Si l’on s’en réfère au Littré, réquisition provient du verbe requérir (latin : requisitionem, requirere). Requérir implique quatre sens. 1° Quérir une seconde fois. En ce sens il n’est usité qu’à l’infinitif. Allez le requérir. 2° Prier de quelque chose. Plus souvent, sommer. Je vous prie, et, au besoin, je vous requiers de faire telle chose. 3° Réclamer. Requérir la force publique. 4° Demander en justice. Soit fait ainsi qu’il est requis. Requérir l’application de la loi. Dans un sens figuré ce peut être demander, exiger (avec un nom de chose pour sujet).
La réquisition quant à elle peut être envisagée sous trois angles. 1° Action de requérir. 2° Terme de jurisprudence.Demande incidente formée à l’audience. 3° Demande faite par l’autorité, pour avoir à sa disposition des hommes ou des choses.
À la lumière de ces diverses définitions, on a le centre du débat qui secoue notre pays depuis quelques temps avec les blocages des raffineries contre lesquels le gouvernement met en place le droit de réquisition.
Mais avant que d’envisager la réquisition, il faut s’attacher d’abord un peu à la grève qui, le plus souvent, la précède. « Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le règlementent » énonce l’alinéa 6 du Préambule de 1946. Une fois que l’on a dit cela, que fait-on serait-on tenté de dire ! Car, il faut en convenir, cet alinéa veut tout dire et rien dire en même temps ! La grève est une cessation collective et concertée du travail destinée à appuyer des revendications professionnelles. Un arrêt de la Chambre sociale de la Cour de Cassation du 2 février 2006 définit la grève comme « la cessation collective, concertée et totale du travail en vue de présenter à l’employeur des revendications professionnelles ». Pour être valable, une grève doit réunir trois conditions principales :
- un arrêt total du travail ;
- un arrêt collectif du travail par l’ensemble des salariés grévistes (l’appel d’un syndicat à faire grève n’est pas nécessaire) ;
- des revendications professionnelles (portant sur le salaire, les conditions de travail, la défense des droits…).
Les grèves dans les raffineries que l’on subit depuis quelques temps, remplissent les conditions semble-t-il. Mais on découvre que, quand la CGT demande 10 % d’augmentation sur les salaires de 2022 pour arrêter le mouvement social dans les raffineries du Groupe TotalEnergies, le géant pétrolier contre-attaque sur le niveau des salaires de ses employés. Selon le Groupe, les salariés touchent 5000 euros par mois en moyenne, intéressement-participation compris (4300 euros par mois hors intéressement). Ce chiffre recouvre les ouvriers et agents de maitrise et exclue les cadres. Bien sûr avec son objectivité habituelle, et toujours enferrée dans une lutte des classes d’un autre temps, la GCT conteste les chiffres (sans en fournir d’autres). Mais peu importe d’ailleurs !
Avec 4000 et a fortiori 5000 euros, faire grève et bloquer des gens qui ont parfois à peine le SMIC pour vivre dans un contexte de crise, relève de l’indécence. Presque du caprice de riche…
Et puis nous ne résistons pas à rappeler qu’avec à peine 600 000 adhérents, la CGT représente tout juste 2,5 % des salariés français. 2,5 % qui bloquent environ 37 309 000 voitures particulières en circulation (données INSEE 2020). Tout est dit.
Dans le secteur privé, un mouvement de grève peut être déclenché à tout moment, sans préavis ni avertissement ou tentative de conciliation avec l’employeur. À l’inverse, dans le secteur public, une grève doit obligatoirement être précédée d’un préavis de cinq jours pendant lequel les représentants syndicaux et l’administration employeur sont tenus de négocier. La grève peut être de courte durée (1h par exemple) ou bien s’étendre sur plusieurs jours voire semaines. La durée repose sur le résultat des négociations. Mais on sait que plus une grève dure, moins elle est populaire. « Il faut savoir terminer une grève » disait Maurice Thorez icône du communisme français des années 60. Les conditions de grève sont plus strictes dans la fonction publique dans laquelle, jusqu’à la IVème République, elle était d’ailleurs interdite. On sait que, en raison du principe de continuité du service public, certaines catégories n’ont pas le droit de grève (hauts-fonctionnaires, policiers, gendarmes, magistrats, aiguilleurs du ciel par ex). C’est en 1979, que le Conseil Constitutionnel a accordé au principe de continuité du service public le caractère de « principe de valeur constitutionnelle », le plaçant ainsi au même niveau que le droit de grève (25 juillet 1979, Droits de grève dans les services de télévision.). On l’oublie trop souvent notamment les grévistes.
Précisons que c’est dans l’éducation nationale que se concentrent les principales grèves de la fonction publique.
Rappelons que la grève suspend le contrat de travail des grévistes mais ne le rompt pas sauf faute lourde (art. L 2511-1 Code du Travail). Bien entendu, et c’est légitime, le gréviste perd une partie de son salaire proportionnelle à la durée de l’arrêt de travail. Sauf acte illégal, un gréviste ne peut être sanctionné pour fait de grève.
Alors face à ces grèves qui paralysent et pénalisent la population depuis trop longtemps que peut faire l’exécutif ? Il peut d’abord décider de limiter le droit de grève au nom de l’article L1111-2 du Code de la Défense, lequel autorise la mobilisation générale de tout ou une partie de la population « en cas de menace portant notamment sur une partie du territoire, sur un secteur de la vie nationale ou sur une fraction de la population ». Plus exactement le pouvoir exécutif, dans l’exercice de ses attributions constitutionnelles, prend les mesures nécessaires pour atteindre les objectifs définis à l’article L. 1111-1. En cas de menace, ces mesures peuvent être soit la mobilisation générale, soit la mise en garde définie à l’article L. 2141-1, soit des dispositions particulières prévues à l’alinéa suivant. Disons ici que dans le langage militaire, la mobilisation est la préparation d’une armée à une guerre par le rappel de ses réserves et par la fourniture de matériel.
En cas de menace portant notamment sur une partie du territoire, sur un secteur de la vie nationale ou sur une fraction de la population, des décrets pris en conseil des ministres peuvent ouvrir au Gouvernement tout ou partie des droits définis à l’article L. 2141-3. Selon ce dernier et c’est celui qui nous intéresse le plus ici : les décrets prévus à l’article L. 2141-2 ont pour effet, dans le cadre des lois existantes, la mise en vigueur immédiate de dispositions qu’il appartient au Gouvernement de préparer et d’adapter à tout moment aux nécessités de la défense. Ils ouvrent dans tous les cas au profit du Gouvernement, dans les conditions et sous les pénalités prévues par le livre II de la présente partie, relatif aux réquisitions :
1° Le droit de requérir les personnes, les biens et les services ;
2° Le droit de soumettre à contrôle et à répartition, les ressources en énergie, matières premières, produits industriels et produits nécessaires au ravitaillement et, à cet effet, d’imposer aux personnes physiques ou morales en leurs biens, les sujétions indispensables.
Et même selon l’article L2215-1 du code général des collectivités territoriales, le Gouvernement peut aussi demander aux préfets concernés de « requérir toute personne nécessaire » sur un territoire délimité. Cela veut dire essentiellement requérir des personnels grévistes avec bien sûr l’appui des forces de l’ordre.
Le contexte actuel des grèves dans les raffineries est devenu tel qu’il tombe incontestablement sous le coup de ce dernier article. La « chienlit », organisée par la CGT et autres syndicats néostaliniens, impose peut-être même un cap beaucoup plus strict encore.
C’est donc le 11 octobre, après avertissement exprimé en Conseil des Ministres, qu’Elisabeth Borne a annoncé la réquisition des personnels pour le déblocage des dépôts de carburants du groupe Esso-Exxon mobil. « Un désaccord salarial ne justifie pas de bloquer le pays » a notamment affirmé la locataire de Matignon.
À notre sens le gouvernement n’a même que trop tardé à réquisitionner. D’autant que la justice administrative lui a donné raison. En effet les recours déposés par la CGT contre les réquisitions par la préfecture de personnels grévistes du dépôt TotalEnergies de Mardyck, près de Dunkerque et au dépôt de la raffinerie Esso-ExxonMobil de Gravenchon, ont été rejetés par les tribunaux administratifs de Lille et de Rouen. Qu’a dit le juge lillois : « en mettant en place un service visant à assurer, par un nombre restreint mais suffisant de salariés, la seule expédition de carburants, le préfet du Nord n’a pas porté au droit de grève une atteinte grave et manifestement illégale ». Le juge a logiquement estimé que face à l’ampleur des problèmes de ravitaillement dans les Hauts-de-France, « seule la réquisition est, en l’espèce, suffisante, dans l’urgence, pour prévenir les risques de pénurie totale de carburant automobile ». Et de rajouter que « si des mesures ponctuelles de police seraient de nature à remédier à des atteintes limitées à l’ordre public, elles ne suffisent plus à apaiser les tensions constatées, ni le risque d’accident associé aux files d’attente et aux abandons de véhicules »
À Rouen, le tribunal administratif a notamment estimé que « le recours à des mesures de réquisitions individuelles d’agents qualifiés présent(ait) un caractère nécessaire pour prévenir les risques d’atteinte à l’ordre public eu égard à la durée des défaillances d’approvisionnement causées par la grève ». (Actuorange.fr, 12/10/22).
On doit se réjouir que le juge administratif ait, sur chaque recours, fait montre d’un réalisme du meilleur aloi.
Comme des millions de français quelques magistrats ont dû avoir des soucis pour faire le plein et se rendre à leur tribunal ! Et il est évident que la connaissance du terrain, a fortiori lorsqu’on en subit les désagréments, doit servir aussi à assurer son office de juge ou de fonctionnaire. Le regretté conseiller d’Etat David Kessler parlait à très juste titre du « nécessaire réalisme du juge administratif ». En tout cas force est restée à la loi et c’est ainsi qu’il doit en être dans un état de Droit digne de ce nom.
La dernière fois qu’une réquisition avait été décidée, c’était en 2010 sur décision du président Sarkozy et dans le même contexte.
Nous disions plus haut qu’il faut savoir finir une grève. Et bien des syndicats raisonnables l’ont entendu. Ainsi le groupe TotalEnergies et deux syndicats majoritaires se sont entendus sur une augmentation des salaires dans le groupe ce vendredi 14 octobre. La CFDT et la CFE-CGC ont annoncé à la mi-journée avoir signé un accord sur les salaires. Total propose 7 % d’augmentation de salaire et 3 000 à 6 000 € de prime. Bien entendu la CGT a dénoncé « une mascarade » et clamé sa volonté de continuer à perturber la vie des citoyens qui, dans leur immense majorité, ne gagnent pas ce que gagnent les syndicalistes dans les raffineries. Il est vrai que 7% de 4000 ou 5000 euros c’est peu pour ce syndicat d’un autre temps (dont le leader, P. Martinez, touche 4500 euros bruts par mois). À l’heure où nous écrivons ces lignes, quatre raffineries, sur sept en France, restent à l’arrêt, ainsi que plusieurs dépôts dont un immense près de Dunkerque, appartenant à TotalEnergies. Des millions d’automobilistes souffrent encore. Cela fait presque 30% des stations qui sont plus ou moins touchées.
Comme on pouvait s’y attendre, et suite notamment aux appels de la CGT mais aussi de la NUPES et des Ecologistes, le mouvement des raffineries s’est mué en appels à la grève générale. Ainsi mardi 18 octobre devrait être l’occasion d’une grande journée de grève nationale, des transports aux fonctionnaires, après l’appel lancé jeudi de quatre grands syndicats (CGT, FO, Solidaires, FSU) et de plusieurs organisations de jeunesse (étudiants notamment). La grève de mardi touchera en particulier la SNCF et la RATP. Notre société est traversée de multiples soubresauts. Le feu couve. Il ne faudrait pas qu’une étincelle vienne tout embraser. Rajouter une crise à la crise serait une catastrophe surtout dans le contexte international que l’on connait.
« Je ne confonds pas les casseurs avec des concitoyens qui veulent faire passer un message, j’éprouve de la compréhension pour ces concitoyens, mais je ne céderai rien à ceux qui veulent la destruction et le désordre, car la République, c’est à la fois l’ordre public et la libre expression des opinions » (Emmanuel Macron, 2018).
Raphaël Piastra
Maître de Conférences en droit public des Universités