Le garde des Sceaux Dupond-Moretti est soupçonné d’avoir profité de ses fonctions pour intervenir dans des dossiers pour lesquels il était auparavant avocat. Une perquisition a eu lieu au ministère de la Justice le 1er juillet dans cette affaire. Durant celle-ci il s’est vu remettre une convocation devant les juges de la Cour de justice de la République (CJR) le 16 juillet, en vue de sa mise en examen dans le cadre de l’enquête ouverte en janvier 2021, portant sur des soupçons de prise illégale d’intérêts (sans aspects financiers, précisons-le).
La CJR avait ouvert une enquête après la plainte de trois syndicats de magistrats et de l’association Anticor pour prise illégale d’intérêts. En effet, ils lui reprochent notamment d’avoir lancé en septembre des poursuites administratives contre trois magistrats du Parquet national financier (PNF) qui ont participé à une enquête préliminaire visant à identifier la “taupe” qui aurait informé Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog qu’ils étaient sur écoute. C’est le dossier dit des “fadettes”.
Les magistrats de la Cour de justice de la République sont les seuls à pouvoir enquêter sur des ministres en fonction sur la base du Titre IX de la Constitution relatif à la responsabilité pénale des membres du gouvernement.
Un autre dossier intéresse les enquêteurs et magistrats : celui du magistrat Edouard Levrault, juge d’instruction à Monaco. À peine nommé ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti avait lancé une procédure administrative contre le juge en question, car il avait été choqué par les méthodes du magistrat dans un dossier où lui défendait, comme avocat, un policier soupçonné de corruption. Il avait critiqué les méthodes de “cow-boy” du juge, qui s’était exprimé à la télévision sur cette affaire après son départ forcé de Monaco. L’Inspection Générale de la Justice avait été saisie par les soins du ministre lui-même.
Dans chacun des deux dossiers évoqués, “il n’y a eu ni initiative, ni impulsion de la part d’Éric Dupond-Moretti, la décision découle naturellement du travail de l’administration”, avait réagi l’entourage du ministre. De qui se moque-t-on ? On sait pertinemment qu’« Acquitator » n’est pas de nature à se laisser faire par son administration. Plusieurs membres de son cabinet (dont son directeur) n’ont pu supporter l’humeur du maître des lieux et sont partis. Il a lui-même voulu « régler des comptes » avec des magistrats qu’il n’aime pas. Par définition. Par posture. Comment expliquer qu’à peine nommé, l’Union Syndicale des Magistrats qualifie son arrivée comme « une déclaration de guerre » ?
Bien évidemment, une mise en examen n’est pas exclusive de la sacro-sainte présomption d’innocence (article 9 de la Déclaration de 1789). Mais il s’avère que si la femme de César doit être irréprochable, les ministres de la République doivent l’être tout autant. Encore plus lorsqu’ils sont ministres de la Justice… Feu Pierre Bérégovoy, bizarrement mort sur les berges de la Loire à Nevers en 1993 (il s’est suicidé de 2 balles avec l’arme qu’avait laissé, comme c’est de coutume, son inconscient garde du corps dans la voiture…) avait posé une « jurisprudence », plus exactement une coutume reprise par Balladur.
La jurisprudence Bérégovoy-Balladur, comme elle est appelée, est une pratique selon laquelle un ministre mis en cause dans une affaire judiciaire peut être contraint de quitter ses fonctions.
C’est l’article 8 de la constitution, au prétexte du parallélisme des formes et au prix d’une interprétation assez extensive, qui sert de base au droit que s’octroie en pratique l’exécutif d’obtenir d’un ministre, qu’il a nommé, qu’il démissionne du gouvernement.
Que l’on soit clair. Une mise en examen n’est pas en elle-même un motif d’empêchement. Toutefois s’il y avait eu quelques cas avant Bérégovoy, c’est ce dernier qui a systématisé une pratique à l’occasion des ennuis judiciaires de Bernard Tapie en 1992 (grâce à un non-lieu , F. Mitterrand le rappelle au gouvernement en 1993). Dès lors, une règle non écrite veut désormais que tout ministre mis en examen démissionne. Elle a été reprise par son successeur Édouard Balladur (MM Carignon, Longuet et Roussin en 1994). Elle a plus ou moins continué de s’imposer ensuite avec des variantes, dans un contexte de plus grande intolérance à l’égard de ces affaires impliquant les dirigeants politiques. On dénombre une vingtaine de fois depuis jusqu’aux démissions de Mme de Sarnez et de F. Bayrou en 2017 (tiens, ce dernier était Garde des Sceaux !).
En revanche il est des cas, notamment sous les gouvernements Fillon, où elle n’a pas été respectée alors qu’elle s’imposait. Ainsi Brice Hortefeux, ministre de l’intérieur du gouvernement Fillon, pourtant mis en examen deux fois, puis condamné les 4 juin et 17 décembre 2010 en première instance, respectivement pour injures raciales puis atteinte à la présomption d’innocence, restera en poste jusqu’au remaniement du 23 février 2011 sans qu’il soit question d’un départ contraint par ses ennuis judiciaires. Mais il était (et reste) l’affidé en chef de N. Sarkozy.
Il reste que la jurisprudence Bérégovoy-Balladur, qui empêche ipso facto un ministre de poursuivre ses fonctions, s’analyse aussi dans le cadre plus général de la responsabilité de nos gouvernants.
Et nous affirmons ici que ces derniers doivent être exemplaires à tout point de vue et notamment pénal. Nous estimons qu’il faut des enquêtes encore plus strictes avant de nommer quelqu’un ministre. Le moindre doute ne doit pas profiter au pressenti. Désolé. Car une fois que les choses dérapent, ceux-là mêmes qui plaidaient la présomption d’innocence, deviennent des procureurs implacables. Oui M. Macron a raison, nous sommes parfois 66 millions de procureurs…
Certains diront, à l’image d’A. Juppé en 1996, que le politique ne doit pas se faire dicter son comportement par le judiciaire en lançant : « On s’est battu en 1789 pour cela. » Il faut revoir votre analyse de la Révolution M. le premier ministre. Cette revendication était très minoritaire !
« Aujourd’hui, être mis en examen signifie forcément être coupable et pas présumé innocent » s’exclamait encore B. Hortefeux. Pas du tout. Un peu de droit s’impose. La présomption d’innocence signifie qu’un individu, même suspecté de la commission d’une infraction, ne peut être considéré comme coupable avant d’en avoir été définitivement jugé comme tel par un tribunal. Juridiquement, elle fait reposer sur l’accusation (c’est-à-dire le procureur de la République) la charge de rapporter la preuve de la culpabilité d’un prévenu. De son côté, la mise en examen est une décision du juge d’instruction dans le cadre d’une information judiciaire. Une personne soupçonnée d’infraction et contre laquelle il existe des indices graves ou concordants peut être mise en examen après avoir été présentée devant un juge d’instruction. Le suspect mis en examen bénéficie de droits et est soumis à des obligations. Le mis en examen peut voir ses libertés limitées, par exemple par une mesure de contrôle judiciaire ou une mesure de détention provisoire (art. 79 à 84-1 et 114 à 121 du CPP).
Retenons tout de même les termes « indices graves ou concordants ». Les mots ont un sens. Et bien un ministre, serviteur de la République (et non citoyen lambda), ne doit pas avoir contre lui de tels indices. Les exigences envers lui (ou elle d’ailleurs) doivent être extrêmes. Et si tel est, malheureusement le cas, il doit quitter ses fonctions. Quitte à y revenir s’il est lavé de tout soupçon (ex : Tapie en 1993).
Alors M. Dupont-Moretti, qui connait parfaitement la procédure pénale, a rendez-vous pour la première fois de sa vie avec la justice en tant que ministre le 16 juillet prochain. Selon un conseiller ministériel, “c’est très délicat”. Et de préciser “là, c’est clairement en vue d’une mise en examen”.
Selon un de ses conseillers, entendu sur RTL, “il ne démissionnera pas”. Un autre conseiller (de l’Elysée) opine avec clairvoyance : “Le président de la République peut toujours dire qu’il n’est pas tenu par cette pratique (ndlr : jurisprudence Bérégovoy/Balladur) …, mais il sera compliqué ensuite pour le ministre de tenir sa position et de mener à bien ses réformes”. De toute façon, quel sera le bilan de Dupont Moretti à la Chancellerie ? Hormis l’augmentation du budget de 8%, il sera bien mince. Il est une des plus grosses erreurs de casting du mandat d’E. Macron.
Indéniablement, le compagnon d’Isabelle Boulay est sur « un siège éjectable ». Plus dure sera la chute (The Harder They Fall) ?
Raphael PIASTRA, Maitre de Conférences à l’Université Clermont Auvergne