Pendant des décennies, devenir propriétaire a été perçu comme l’accomplissement d’une trajectoire sociale réussie. La pierre représentait plus qu’un toit : un repère, un capital, une sécurité pour soi et pour les siens. Les politiques publiques ont accompagné cette aspiration en multipliant les dispositifs d’aide à l’achat, consolidant un modèle devenu, au fil du temps, presque dogmatique.
Mais ce modèle, présenté comme universel, est-il encore viable à l’heure où les réalités économiques ont profondément changé ? À force de promouvoir un objectif unique, n’a-t-on pas oublié que tous les ménages ne disposent pas des mêmes marges de manœuvre ni des mêmes garanties de stabilité ?
Un idéal qui se heurte aux limites du réel
L’accès à la propriété reste en France un marqueur fort de réussite. Pourtant, la tension croissante entre la hausse des prix, le durcissement des conditions d’emprunt et la stagnation des revenus dessinent un paysage bien différent. En 2023, le prix moyen du mètre carré en France a atteint 2 575 € (source : Notaires de France), contre 1 917 € en 2015, soit une hausse de près de 35 % en seulement 8 ans. De plus en plus de primo-accédants se lancent dans des projets fragiles, reposant sur des équilibres financiers précaires.
Les taux de défaut s’accentuent chez les emprunteurs modestes, souvent incapables d’absorber le moindre imprévu.
Et derrière la promesse de stabilité, c’est parfois un piège à long terme qui se referme. Les dérives de l’accession à la propriété, observées lors de la crise des subprimes aux États-Unis, montrent bien les dangers de cet endettement excessif. Faut-il continuer à encourager un modèle qui pousse certains foyers à s’endetter durablement, au risque de basculer à la moindre secousse ?
Le risque d’une fragilité systémique
À trop vouloir démocratiser la propriété sans en évaluer les conséquences, on prend le risque d’alimenter un système instable. Lorsqu’un propriétaire fragilisé ne peut plus faire face à ses échéances, c’est toute la chaîne qui s’enraye : accumulation de dettes, recours aux aides publiques, biens vendus en urgence à des prix sacrifiés… Ce scénario n’est pas théorique ; il a déjà trouvé une résonance tragique lors de la crise des subprimes outre-Atlantique. En Allemagne, où la culture de la location est bien plus ancrée, les dérives sont moins fréquentes grâce à un marché locatif régulé et une moindre pression à devenir propriétaire. Selon une étude de l’OCDE, seulement 42 % des Allemands sont propriétaires de leur logement, comparé à 58 % en France.
Encourager massivement l’accession sans se soucier de la solvabilité réelle des ménages revient à poser les fondations d’un déséquilibre à venir. Et ce déséquilibre, tôt ou tard, rejaillit sur le marché, les institutions, et les finances publiques.
Des aides à double tranchant
Les dispositifs d’aides à l’achat – comme le prêt à taux zéro – partent souvent d’une intention louable : offrir à chacun la possibilité de devenir propriétaire. Mais en ciblant prioritairement les foyers aux revenus modestes, on entretient parfois une illusion d’accessibilité. En 2020, près de 300 000 prêts à taux zéro ont été accordés en France (source : ministère de la Transition écologique). Cependant, ces aides ne prennent pas toujours en compte la capacité réelle des emprunteurs à supporter l’endettement à long terme.
Acquérir un bien, ce n’est pas seulement signer un prêt. C’est assumer des charges durables, des aléas de vie, des dépenses imprévues. Quand le budget est déjà contraint, ce saut vers la propriété peut devenir un fardeau. En Suisse, un système locatif fort permet d’éviter ces dérives en offrant des loyers contrôlés et un environnement moins soumis à la pression de la propriété. Selon l’Office fédéral de la statistique, 60 % des Suisses sont locataires de leur logement, ce qui témoigne de la relative stabilité du marché locatif.
Le poids invisible de la propriété
Être propriétaire n’est pas neutre financièrement. Cela suppose une capacité d’absorption en cas de coup dur : baisse de revenus, maladie, séparation, imposition locale en hausse… Tous ces éléments peuvent transformer l’euphorie de l’achat en anxiété quotidienne. En France, une étude de l’Insee a montré qu’en 2021, près de 20 % des ménages étaient en situation de « fragilité financière » à cause de leur crédit immobilier. Pour les plus fragiles, la propriété n’est pas un levier, mais un verrou. Elle limite la mobilité, contraint les choix professionnels, et rend difficile l’ajustement du mode de vie aux besoins du moment. Les pays scandinaves, comme la Suède et le Danemark, valorisent davantage la location, permettant ainsi une plus grande flexibilité sans les contraintes liées à la propriété.
Revaloriser la location : un choix, pas une contrainte
La location est encore perçue en France comme une étape transitoire, presque comme une situation subie. Pourtant, elle peut représenter un choix réfléchi : celui de la flexibilité, de la mobilité, et parfois de la sérénité. Elle permet de mieux adapter son logement à son rythme de vie, de ne pas s’endetter lourdement, et d’éviter les contraintes liées à l’entretien ou à la fiscalité locale.
Valoriser la location, c’est aussi reconnaître qu’un modèle unique ne convient pas à tous. Il est temps de rompre avec la hiérarchie implicite entre propriétaires “réussis” et locataires “en attente”. En Grande-Bretagne, la location est perçue comme une option légitime et choisie par de nombreuses personnes, particulièrement dans les grandes villes où l’accession à la propriété est devenue un défi. En 2021, la proportion de locataires au Royaume-Uni était de 37 %, avec un nombre croissant de jeunes adultes préférant louer plutôt qu’acheter.
Une vision à repenser
L’accession à la propriété ne devrait plus être considérée comme une norme absolue. C’est une option parmi d’autres – une option sérieuse, structurante, mais pas universelle. Selon une étude de l’OCDE, seulement 44% des Français sont propriétaires de leur résidence principale, un chiffre qui a diminué depuis 10 ans, tandis que la part des locataires a augmenté de façon constante.
À l’inverse, inciter à la prudence, proposer des alternatives souples, valoriser des dispositifs moins contraignants (bail à long terme, location avec option d’achat, portage immobilier…) serait sans doute plus conforme aux attentes réelles des ménages, et plus sain à l’échelle macro-économique. Des pays comme la Nouvelle-Zélande ont adopté des politiques de logement plus équilibrées, offrant une plus grande variété d’options de logement adaptées aux réalités du marché. En 2022, 28 % des Néo-Zélandais étaient locataires, une proportion qui a augmenté ces dernières années face aux prix élevés des logements.
Un appel à la lucidité collective
Il est temps d’aligner le discours sur la réalité.
La propriété n’est pas toujours synonyme d’émancipation. Pour certains, elle représente une charge, une insécurité déguisée. La politique du “tous propriétaires” atteint aujourd’hui ses limites.
Encourager d’autres approches, plus diversifiées, plus réalistes, n’est pas un renoncement. C’est une évolution nécessaire, portée non par le cynisme, mais par la lucidité. Il faut sortir de l’incantation pour entrer dans une logique d’accompagnement des parcours de vie, adaptée à la diversité des situations.
· Prix moyen du mètre carré en France :
Source : Notaires de France, Indice des prix des logements
https://www.notaires.fr/fr/immobilier/indices-des-prix-des-logements
· Taux de défaut des emprunteurs modestes en France :
Source : Insee, Fragilité financière des ménages
https://www.insee.fr/fr/statistiques/2540402
· Propriétaires en Allemagne et France :
Source : OCDE, Les marchés du logement et la propriété
https://www.oecd.org/fr/politique/mesures-durgence-pour-les-ménages-qui-louent-ou-sont-propriétaires.htm
· Nombre de prêts à taux zéro accordés en 2020 en France :
Source : Ministère de la Transition écologique
https://www.ecologie.gouv.fr/aides-laccession-propriete
· Propriétaires en Suisse :
Source : Office fédéral de la statistique de Suisse
https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/conjoncture-logement.html
· Propriétaires et locataires en Grande-Bretagne :
Source : Office for National Statistics (ONS), Housing in the UK
https://www.ons.gov.uk/peoplepopulationandcommunity/housing
· Propriétaires en Nouvelle-Zélande :
Source : Statistics New Zealand, Census of Population and Dwellings
https://www.stats.govt.nz/topics/housing
· Propriétaires en France (44%) :
Source : OCDE, Housing and Well-being: Trends and Statistics
https://www.oecd.org/fr/social/housing/
Boris Intini
Directeur général de Praxifinances
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