Comme l’avaient prédit certains analystes1, les élections européennes des 23-26 mai 2019 marquent un tournant : ce furent, sans doute, les premières véritablement européennes. Elles se sont traduites par un regain de participation, après un recul continu élections après élections. Et elles dessinent les contours d’un paysage politique européen au spectre élargi qui, par-delà le duopole longtemps dominant des conservateurs du PPE et des sociaux-démocrates de l’Alliance progressiste, dévoilent la progression des libéraux et des verts mais aussi la poussée des partisans du primat des nations. En somme, expression plus juste de la diversité des opinions publiques, des préoccupations comme des inquiétudes des Européens, ces élections semblent faire entrer le Parlement européen dans le temps de la représentation.
Voici donc cette neuvième législature au suffrage universel chargée d’apporter une réponse à une attente collective inédite. Il faut dire que l’histoire s’est chargée de bousculer et de réveiller les Européens, ses élites autant que ses peuples : la crise de l’euro et des dettes souveraines de 2008, la crise des migrants, le Brexit, auxquels s’ajoutent la montée en puissance de la Chine, le virage protectionniste des États-Unis, les transformations du capitalisme et les effets du réchauffement climatique… L’Europe, qui s’est longtemps construite sur une fin possible de l’histoire, au moins de l’aventure européenne, mais hésitant sans cesse entre deux dénouements, l’aboutissement fédéraliste ou le dépassement de la politique. Or voici l’Europe sommée de réapprendre à faire de la politique. Ce défi est devant elle. Pour autant une élection ne saurait suffire à annoncer un Printemps européen : manque encore à l’Europe un espace public solidement et clairement articulé, entendons par là non seulement une forme de conscience européenne, mais la perception par tous les citoyens d’une capacité de délibération, de projection et d’action collective, en somme d’appropriation collective possible d’un destin commun.
L’Union européenne, un espace loin du public
Le constat a été fait maintes et maintes fois : la construction européenne est indissociable d’une dynamique fédérale qui butte sur l’impossibilité de former un État fédéral dans une Europe qui s’est bâtie sur la composition de peuples et de nations démocratiques. L’Europe est avant tout une union de nations libérales, nations qui non seulement sont le pivot de la légitimité démocratique mais la source même des traités qui instituent et font évoluer l’Europe. Le Traité de Maastricht, qui institue en 1992 l’Union européenne (UE) et se définit comme une « nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe », le rappelle : la « mission » de l’Union européenne était « d’organiser de façon cohérente et solidaire les relations entre les États-membres et leurs peuples. » La pluralité des « peuples de l’Europe », des peuples entendus au sens plein du terme, culturel et civique, est la donnée première, qui, en dépit de la référence aux Federalist Papers comprise dans l’expression « une union plus étroite », ne permet guère de comparer l’édifice européen à la constitution fédérale américaine.
Il eût sans doute été possible, dès l’origine, de se penser et d’ordonner l’Europe dans une perspective confédérale, reposant sur l’articulation entre un fondement national et une communauté d’appartenance européenne, visant en somme une réalisation pratique du concept kantien de « fédéralisme d’États libres. » Mais les promoteurs du projet européen choisirent de l’édifier à l’écart des peuples, dans une perspective d’évitement ou de contournement du politique, quand bien même les États étaient à la base des traités. Les Pères fondateurs de l’UE avaient espéré un peu naïvement qu’une recomposition de l’espace public accompagnerait naturellement et presque insensiblement le glissement progressif des lieux de pouvoir vers l’Europe. En somme, une appartenance européenne surgirait d’elle-même à l’abri des affres de la politique. Tant et si bien que cette conception originelle demeure prégnante dans le fonctionnement des institutions bruxelloises. « Les méthodes de travail et les modes de pensées sont conçus historiquement pour étouffer les passions politiques dans un maillage de règles » rappelle Luuk Van Middelaar2. Or force est de constater, comme l’écrit de son côté Paul Magnette, que « l’européanisation gouvernante ne s’accompagne pas d’une européanisation civique3. » D’autant plus que la composition même de l’espace public européen a été brouillée tant par les transformations institutionnelles incessantes depuis le Traité de Paris de 1951 jusqu’au Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique et monétaire de 2012, que par les élargissements successifs à un rythme accéléré depuis 1990, jusqu’au coup d’arrêt brutal du Brexit, ou encore les appartenances aux périmètres variables (zone euro, espace Schengen…).
Pour le citoyen, la perception des dimensions de l’Europe est floue.
Vaste espace loin du public, l’Europe constitue un public vaste qui ne fait pas corps.
Les limites d’une citoyenneté européenne consacrée par la liberté de mouvement
Les dirigeants européens ont pris conscience très tôt de l’importance d’un sentiment d’appartenance à l’Europe. Mais, une fois encore, cette appartenance s’imposerait-elle par le cours même de l’histoire, comme son aboutissement sublime ? Dès 1849, Victor Hugo évoquait les trois étapes de l’éveil des peuples européens à eux-mêmes : première étape, celle de la liberté, fut initiée par l’Angleterre, puis vint la deuxième, celle de la souveraineté, inaugurée par la France, et, enfin, ne restait à venir que celle de la fraternité aux termes de laquelle « nous [peuples européens] dirons nous sommes frères »… Ou bien, face aux épreuves et aux démentis de l’histoire, ne faudrait-il pas inscrire cette appartenance par une opération politique nouvelle, celle en somme de la composition d’un vaste public européen, fut-il composé d’une pluralité de peuples ?
La référence à une « citoyenneté européenne » n’est apparue que tardivement dans le processus européen : elle est inscrite dans les textes par le Traité de Maastricht, en 1992, trente-cinq ans après le Traité de Rome ! Or son contenu porte en lui la marque de cette hésitation persistante entre une conception infrapolitique et postnationale, attachée à la liberté de circulation, et une détermination politique, contenue superficiellement dans la reconnaissance du droit de vote aux élections municipales dans l’État de résidence et du droit à se présenter aux élections européennes dans n’importe lequel des pays de l’UE. Cette dernière possibilité apparut un temps comme le moyen d’européaniser l’élection des députés européens organisée sur une base nationale. La composition des listes aux européennes de 2019 l’atteste : elle est oubliée.
En pratique, la citoyenneté européenne renvoie à la liberté de mouvement et d’établissement. Et nul doute que cette dimension-là de l’appartenance à l’Europe est de plus en plus intériorisée par les Européens de sorte que l’UE, selon la thèse séduisante de Teresa Pullano, serait « un gouvernement des mobilités4. » Cette conception strictement individuelle de la citoyenneté européenne, reposant sur le principe de la non-discrimination entre Européens et la reconnaissance des mêmes droits à tous les sujets de l’UE, ouvre une perspective sur la compréhension de notre situation politique.
En effet, une telle conception de la citoyenneté comme droit de l’individu, détachée de toute réciprocité ou obligation, bref des devoirs de l’appartenance, accélère, plus qu’elle ne la retient, la déliaison des sociétés européennes.
S’opère une séparation sociale et morale nouvelle et inédite, qui distingue ceux qui se sentent de partout de ceux qui se sentent de quelque part, les « anywhere » et les « somewhere » selon la description suggestive que l’essayiste David Goodhart fait de la division de la société anglaise qui a conduit au Brexit5. Telle est la séparation entre ceux qui composent effectivement la part la plus mobile de la population, souvent les plus éduqués, les plus urbains, voire métropolitains, ou les plus jeunes, et ceux qui se sentent, par choix ou non, attachés à un territoire, liés par une langue et une culture, ancrés dans des traditions, et donc négligés voire menacés par un projet politique valorisant la mobilité. L’Europe tend à fonder la loyauté de ses sujets sur la seule extension de leurs droits et de leurs possibilités de mouvement. En somme, la démocratie européenne se récapitule dans l’idéal de la mobilité individuelle non entravée, sociale, culturelle et géographique. L’espace public qui en découle ne peut être qu’espace social essentiellement indifférencié. Dès lors la question politique se résume à la capacité et à l’incapacité à être mobile, aux avantages et aux désavantages de cette mobilité. Le versant idéalisé de cette conception européenne de la citoyenneté, c’est « l’effacement des frontières sur la carte et des préjugés dans les cœurs » qu’annonçait Victor Hugo. Mais la face sombre, c’est la déliaison des sociétés et l’inquiétude identitaire qui en est le revers. Est-il dès lors si surprenant de voir ressurgir la question nationale ?
Un espace public sans véritables partis politiques
Européens contre nationalistes ; nationalistes contre Européens. Il est terriblement tentant de résumer ainsi la controverse politique. Cela permet d’identifier en somme deux partis, par-delà la fragmentation de l’opinion et la perte de consistance effective des partis politiques. Et cela fixe pour le citoyen un horizon imaginaire de substitution au brouillage provisoire des repères entre la droite et la gauche. Emmanuel Macron l’a parfaitement compris : la mise en scène de ce grand clivage est opérant et efficace aussi bien à l’intérieur qu’à l’échelle européenne. C’est dans ce contexte que le chef de l’État français a pris une initiative inédite, une initiative que, sans doute, les citoyens français auraient considérée avec irritation si elle était venue du chef de l’exécutif d’un autre pays de l’UE. Le 4 mars dernier, dramatisant l’enjeu d’une Europe nécessaire mais en danger, et la division plus morale que politique entre les partisans d’un « repli nationaliste » et les tenants d’une Europe progressiste, Emmanuel Macron lança à tous les citoyens de l’Union un appel pour une « renaissance européenne », l’Europe qui, plus qu’un « marché sans âme », doit redevenir un « projet. » La force de l’appel d’Emmanuel Macron vise donc à redonner une direction politique à l’Europe, et il décline sa proposition comme s’il s’était agi d’une élection à la présidence européenne. Sa limite, toutefois, est de réduire le spectre de la délibération et de ne penser aucun compromis politique entre ces deux attentes de l’opinion.
L’auteur et la réception de cette lettre aux Européens sont également révélateurs de la configuration de l’espace public européen. Constatons d’abord que l’appel d’Emmanuel Macron n’a pas reçu un grand écho dans l’opinion, heurtant avant tout la sensibilité des autres dirigeants de l’UE à peine consultés, en premier lieu celle d’Angela Merkel. Cela confirme que le débat européen demeure inscrit dans des « sphères politiques nationales » comme le déplore régulièrement Jürgen Habermas qui rêve du déploiement d’une culture politique commune et qui a souvent salué l’ambition et les propositions d’Emmanuel Macron sur l’Europe. Or, bien que traduit dans toutes les langues de l’UE, et publié dans un journal de chacun des pays, l’appel de Macron n’a pas cristallisé l’opinion européenne. Sans doute la part de l’opinion publique, au niveau européen, et dans chaque pays, vraiment intéressée par les questions européennes demeure-t-elle très réduite, une opinion de philosophes, de politiques et d’experts. Mais au-delà du constat de la difficulté à animer une conversation civique à l’échelle européenne, considérons ce que signale le fait que ce soit un chef d’État, et non un chef de parti, qui ait lancé cet appel.
L’inexistence de véritables forces politiques européennes, voilà ce que confirme le simple fait que la tribune d’Emmanuel Macron rencontre plus d’audience que les discours du chef de file du PPE au Parlement européen, Manfred Weber, le sprizenkandidat censé être le principal candidat à la présidence de la Commission européenne. Le Traité de Maastricht reconnaît au Parlement européen un pouvoir de « codécision » avec le Conseil de l’Union européenne qui réunit les ministres et représente les États-membres. Cependant, la capacité du Parlement européen à s’imposer comme « le grand forum de l’Union européenne », pour paraphraser l’expression fameuse de Stuart Mill appliquée au Parlement britannique au milieu du XIXe siècle, demeure superficielle tandis que désormais la balance de l’influence et des pouvoirs penche en faveur de la prérogative de l’exécutif.
La parlementarisation de l’Europe à l’heure de la remise en cause de la représentation
Les spécialistes des institutions européennes, constitutionnalistes ou politistes, résument généralement les institutions européennes à un triangle sans tête Parlement-Commission-Conseil. Paul Magnette utilise le concept de « démocratie acéphale » pour mettre en évidence l’impossibilité, pour le citoyen, de distinguer le niveau principal de décision, et pour identifier un véritable gouvernement européen. Tout se passe comme si, au fil des traités et des circonstances, s’opéraient concomitamment le renforcement de chacun des différents pouvoirs au sein de l’UE et la modification de leurs rapports de force, de sorte que le processus de décision apparaisse opaque et complexe. La « parlementarisation » de l’Europe, par exemple, n’a cessé, au fil du temps, de s’affirmer, comme si la projection au niveau européen du régime représentatif parlementaire que l’on retrouve au niveau national s’était imposé comme le garant de la légitimité démocratique.
De fait, le Parlement est la première institution mentionnée dans le Traité de Rome. Lorsque la CECA est instituée en 1951, un parlement lui est associé. Les membres de ce parlement décidèrent de se répartir non pas selon leur nationalité mais au sein de différents groupes politiques. Ce fut l’embryon des partis politiques européens. Et dès 1962, ce qu’on appelait alors « l’Assemblée des Communautés » eut l’audace de se baptiser « Parlement européen », nom qui lui fut reconnu seulement en 1986 par l’Acte unique européen. En même temps qu’est institué un pouvoir de codécision en 1992, élargi traité après traité, le Parlement se voit reconnaître l’élection du président de la Commission européenne tandis que le Traité de Lisbonne, en 2007, stipule que la proposition pour la présidence de la Commission faite par le Conseil européen se doit de tenir compte du résultat des élections européennes, et donc de la composition du Parlement. Enfin, en 2014, c’est le chef de file du principal groupe au sein du Parlement, Jean-Claude Junker, qui a été porté à la présidence de la Commission.
Pour autant, le Parlement n’est sans doute guère en mesure de se placer réellement au centre des institutions européennes. Son droit de regard sur les décisions européennes se limite à ce qui est traduit par un acte législatif, tandis que le champ de plus en plus vaste de la coopération intergouvernementale lui échappe.
Mais surtout le Parlement est déconnecté des citoyens.
L’audience de ses travaux et de ses votes ne parvient que rarement à atteindre les opinions publiques européennes tandis que la nuée de représentants de groupes d’intérêts et d’associations qui l’entourent fait écran à la communauté des citoyens. Enfin alors que d’une élection à l’autre, plus d’un député sur deux est remplacé, aucune grande figure parlementaire n’a de poids suffisant pour animer une conversation politique européenne… Il serait donc hasardeux de déduire des dernières élections le signal d’un renforcement de la démocratie européenne par voie parlementaire.
D’autant qu’à ce constat, s’ajoute un autre défi pour les élus de mai 2019 : le déclin des parlements s’observe à l’intérieur même des démocraties nationales, reflet d’une remise en cause, dans l’évolution de la vie politique, de la représentation, des médiations et des institutions. À l’heure de la démocratie liquide, les parlements sont des expressions figées et vite remises en cause. La tentation est grande, dès lors, de recouvrer un surcroît de légitimité en démultipliant les échanges directs avec le public, ou en se reposant sur la société civile. Le Parlement européen le fait déjà, à l’instar de la Commission. Mais cela affaiblit son autorité. Et le revers de cette méthode est une dépendance aux enquêtes d’opinion, le poids démesuré accordé à des porteurs d’intérêts ou à des ONG, la segmentation accrue de l’espace public et la distorsion induite par les minorités de citoyens actifs à l’âge de la démocratie numérique. Comment, dans ces conditions, susciter l’adhésion du plus grand nombre, comment viser le consentement du peuple ?
Le grand retournement de la nouvelle phase de la démocratisation : le triomphe des minorités et la prérogative de l’exécutif
Il s’opère, dans le processus même de la démocratisation, comme un grand retournement : après avoir fait que les institutions et les clivages induits par le gouvernement représentatif imprègnent la société tout entière, notamment par le truchement des grands partis, cette phase nouvelle de la démocratisation, plus individualiste, plus fluide, plus déliée, produit de nouvelles séparations, réintroduisant la division entre des minorités actives et le reste de la population, une division qui n’est au demeurant plus vraiment visible ou mesurable politiquement, car elle s’opère à l’intérieur même de la société, sans trouver de relais institués, en dehors des partis, des organisations et des élections.
Dans une démocratie d’opinion et face à des sociétés plus fragmentées, pour organiser et ordonner l’espace public, l’exécutif tire sa force de sa prérogative, tant au niveau national qu’au niveau européen.
À ce stade, c’est donc en faveur des représentants d’un pouvoir exécutif incarné, visible, reposant sur une forme de légitimité politique démocratique, que la balance des pouvoirs tend à pencher, tant au niveau national, qu’à l’échelle européenne, et il est aisé de faire la chronique du renforcement des instances intergouvernementales au sein de l’UE, à commencer par l’institution symbolique et essentielle du Conseil européen, qui rassemble les têtes des exécutifs nationaux. Cette instance, absente des traités initiaux, a été instaurée de manière informelle à la demande de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, avant d’être reconnue en tant que telle par l’article 2 de l’Acte unique de 1986 et d’être érigée au rang d’institution de l’UE par le Traité de Lisbonne.
Une présidentialisation du pouvoir s’observe dans toutes les démocraties. Fruit d’une demande d’action et d’une exigence de résultats, la forme actuelle de la présidentialisation apporte une réponse ambivalente à la crise du consentement démocratique dans des sociétés plus individualistes et plus fragmentées. Car la focalisation du gouvernement sur une seule personne pallie et renforce la perte de consistance des médiations et des institutions nécessaires à un espace public démocratique. Emmanuel Macron est en ce sens un révélateur de la situation politique des peuples européens : en dépit d’une assise électorale réduite, sur fond de décomposition des partis, et au prix d’une polarisation artificielle de la vie politique et d’une réduction du pluralisme démocratique, il s’impose parce qu’il est visiblement en position de gouverner. L’Europe se trouve confrontée, elle aussi, de nouveau à ce besoin d’incarnation. Longtemps l’idée de l’élection d’un président de l’Europe au suffrage universel s’est posée : est-elle seulement envisageable désormais que l’Europe est composée de vingt-sept nations ? Mais à défaut d’un pouvoir exécutif visible, la tentation peut redevenir celle d’un autre type d’exécutif, dépolitisé et autoritaire, à travers le rêve saint-simonien d’une gouvernance d’experts.
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Longtemps, trop longtemps, l’opinion politique des Européens était le produit de deux vies séparées, l’une inscrite dans la sphère nationale et l’autre projetée dans l’horizon européen, deux vies en miroir, dont l’articulation était presque impossible, l’une et l’autre se confondant ou s’opposant. Désormais il semble qu’une même vie soit en mesure de se déployer de la nation à l’Europe. L’attente d’Europe que portent les élections de mai est peut-être, de la part des peuples européens, l’expression d’une dernière espérance d’une vie et d’un mode de gouvernement démocratiques dont ils ne sont peut-être presque plus capables, la demande d’une prise sur un destin commun. Toutefois il est à craindre que l’exténuation des vies politiques nationales, que l’on constate dans le Royaume-Uni du Brexit, dans l’Allemagne de la fin de Merkel, ou bien en France, soit plus contraignante que le fragile déploiement d’un espace public et civique européen. La déconstruction des formes nationales est plus rapide que la composition d’une démocratie européenne. Pour l’avenir de l’Europe, comme pour celui de la démocratie, c’est dans la décomposition accélérée des nations et des peuples européens que se loge la véritable menace.
Le défi de l’espace public européen, c’est de parvenir à y impliquer tous les citoyens et pas seulement les plus mondialisés.
L’Europe s’est un temps construite à l’écart des peuples. À présent, alors que les instances et les partis de gouvernement abandonnent à elles-mêmes les catégories populaires, le danger serait de prétendre la réaliser autour d’une minorité privilégiée, sans égards pour les populations, disqualifiant leurs opinions et méprisant leur existence. De sorte que le simple saut dans un espace civique et public européen est illusoire : l’articulation harmonieuse d’une véritable vie politique européenne et d’une véritable vie politique à l’intérieur des nations reste le pari et le défi majeur de l’Europe. Car la seule certitude, c’est qu’il ne sera pas d’Europe démocratique sans ses nations et pas de nations et de peuples européens réellement libres sans Europe.
Frédéric Lazorthes
Ancien conseiller de Dominique de Villepin
Président de Flazorthes Conseil
- Voir en particulier l’article de The Economist du 27 avril 2019 « Why the European Parliament eletions will be the most European yet ». ↩
- Luuk Van Middelaar, Quand l’Europe improvise, Gallimard, 2018. ↩
- Paul Magnette, Le régime politique de l’Union Européenne, Presses de Sciences Po, 4e édition, 2017. ↩
- Teresa Pullano, La citoyenneté européenne : un espace quasi étatique, Presses de la Fondation nationale des sciences poliques, 2014. ↩
- David Goodhart, The Road to Somewhere, The populist Revolt and the Future of Politics, Hurst and Company, Londres, 2017. ↩