Jean-Luc Mélenchon leur avait demandé de déferler sur les urnes. Ils ont déserté. 71 % des 18-24 ans ne sont pas allés voter le dimanche 19 juin. Ils étaient déjà 69 % à ne pas s’être rendu aux urnes pour le premier tour de ces élections législatives tumultueuses… qui n’ont, au regard de l’abstention générale, pas fait grand bruit. Stratégie électorale du président de ne pas alimenter une campagne qui pourrait réveiller le sursaut contestataire traditionnel de la jeunesse, ou rejet de la politique chez ces jeunes qui « n’y croient plus » ? Rencontre avec cette jeunesse qui vote ou qui ne vote pas, mais souvent sans grande conviction.
« Beaucoup de bruit pour pas grand-chose »
« La politique, c’est que ça, des paroles mais, en fait, il n’y a rien qui change » explique Mathieu1, 19 ans, étudiant en prépa Physique-Chimie, dans le grand salon de l’appartement familial du 15ème arrondissement de Paris. Il n’est pas allé voter aux législatives, comme son demi-frère Antoine, même âge, mêmes études. La seule fois où Mathieu a voté, c’était en avril dernier, au second tour de l’élection présidentielle, contre Marine Le Pen. « Je me suis un peu inquiété quand je l’ai vue au second tour, mais, en vrai, je sais très bien qu’elle ne pourra jamais rien faire si elle est élue », confie-t-il. « Et puis les gens de gauche allaient s’en occuper de toute façon », poursuit Antoine, qui n’a donc pas voté au second tour des présidentielles. Son seul vote a été pour Jean Lassalle au premier tour. « C’est le seul à être un peu honnête. Les autres ne sont que des opportunistes. Macron vient de la finance, Marine Le Pen ne veut même pas le pouvoir, et Mélenchon, au contraire, ça fait 40 ans qu’il fait tout pour être président » justifie-t-il. « Exactement, acquiesce Mathieu. D’ailleurs, Mélenchon, c’est très bien ce qu’il propose, mais on sait tous qu’il ne pourra jamais rien faire non plus. » C’est aussi pour cela que les débats sur la retraite ne l’intéressent pas. « De toute façon, dans 20 ans, la loi sur la retraite sera différente donc ça ne sert à rien que je m’en occupe maintenant », argumente-t-il.
À la maison, on ne parle pas politique. Personne ne leur a reproché leur abstentionnisme.
« Il n’y a que notre père qui vote, explique Antoine. Mais il vote à gauche, par tradition familiale. Je ne comprends pas trop, il aurait plutôt intérêt à voter à droite vu qu’il gagne bien. »
Ce qui explique leur choix de ne pas voter, c’est qu’ils n’ont « rien à défendre », avoue Mathieu. « Mes parents ont de l’argent donc, en vrai, l’augmentation du SMIC ou les aides pour les jeunes… Ça ne me concerne pas », explique-t-il. « C’est sûrement pour ça que je ne suis pas très politisé d’ailleurs », confie-t-il.
Pas besoin de l’État
Mais, plus que de n’avoir rien à défendre, c’est surtout qu’ils n’attendent rien de l’État et des hommes politiques en campagne. « Si je veux plus, c’est à moi de le faire » explique Mathieu. « C’est pour ça que même si mes parents me donnent de l’argent, je travaille au supermarché cet été », affirme-t-il. « Avec les études qu’on fait, ce n’est même pas sûr qu’on soit encore en France dans 5 ans », continue Antoine.
Sabri et Ousmane, allongés sur l’herbe du Jardin de Breteuil, maillots de foot sur le dos et joints de cannabis à la main, dressent le même constat. Si ces deux jeunes de 25 et 29 ans ne sont allés voter ni aux législatives, ni aux présidentielles, c’est parce que « c’est truqué », avance Sabri. Il a arrêté l’école en seconde et s’est lancé depuis quelques mois dans les cryptomonnaies. « C’est surtout que la France est régie par les lois européennes » argumente Ousmane, qui est allé jusqu’en deuxième année de licence de droit à l’université Paris 8. « Tu crois vraiment que Le Pen pourrait virer tous les Arabes et les noirs comme moi ? Les élections, ça ne change rien » avance-t-il.
« Tu peux voter pour qui tu veux, mais moi, si je réussis à faire de l’argent, je pars là où il y a moins d’impôts », conclut-il.
Le vote sur téléphone, un rempart face à la « flemme » ?
Malgré son aversion fiscale, Ousmane aurait peut-être voté Jean-Luc Mélenchon si le vote à distance était disponible. Une telle possibilité n’aurait pour autant pas convaincu Sabri, qui déplore le fait que ce soit « toujours les mêmes qui gagnent ». Ce regret est aussi celui d’Antoine et Mathieu qui, ayant tout de même accumulé en prépa quelques connaissances politiques nécessaires pour les oraux des grandes écoles, « savent très bien que leur vote ne va rien changer, dans l’urne ou à distance ».
Tadja, Marc et Youssef, 20, 21 et 22 ans, partagent une bière sur l’esplanade des invalides. Ils ont arrêté leurs études au baccalauréat et travaillent maintenant. Ils n’ont pas voté aux législatives. « Ce n’est pas bien… » lâchent-ils en avouant leur abstentionnisme. Ils étaient au courant des élections grâce aux réseaux sociaux. « D’ailleurs, la communication de Mélenchon est super bien sur TikTok », soulève Youssef. Mais il se sent moins concerné par ces élections. Un vote à distance aurait peut-être motivé un peu plus ses amis, mais lui n’est pas d’accord. « Justement, aller dans l’isoloir, mettre le petit truc dans le bulletin, c’est ça qui donne envie d’aller voter », explique-t-il à ses amis.
Mais n’est-ce que de la flemme ? « Non, c’est surtout qu’on ne s’y connaît pas, répond Marc. On tombe parfois sur des informations politiques sur les réseaux mais, quand on n’a plus la télé, il faut aller chercher de soi-même, et on ne le fait jamais », explique-t-il.
Camille, 23 ans, dit les choses plus franchement : « De la flemme ? Non, c’est juste que je m’en fous ».
Elle travaille dans l’immobilier, mais son ami Ilyes, même âge, s’est arrêté au Bac et est au chômage. « Moi je suis juste trop débile pour ça », rigole-t-il plusieurs fois. Clémence et Stéphane, deux autres amis qui les accompagnent dans ce bar du 18ème arrondissement, sont, eux, allés voter au premier tour des législatives. « Je pense que c’est important, mais je n’ai pas pu y aller au second tour », raconte Violette. Stéphane, lui, n’était pas satisfait des résultats du premier tour. « Alors j’ai passé mon chemin pour le second », sourit-il. Mais, pour les uns comme pour les autres, « chacun fait ce qu’il veut, il n’y a pas mort d’homme », affirme Violette.
Institutions de repos
« Mais bien sûr que je vais voter ! C’est un devoir citoyen ! » clame Gabriel, 21 ans, chemise en lin et Ray-Ban sur la tête. Lui et ses 4 amis, même chemise, même assurance, ont tous voté aux deux tours des législatives. « C’est hyper important tu comprends ? » continue Thomas, qui fait les mêmes études de droit que Gabriel. Leurs convictions politiques ? « Et bien… il faut donner son avis pour faire marcher le… pays ».
Ces phrases, peu claires et usitées, fonctionnent comme des « institutions de repos » explique Kévin Geay, sociologue et chercheur spécialiste des comportements électoraux. « Chez Nicolas Mariot, un politologue français, il y a l’idée ‘d’institutions de repos’, des phrases préconstruites que les individus utilisent pour ne pas avoir à justifier personnellement leurs actes ou leurs opinions, commence-t-il. C’est ce qu’il se passe ici : ces jeunes font référence à des principes ‘évidents’, que tout le monde devrait partager, pour ne pas avoir à prendre en charge seuls la responsabilité de leur acte », ajoute-t-il. C’est exactement la même chose pour Youssef, qui expliquait que le bulletin et l’urne sont des raisons suffisantes (et motivantes) d’aller voter.
La procédure est tellement institutionnalisée qu’elle en perd sa particularité : l’existence de l’isoloir est déjà une justification du fait qu’on y entre pour voter.
À l’inverse, nombre de jeunes rencontrés utilisent des institutions de repos pour justifier leur abstentionnisme. « Tous pourris », « ça ne changera jamais rien » ou « ils sont complices » fonctionnent de la sorte : justifier, en cherchant une certaine connivence avec l’interlocuteur, le fait de ne pas être allé voter.
Relâchement de la norme participationniste
Dans La Démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire (2007), Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen expliquent que, plutôt qu’une non-inscription, c’est souvent une « mal-inscription » qui provoque l’abstention. Nombre de jeunes travaillent ailleurs que là où ils sont nés, et là où ils sont ensuite partis étudier, ce qui multiplie le nombre d’adresses qu’ils ont dû communiquer aux préfectures. C’était le cas de Violette, mais aussi de Paul et Damien, 31 ans, qui travaillent dans l’immobilier et dans le web. « C’était compliqué, j’ai dû passer chez ma mère avant de retourner au siège social de la boîte à Bordeaux… et je n’ai pas pu voter » se justifie Damien. « Et moi je viens de déménager… Il faut que je mette à jour mon adresse sur les listes », raconte ensuite Paul.
Mais les auteurs avancent une autre considération, plus importante. L’injonction participationniste s’essouffle, et elle s’essouffle particulièrement chez les jeunes générations. Ils ajoutent que, chez les moins politisés, « l’indifférence absolue » l’emporte sur la colère ou le rejet, comme c’était le cas chez Camille. Vincent Tiberj, sociologue des comportements électoraux et professeur à Science Po Bordeaux, explique lui aussi dans un article du Monde de septembre 2021 que l’injonction au vote, le vote-devoir, est bien révolue chez les jeunes générations. Mais, pour le sociologue, cela n’est pas le signe de la dépolitisation massive des jeunes. Sur les sujets tels que l’écologie, les inégalités ou le racisme, les jeunes générations sont très actives et structurées (manifestations, réseaux sociaux, vie associative, etc.).
« Là où certains entendent ‘déclin’, il faut voir ‘transformation’ » conclut-il.
De ce fait, ces générations qui savent prendre en charge les combats sociaux qu’elles veulent mener, s’éloignent de la politique politicienne, et, étant plus diplômés, sont de plus en plus « critiques des discours qu’on leur assène », tel que l’explique Laurent Lardeux au journal. Les alternances entre partis centristes à l’origine du sentiment que « rien ne change », ajouté à la traditionnelle distance des jeunes au vote que la sociologie observe depuis toujours, entérinent la tendance à l’abstentionnisme chez les nouvelles générations. La politique ne se ferait donc plus dans les urnes, mais dans la rue et sur les réseaux.
Pas de vote, mais des voix
Sacha a 19 ans. Après une année sabbatique passée dans le monde du mannequinat, il veut s’inscrire à la faculté de médecine. Il est accompagné par 4 amis, Carla, Inès, Bétina et Demba, lycéens de 17 ans. Il n’est pas allé voter car il ne savait pas pour qui voter. Et puis, il n’est pas très politisé. Il n’a « pas grand-chose à défendre », avoue-t-il. Il avait d’ailleurs menti à ses parents en leur faisant croire qu’il était allé voter pour les présidentielles lorsqu’il avait découvert qu’elles se tenaient le jour-même. « T’es trop bête ! » lâche alors Carla, assise à côté de lui, cheveux décolorés et piercing au nez. « Tu ne votes pas pour toi, débile, mais pour les autres, la société » rajoute Inès, vêtue d’une longue tenue gothique blanche. « Il faut tout lui apprendre », rajoute Demba, allongé dans l’herbe derrière ses lunettes multicolores. Si ses amis lycéens lui en veulent, c’est parce que, eux, sont très politisés depuis leurs 15 ans. « On a participé à tout ce qui était Black Lives Matter, marches pour le climat, les prides etc., explique Bétina. Et on est très actif sur les réseaux ». « Me battre avec les fachos sur twitter c’est devenu mon métier maintenant », ricane Demba. Même s’ils ne sont pas en âge de voter, ils ont suivi l’actualité politique avec attention, jusqu’aux dernières législatives, et ont soutenu Jean-Luc Mélenchon et la Nupes en manifestations et sur les réseaux. Issus de très bons lycées parisiens, ils s’inscrivent en faux contre le vote de leurs parents, « des riches de droite » crayonne Bétina.
En quête de justice écologique et d’égalité raciale et sexuelle, la jeunesse n’a peut-être pas prévu de faire taire sa voix, à part dans les urnes. Reste à voir si le composé sociologique de ces mouvements jeunes ne révèle pas les mêmes déterminants que pour le vote, à savoir, encore et toujours, capital culturel et groupe social d’appartenance.
Oscar Aziza
Étudiant en CPES 2 Philosophie / Sociologie & Sciences politiques à l’Université PSL
- Prénom modifié, comme ceux de tous les jeunes rencontrés. ↩