Quatre mois après le début des opérations militaires en Ukraine, il est temps de dresser un premier bilan – non de l’issue incertaine des combats – mais des répercussions globales du conflit.
L’exploitation par les Etats-Unis de l’opportunité stratégique ukrainienne trouve ses ressorts dans la stratégie du siècle passé : les Etats-Unis se sont en effet focalisé sur leur vieille obsession géopolitique qui consiste à déconnecter l’usine allemande des réservoirs d’hydrocarbures russes afin d’éviter l’émergence d’une puissance eurasiatique qui les dépasserait. L’opération a été menée avec succès : en renonçant à Nordstream II, l’Allemagne a perdu la possibilité de devenir la locomotive d’une puissance géoéconomique européenne disposant d’un minimum d’autonomie stratégique.
Soit dit en passant, en renonçant au gaz russe, l’Europe a dû mettre fin à ses ambitions écologiques : le continent européen est en effet devenu la région du monde où le coût de l’énergie est le plus élevé au monde. Faute d’alternative réelle au gaz russe, l’Europe va devoir en importer d’Asie à coût élevé, mais également des Etats-Unis où son exploitation va polluer deux fois : à la fois les sols et l’air – pour liquéfier le gaz, l’on en consomme en effet 15 %.
Ceci ne semble pas gêner outre-mesure les Etats-Unis qui se réjouissent pour l’instant de capter trois marchés en Europe : l’exploitation des terres agricoles ukrainiennes, le marché de la reconstruction du pays et enfin celui de l’armement.
La Russie quant à elle semble sérieusement affaiblie : elle vend son pétrole bon marché à sa propre population afin d’assurer la pérennité d’un régime affaibli par les pertes militaires et l’incertitude de la succession de Vladimir Poutine. Or malgré les succès militaires récents, la régression diplomatique russe est spectaculaire.
Si l’on creuse toutefois en dessous de l’écorce géopolitique, il apparait que l’Ukraine a joué le rôle de détonateur d’une recomposition géoéconomique profonde : la faiblesse des Etats-Unis – régulateur unique de l’économie mondiale – réside actuellement dans un dollar dont les réserves représentent environ trois fois la part des Etats-Unis dans l’économie globale. Or cette domination a été mise à mal au cours des derniers mois par une contestation fédérée par la Russie. Alors même que les stocks d’or et de matières premières s’accumulent, tout se passe comme si nous étions en train de changer de paradigme : à l’avenir ce sont les matières premières qui donneront leur prix à l’argent.
Il en résulte que les Etats-Unis et l’Europe connaissent une inflation très importante alors même que la Russie y échappe grâce à ses réserves d’énergie et de matières premières agricoles.
L’Arabie Saoudite a commencé à vendre son dollar en e-yuan, la Turquie a refusé d’accorder l’autorisation à la Suède et à la Finlande d’entrer dans l’OTAN – sous le prétexte que ces pays européens soutenaient les Kurdes – mais en réalité pour se ménager une porte de sortie face à Vladimir Poutine. Au-delà de cette accélération inédite de la transition monétaire, les Etats-Unis ont précipité la Russie dans les bras de la deuxième usine du monde qui est l’Inde. La Russie est ainsi devenue, en l’espace de quatre mois, l’arrière-pays énergétique des deux plus grosses usines du monde.
Pour résumer : dans la lutte entre les empires libéraux océaniques et le nouvel empire mongol : les océaniques ont gagné une moitié d’Ukraine tandis que les nouveaux mongols ont acquis la neutralité bienveillante de l’Inde. La guerre nuit naturellement à l’ensemble des acteurs, tous perdants à des degrés variables, mais il serait très présomptueux pour l’un des deux joueurs d’échecs de déclarer à ce stade que la partie est jouée : elle ne fait que s’accélérer et il faudra déployer beaucoup d’imagination afin de gagner dans cette partie étrange où les règles ont changé en cours de route.
Thomas Flichy de La Neuville
Professeur d’université