion et leur unité autour des principes politiques au fondement de l’UE. Et ils doivent montrer qu’ils sont une force géopolitique qui se fait respecter, qui a de nombreux alliés, et qui soutient ceux qui veulent suivre sa voie. Si l’Union européenne devient le point de ralliement des démocraties libérales et des économies ouvertes, si son soutien à l’Ukraine reste suffisamment fort même dans l’adversité et si les États membres se dotent des moyens de se protéger efficacement et de façon solidaire contre un envahisseur potentiel, alors l’Union européenne peut non seulement protéger sa souveraineté mais aussi renforcer son identité collective.
LA NÉCESSITÉ DE LA « MARCHE VERS L’INDÉPENDANCE » DE L’UE. VERS L’UNION MILITAIRE ET GÉOPOLITIQUE ?
Éviter l’inféodation au fort suppose que les Européens réalisent leur « marche vers l’indépendance » pour reprendre l’expression récemment utilisée par la présidente de la Banque centrale européenne, et s’organisent pour développer cette indépendance secteur par secteur et d’abord en matière de sécurité et de défense.
Jean Monnet avait, au début de la Seconde Guerre mondiale puis à son lendemain, pensé que l’unité militaire était la condition de l’indépendance. Mais avec le refus de la France d’accepter l’union franco-britannique en 1940 puis la Communauté européenne de défense en 1954, il fallut renverser les choses et commencer par l’union économique. L’Union européenne a aujourd’hui l’occasion de faire son union militaire et géopolitique après avoir fait l’union économique. Comme l’a affirmé récemment Mario Draghi, « reconnaître que la puissance économique est une condition nécessaire mais non suffisante pour disposer d’une puissance géopolitique peut être un point de départ pour une réflexion politique sur l’avenir de l’Union »2.
Le problème est que, face à une telle situation, l’impression extérieure est que l’UE et ses États membres semblent pris au dépourvu ou/et trop lents dans leurs réactions sans avoir de réponses prêtes face à ces menaces alors que nous étions censés y être préparés. À tout le moins, il semble que l’UE soit à nouveau en réaction et non proactive face aux événements extérieurs. En matière de défense, en dépit de l’annonce du plan « ReArmEurope » 3 (appelé aussi « paquet défense » présenté quelques jours plus tôt par la présidente de la Commission européenne), il manque une stratégie claire dans ce domaine qui pose la question de savoir comment assurer nous-mêmes notre propre sécurité à l’échelle européenne, sur les moyens financiers pour y parvenir et sur les conditions à réunir pour atteindre cet objectif.
S’il faut reconnaître que, sur le plan juridique, l’UE dispose depuis le traité de Lisbonne d’une « clause de défense mutuelle » 4, celle-ci diffère néanmoins de celle des fédérations 5. Ce n’est pas l’UE qui apporte son aide à un État membre faisant l’objet d’une agression armée mais « c’est de façon bilatérale, d’État à État que l’aide militaire va s’organiser » ; cette clause ne conduit donc pas à une fédéralisation de la force militaire. En outre, le traité de Lisbonne semble attester la primauté du système de sécurité atlantique sur celui de l’Union ; l’article 42 dispose que l’OTAN « reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre ». Malgré les progrès réalisés dans le domaine de la politique de défense européenne, une analyse analogue s’applique à la « défense commune ».
Sur le plan politique, la question se pose de savoir dans quelle mesure la guerre en Ukraine et la géopolitisation de l’Europe conduiront-elles au développement d’une défense européenne autonome et dans quelle mesure la manière envisagée de répondre à l’objectif de réarmement pourra être efficace, et conforme à l’esprit de l’UE, si les acteurs politiques nationaux visaient avant toute chose à réarmer leurs propres États, plutôt qu’à investir dans des capacités de défense communes. Une telle perspective aurait des conséquences économiques en termes de coût de duplication, opérationnelles en limitant l’inter-opérabilité entre les armées nationales, politiques en allant à l’encontre de l’esprit de la construction européenne – éviter une course nationale à l’armement en son sein –, et stratégiques en réduisant la capacité de l’Union de développer une base industrielle commune et autonome 6.
Solutionner ce problème n’est possible qu’en sortant du jeu à somme nulle actuel dans lequel chaque acteur pense pouvoir améliorer la situation en affaiblissant les autres. Les acteurs politiques et économiques doivent retrouver le sens de l’intérêt commun, au niveau national comme européen. Car les principaux risques, qu’ils soient économiques mais aussi stratégiques, viennent d’ailleurs. Si les Européens ne sont pas unis, ils s’exposent à perdre la maîtrise de leur destinée. C’est la grande leçon du rapport de Mario Draghi remis à la présidente de la Commission européenne en septembre 2024. Il n’y a pas de politique industrielle, énergétique, technologique, financière, mais aussi de défense européenne possible si les États membres cherchent avant tout à protéger leurs industries respectives et ne parviennent pas à penser et à agir « en Européens ». Il ne peut y avoir de changement politique fort au niveau européen sans capacité à penser une politique proprement européenne, c’est-à-dire une industrie européenne, une finance européenne, une recherche européenne et une défense européenne qui ne se réduisent pas aux plus petits dénominateurs communs des positions des États membres à Bruxelles. Lors des crises récentes, c’est précisément la capacité à inventer une nouvelle façon de faire et à dépasser certains tabous nationaux – du plan de relance européen à l’achat en commun du gaz – qui a permis de se mettre à la hauteur des défis posés.
Enfin, sur un plan plus philosophique, l’indispensable « transition géopolitique » (selon l’expression de Florian Louis) ne doit pas conduire les Européens à sacrifier leur héritage cosmopolitique et les principes qui en découlent (coopération, solidarité, etc.), plus que jamais nécessaires pour relever les défis lancés aux espaces communs et aux biens publics mondiaux. Entre la voie cosmopolitique « kantienne » et le « moment machiavélien » de Realpolitik qui renoue avec les arcanes de la raison d’État, une troisième voie doit être ouverte afin de donner au projet européen sa vocation future. Sans vendre son âme au profit des rapports de force, il s’agit de défendre une politique de puissance régulée par des principes au fondement de la démocratie libérale : ce que l’Union peut faire valoirdès lors qu’elle se distancie du modèle de l’Empire 7.
Si les Européens ne s’engagent pas dans cette direction, ils resteront sous le feu – sur les fronts économique, idéologique et sécuritaire – de tous ceux qui refusent qu’ils soient indépendants face au retour des rapports de force brutaux et des ambitions néo-impériales. Pour le dire autrement, dans le contexte de changement de paradigme actuel, les Européens doivent être en capacité de s’allier et de développer l’union militaire et géopolitique après l’union économique, s’ils ne veulent pas se laisser diviser et conquérir !
Thierry CHOPIN
Professeur associé à Sorbonne Université
- Thierry Chopin, « Vulnérable face à des empires oligarchiques, l’Europe doit lancer sa marche vers l’indépendance », Le Monde, 26 avril 2025. ↩
- Mario Draghi, « Comment changer la trajectoire de notre continent ? », discours prononcé au Meeting pour l’Amitié entre les Peuples, Rimini, 22 août 2025. ↩
- https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/statement_25_673 ↩
- Art. 42, al. 7 TUE : « Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la charte des Nations unies. Cela n’affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains Etats membres ». ↩
- Olivier Beaud, Le Pacte fédératif. Essai sur la constitution de la Fédération et sur l’Union européenne, Paris, Dalloz-Institut Villey, 2022, p. 575-581. ↩
- Voir les analyses de Samuel B. H. Faure sur ce sujet dont « Renforcer la puissance stratégique de l’Europe après la réélection de Trump », Le Rubicon, 29 janvier 2025. ↩
- V. Thierry Chopin et Céline Spector, « Le nouveau « moment tocquevillien » de l’Union européenne », Le Grand Continent, septembre 2023. ↩


















