« Alors, tu seras ambassadeur ! » furent les mots que son père adressa à Michel Foucher avant qu’il ne parte s’installer dans ses fonctions à Riga. L’exclamation n’est pas sans rappeler celle que faisait résonner à Wilno (Vilnius), Mina, la mère du jeune Romain Gary, à l’oreille de son fils alors âgé de huit ans.
« L’apprentissage du monde, sur les cinq continents, durant plus d’un demi-siècle », fut au centre de la vie de l’auteur. Raison pour laquelle ce retour d’expérience s’apparente parfois à un retour sur soi-même, la place et le rôle de la géographie et du métier de géographe face à la visibilité vécue, en France en tous cas, comme plus naturelle et plus légitime, des historiens. Fructueuse introspection que cet ouvrage chez un homme qui fit partie successivement de l’intelligentsia universitaire puis de la haute fonction publique – le phénomène est habituel aux États-Unis, moins en France – en ayant su, au sein de l’une et l’autre, rendre cohérents deux brillants parcours.
L’enseignant chercheur n’est plus à présenter : docteur en géographie, professeur à l’Université Lumière-Lyon II, à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, directeur de l’Observatoire européen de géopolitique puis directeur de la formation à l’IHEDN, auteur de nombreux ouvrages de référence dont Fronts et Frontières (Fayard, 1988), Fragments d’Europe (Fayard, 1993) ou l’Atlas de l’influence française dans le monde (Robert Laffont, 2013). Le politique est un peu moins connu et mérite pourtant de l’être tant ses fonctions de conseiller spécial, numéro deux du cabinet du ministre des Affaires étrangères entre 1998 et 2002 en même temps que directeur du Centre d’Analyse et de Prévision (CAP) du ministère, puis ambassadeur en Lettonie jusqu’en 2006, conférèrent à ce géographe au cœur de l’État, un rôle pivot dans les affaires extérieures de la France au tournant du siècle.
Mêlant harmonieusement éléments biographiques, méditations géostratégiques stimulantes et souvenirs professionnels éclairant plusieurs décennies d’histoire contemporaine, Arpenter le monde est un ouvrage riche de réflexions et de faits anecdotiques ou fondateurs. Présenté, comme le mentionne son sous-titre, non comme une autobiographie qu’il n’est pas mais comme les mémoires sélectives d’un géographe politique, il s’ouvre sur des considérations propres à redonner à la géographie, que nos décideurs ont parfois eu tendance à négliger, la place qui lui revient dans la compréhension des affaires du monde.
L’auteur qui se définit comme « un enfant de la frontière » fut déterminé, dès le début de ses études, à « géographier » comme on disait autrefois mais en choisissant de le faire de façon active et non académique et spectatrice, comme eurent tendance à s’y cantonner certains collègues prématurément sédentarisés. Arpenter le monde, donc, « la glaise aux pieds ou la poussière de la piste sur le visage et les lunettes », pour le penser tout en gardant un regard critique sur certains concepts incertains, ou ressentis inopérants, telles la géopolitique galvaudée, l’obsession des passés glorieux réels ou fantasmés, l’ignorance de la réalité du terrain et de ses ressources ou la rémanence de cartes mentales destructrices.
Les chapitres, aux titres à dominante thématique, correspondent pour l’essentiel à des grandes périodes de la vie active de l’auteur, caractérisées par une problématique structurante. En l’absence d’index analytique facilitant la localisation d’un élément précis, ce choix s’avère heureux en permettant à chacun de puiser dans ses centres d’intérêt privilégiés. Celui intitulé « Un géographe au cœur de l’État » intéressera ceux qui ont vécu intensément la cohabitation 1997-2002, période de fortes tensions internationales. Y figurent, entre autres, le contentement non feint du président Chirac avec la nomination d’Hubert Védrine au Quai d’Orsay, permettant la poursuite d’une politique étrangère « gaullo-mitterrandienne » d’autonomie par rapport aux États-Unis et de maintien de la dissuasion nucléaire ; la question du respect de l’indépendance ukrainienne avec le comportement néo-impérial des élites russes, l’extension de l’OTAN et une nécessaire réflexion sur l’organisation de l’isthme Baltique-mer Noire dont l’auteur souligne à raison qu’il fut depuis l’État kiévien (IXe-XIIIe siècle) « un des grands enjeux de la sécurité européenne aux confins des empires suédois et russe, polono-lituanien et allemand, autrichien et ottoman » ; la découverte de la géographie concrète par Yasser Arafat qui finit par prendre conscience avec colère, devant la carte du grignotage israélien, qu’il n’y aura jamais d’État palestinien ; la difficile si ce n’est impossible européanisation des Balkans – au risque de balkaniser l’Europe – après un démontage systématique des traités de 1919 et de 1945, « la manipulation de l’histoire et le nationalisme du ressentiment entretenu par une intelligentsia aliénée et une classe politique prédatrice » ; une nouvelle guerre de Trente ans, « cujus regio, ejus religio » m’avait alerté l’auteur, lors d’une de nos conversations de l’époque ; face à une idéologie d’un autre âge, fondamentalement anti-européenne, tensions et désaccords n’ont pu être gérés que par la guerre, et l’ouverture à l’Europe, pourtant proposée dès 1991 aux autorités yougoslaves, ne pouvait qu’échouer ; et de regretter que les négociations d’adhésion à l’Union européenne aient été menées pays par pays sans conditions de coopération régionale. Reste enfin, le Caucase sud, où l’auteur fut, début septembre 1999, chargé de remettre une missive du président Chirac aux trois présidents arménien, géorgien et azéri, tout en faisant le constat amer, en dépit de l’accueil favorable qui lui fut réservé, d’un jeu trouble de la Russie « adepte depuis toujours du diviser pour régner ».
L’ouvrage se clôt sur un appareil de notes de plus de cinquante pages, véritable mine d’informations, de sources et de références pour les futurs chercheurs. Si les formules napoléonienne « la politique de toutes les puissances est dans leur géographie » et gaullienne « la politique d’un État est dans sa géographie » doivent être contextualisées, il n’en reste pas moins qu’une discipline pensée comme un outil de projection « afin de voir derrière la colline » se doit de rester un instrument déterminant au service de nos gouvernants.
Alain Meininger
Arpenter le monde
Mémoires d’un géographe politique
Michel Foucher
Robert Laffont, 2021, 336 p. – 20 €