La justice et l’ordre public en tant que missions régaliennes sont de plus en plus menacées dans notre République. Le concept de justice au départ est un objet d’étude qui est de nature divine permettant à une autorité royale (le roi) de rendre des jugements au nom de Dieu. Cette justice qui avait un caractère transcendantal conférant aux magistrats un pouvoir absolu.
Cette notion a existé pendant tout le Moyen-âge jusqu’à l’avènement de la République. Désormais, depuis le 18ème siècle, la justice contemporaine est rendue au nom de la République par des magistrats. Cette justice possède plusieurs caractères : laïque, civile, pénale, sociale, économique et de plus en plus environnementale. Ce dernier aspect qui se développe de manière profonde répond de plus en plus à une demande exprimée par la population. Cet appareil de justice s’appuie sur un socle appelait « bloc de constitutionnalité » qui consacre les valeurs fondamentales de la République.
Ces lois fondamentales seraient en quelque sorte une survivance des anciennes lois divines. Cependant, certaines de ces règles de nature judiciaire sont de plus en plus contestées ce qui crée un certain malaise dans nos sociétés.
Parmi les principes mis en cause, on peut citer notamment : les principes d’impartialité (article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme) et de neutralité, le principe du contradictoire, la présomption d’innocence le secret d’instruction, la règle de l’inamovibilité qui est une prérogative réservée aux magistrats du siège ( article 64 alinéa 4 de la constitution).
Il faut aussi noter l’impact, voire l’intrusion de la presse et des réseaux sociaux dans les décisions de nos tribunaux ce qui constitue souvent une source d’instabilité et un affaiblissement de l’autorité de notre justice.
Ces quelques éléments peuvent être un début de réflexion et d’écriture pour des réformes.
Des exemples récents démontrent également les difficultés et la complexité d’appliquer le principe de la séparation des pouvoirs alors que celui-ci demeure une des règles fondamentales de nos démocraties fondamentales.
Les ennuis judiciaires de François Fillon, ancien premier ministre et candidat à la présidence de la République en 2017 ainsi que ceux de Nicolas Sarkozy posent clairement la question de la séparation des pouvoirs.
L’affaire Fillon nous interroge sur l’opportunité de mettre en examen un des prétendants à la présidence de la République en pleine campagne électorale de 2017. Le candidat F.Fillon a été mis en examen le 14 mars 2017 alors que premier tour de l’élection présidentielle se déroulait le 23 avril 2017.
Le dossier judiciaire de l’ancien président de la République N. Sarkozy est particulièrement chargé ( 2 condamnations, un appel, 2 non-lieux et plusieurs dossiers en cours). Jusqu’en 2012, il ne pouvait pas être visé par la justice car il bénéficiait de l’immunité présidentielle. Or ces poursuites et accusations portent en même temps et malheureusement atteinte à l’image de la France.
Dans l’imaginaire collectif et politique, les accusations et les condamnations ont un impact important sur l’électorat et la considération qu’ils peuvent avoir sur la classe politique.
Le mandat d’un Président de la République s’inscrit dans l’histoire d’un pays et c’est aussi un pouvoir très symbolique. En outre, il incarne en étant élu au suffrage universel la souveraineté populaire. Alors comment admettre et interpréter ce flot d’affaires de justice à propos du personnel ? Les motifs sont divers et variés : : acharnement judiciaire, ingérence des magistrats dans le fonctionnement de la démocratie, inadaptation des règles de la séparation des pouvoirs, manque de transparence de la vie politique, l’absence de dialogue et méfiance entre les responsables des institutions politique et judiciaire …
Des litiges récents ont encore renforcé cette impression avec le procès d’Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice sous le gouvernement d’Elisabeth Borne. Cette affaire concernant Éric Dupond-Moretti accrédite la thèse selon laquelle le principe de la séparation des pouvoirs connaitrait des dérèglements structurels et serait fragilisé en raison des différents procès qui touchent l’ensemble du personnel politique français. L’ancien bâtonnier de Paris maître O. Cousi y avait lancé un cri d’alarme en déclarant: « Il y a une guérilla entre les juges et le pouvoir ».
Le ministre français de la Justice a été mis en examen par des magistrats de la Cour de la justice de la République le 16 juillet 2023 pour « prise illégale d’intérêt » en raison de ses anciennes activités de pénaliste. Il est accusé d’avoir profité de sa position pour régler ses comptes avec des magistrats avec qui il avait eu un contentieux en tant qu’avocat.
Des associations de magistrature et la présidente de l’association de lutte contre la corruption Anticor sont à l’origine de ce dossier.
En revanche, plusieurs arguments sont avancés par le ministre de la justice pour assurer sa défense: la mise sur écoute téléphonique lorsqu’il était avocat, des atteintes au secret professionnel et à la présomption d’innocence.
Le ministre accuse aussi des magistrats avec qui il avait eu un contentieux en tant qu’avocat. Il dénonce en particulier les agissements et les « manoeuvres politiques » des syndicats afin d’obtenir un nouveau garde des sceaux.
Prochainement le ministre de la Justice sera jugé par la Cour de justice de la République (CJR) composée de 12 parlementaires (6 députés et 6 sénateurs) et de 3 magistrats du siège de la Cour de cassation. Ce sera le douzième ministre dans ce cas depuis la création de cette juridiction mais le premier alors qu’il est en exercice. La Cour de la justice de la République juge les membres du gouvernement pour des actes délictueux ou criminels commis dans l’exercice de leur fonction ( art 68-1et 68-2 de la constitution). Ce tribunal d’exception est souvent critiqué pour être une justice à deux vitesses.
Bien sûr, on peut se demander comment le ministre de la Justice peut déterminer la politique pénale en état lui-même en examen ? Comment aménager les difficiles et complexes relations entre ces différents pouvoirs sans remettre en cause la règle de la séparation des pouvoirs, fondement de nos démocraties occidentales?
Notre société vit des changements importants ce qui implique une justice participative et solidaire à partir de l’ensemble de la chaîne de justice; magistrats du siège, du parquet, avocats police, justiciables et en particulier les victimes de violation de la loi..
C’est à une véritable entreprise de réforme que doit se livrer l’État afin que la justice conserve la confiance des citoyens, condition nécessaire à la stabilité et à la sécurité de notre pays.
Le gouvernement a lancé une réforme de la justice qui prévoit une augmentation importante des moyens budgétaires. Il y a également de nombreuses mesures du code de procédure pénale qui seront réformées et en particulier une mesure qui consistera à assouplir la saisine directe du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) par les justiciables. Lorsqu’un justiciable estime que le comportement d’un magistrat dans le déroulement de leur procédure peut relever d’une faute disciplinaire, il pourra saisir le CSM. Cette réforme a été adoptée le 22 juillet 2023 et l’objectif principal est une simplification et une modernisation de la procédure pénale, en particulier les règles concernant l’enquête, l’instruction et le jugement. Ces nouvelles procédures sont améliorées pour une justice pénale efficiente. Une fonction d’attaché a été créée et des moyens historiques permettront de poursuivre la construction de 15 000 nouvelles places de prison d’ici la fin du quinquennat.
L’ordre public est aussi l’un des piliers de l’État de droit et de la république. Comme remarque préliminaire, nous pouvons souligner que cet « État de droit est une valeur des États européens et de l’Union européenne » selon l’ article 2 du traité sur l’Union européenne.
Que recouvre la notion d’ordre public ? La notion d’ordre public est une notion large, évolutive et extensive. Elle trouve sa quintessence dans l’article 2212-2 du code général des collectivité territoriales modifié par la loi n°2014-1545 du 20 décembre 2014 -art 11. Selon l’article L222-2: « La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté et la salubrité publiques. ».
Cette définition qui n’est pas limitative peut être comprise comme l’ensemble des règles obligatoires qui touchent à l’organisation de la nation, à l’économie, à la morale, à la santé, à la sécurité, à la paix publique, aux droits et aux libertés essentielles de chaque individu. En effet, au triptyque classique de la tranquillité, sécurité, et salubrité sont venus s’ajouter de nouvelles composantes de la notion d’ordre public. Seul le législateur a le pouvoir de qualifier une règle de droit d’ordre public. C’est une conception classique de l’ordre public.
L’ordre public résulte également d’une construction jurisprudentielle tendant à assurer la garantie effective de droits et principes constitutionnels. Le Conseil constitutionnel aurait donné un nouveau statut à cette notion en faisant de sa sauvegarde autour du principe de sécurité un objectif de valeur constitutionnelle. Ces objectifs à la dimension impérative liés à la vie en société doivent guider l’’action normative.
L’ordre public a été l’un des premiers objectifs dégagés par le Conseil constitutionnel dès 1981. Le Conseil constitutionnel a considéré que la liberté d’aller et venir doivent être conciliées avec « ce qui est nécessaire pour la sauvegarde des fins d’intérêt général ayant valeur constitutionnelle » comme le maintien de l’ordre public ( décision des 19 et 20 janvier 1981:loi sécurité-liberté).
Certes la mise en œuvre de ce principe peut être une source d’interrogations. A titre d’exemple, comment assurer la sécurité et l’ordre public en période crise comme ce fut le cas avec le Covid 19 ou encore quel est le pouvoir du juge lorsque la liberté d’association et le respect de l’ordre public s’opposent ?
L’ordre public doit être respecté. Il permet l’exercice effectif des liberté fondamentales et garantit l’intérêt général. C’est un élément important de préservation de la paix et de la concorde sociale. L’ordre public est également une notion relative et contingente dont la protection justifie l’exercice de la police administrative. La nécessaire conciliation entre l’ordre public et les libertés fondamentales impose que cet exercice soit limité.
En dernier ressort, le juge sera conduit à exercer un contrôle de constitutionnalité sur les actes émis par l’administration. En effet, le juge vérifiera si la restriction des libertés publiques des administrés est justifiée et si les mesures prises sont proportionnelles avec l’importance des libertés. Cette règle d’ordre public requiert beaucoup de rigueur et d’attention par les autorités (juges, responsables de collectivités) quant à l’application de ce concept.
En réalité, l’ordre public est le fondement de l’activité de la police administrative comme le précise justement M.Chapus. La police administrative comme mode spécifique de gouvernance s’est développée avec un objet préventif visant à assurer le maintien de l’ordre public. Cette notion a beaucoup évolué avec les besoins de la société qui varient eux-mêmes avec les progrès technologiques, les exigences sociales, environnementales et morales. De plus en plus, on relie l’ordre public au respect des libertés fondamentales. En effet, ces deux notions sont étroitement liés. On observe que l’exercice des libertés fondamentales est très menacé là ou le désordre public règne.
Ce phénomène s‘est particulièrement renforcé ces derniers mois. Cet ordre public a été bafoué par des manifestations et émeutes qui sont une remise en cause du principe de sécurité. Comment ne pas ressentir des sentiments d’incompréhension et de gâchis après les manifestations et de violence survenues à Paris et un peu partout en France fin juin et début juillet 2023 en dépit de cette faute grave commise par le policier en tuant Nahel.
Lors de ces évènements, après la mort du jeune Nahel près de 250 établissements scolaires ont été dégradés et cinq d’entre eux n’ouvriront pas pour la rentrée prochaine au mois de septembre.
Il faut y ajouter des commerces saccagés et commissariats pillés.
Les manifestations des « Gilets jaunes » en 2019, celles concernant la réforme des retraites en 2023 et maintenant les émeutes de jeunes français dans toute la France posent la question de la gestion de l’ordre public en France. D’autres pays occidentaux comme les Etats-Unis, la Grande Bretagne et l’Allemagne ont connu également de semblables mouvements de contestation. Pour l’instant, il apparait difficile de comprendre et d’évaluer la portée exacte de ces évènements.
Dans le cas français, il paraît évident et avéré que l’équilibre entre l’exercice des libertés constitutionnellement garanties au nombre desquelles figure le droit de manifester (protégé par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme) et le principe de sécurité a été rompu. Cette crise de la police pose non seulement aussi le rapport entre l’État et l’institution policière et mais aussi la reconnaissance du travail de cette dernière en tant que défenseurs de la loi et la sécurité.
On peut y ajouter un autre élément qui affaiblit dans une certaine mesure nos institutions : l’extrême complexité, voire la fragilité du principe de la séparation des pouvoirs qui est le point cardinal et la caractéristique fondamentale de nos démocraties.
Dans la situation actuelle de la France, on peut penser qu’il est nécessaire et légitime que la police retrouve une juste place dans l’appareil d’État. C’est le bras armé de l’État au service de la république qui doit faire cesser la violence et faire respecter la justice. Demander un changement de statut ainsi qu’une juridiction dérogatoire au droit commun ne changera pas nécessairement les désordre social et politique. Le principe d’égalité de tous devant la loi est un des fondements principaux de notre république. Certaines auteures comme H. L’Heuillet décrit cette institution comme une véritable « clinique de la société ».
L’utilisation des armes par les policiers pendant cette crise de juin et juillet 2023 a été largement débattue. Selon la loi de 2017, dans l’exercice de leur mission, les forces de sécurité disposent du droit de recourir à la force. Ce recours n’est cependant autorisé que s’il respecte le principe de légitimité, de nécessité, de proportionnalité et de précaution.
Cette loi prévoit que les forces de l’ordre peuvent « faire usage de leurs armes en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée ». Ensuite, la justice peut vérifier si toutes les conditions étaient réunies pour faire usage de la force lors de ces derniers évènements.
Selon certains, il serait urgent de revenir sur la loi du 28 février 2017 car celle-ci serait trop imprécise et vague sur l’usage des armes en cas de refus d’obtempérer.
C’est aussi la légitime défense policière qui est au cœur de cette problématique De toutes les façons, un travail de clarification et de vérité est nécessaire pour faire renaître la confiance entre la police et la population. Il est tout aussi important pour le politique d’avoir un discours clair, structurant et d’autorité afin de rappeler les missions et les objectifs essentiels de la justice et de la police : la liberté, la sécurité et le respect de la légalité.
Arnaud de Raulin
Professeur émérite des universités