Tout le monde a pu observer la contagion à de nombreuses villes de France des émeutes récentes. Ce fut sans conteste la singularité de ces événements par rapport à ceux de 2005. Des petites villes, des bourgs, jusqu’alors tranquilles, se sont distingués par d’inhabituelles violences.
Il est urgent d’élargir le propos trop souvent ramené à la mise en cause de certaines cités et à leur insuffisante diversité. Pour être clair : la France manque cruellement d’une véritable politique d’aménagement du territoire, au-delà même des banlieues de la région Ile de France.
Petit retour en arrière : entre 1970 et 1990 les inégalités territoriales ont diminué en France. Les pouvoirs publics s’étaient mobilisés : on se souviendra sans doute du livre culte qui avait réveillé les esprits : Paris et le désert français. Depuis trois décennies hélas : marche arrière toute !
Le ratio entre le PIB par habitant des cinq départements les plus riches et les plus pauvres est passé de 2,5 en 1985 à 3,4 en 2022. Avec un retour de concentration des richesses à Paris et dans les Hauts de Seine.
Les explications ne manquent pas : la financiarisation de l’économie, l’implantation en Île de France de tous les sièges sociaux des grandes entreprises, le développement du TGV en étoile, l’absence d’un transport aérien inter régional et la polarisation des financements publics sur quelques métropoles[1]…
On retrouve ces fractures entre communes même. Le ratio des revenus entre communes pauvres et riches est passé de 5 en 1990 a 8 en 2022. Beaucoup de ces inégalités expliquent le sentiment d’abandon des citoyens qui constatent la dégradation des services publics dans les bassins d’emploi frappés par la désindustrialisation et les banlieues frappées par la pauvreté. C’est hélas une évidence : les ressources des collectivités locales dépendent de leur base fiscale et le budget par habitant sera naturellement plus élevé dans les zones riches que dans les zones pauvres.
À l’évidence une politique de solidarité nationale devrait corriger ce cercle vicieux. Cela s’appelait autrefois la politique d’aménagement du territoire.
Soyons clair : cette politique, voulue par le Général de Gaulle et menée par des hommes à poigne comme Olivier Guichard a été démantelée au cours des années. Là aussi on a préféré le libéralisme au volontarisme, le laisser faire à la planification. Les résultats sont là.
La Datar avait dans les années 80 des moyens qui ont depuis tout simplement disparu. Notamment un budget interministériel à la main du Premier Ministre, de gestion très souple (en investissement comme en fonctionnement) capable d’intervenir en urgence dans les zones sinistrées. Et c’est largement ce qui nous a permis la reconversion du Nord (le charbon) et de la Lorraine (l’acier) pour ne prendre que ces exemples. J’ai encore en mémoire les actions commando conduites à Denain, à Longwy, à Decazeville, à Charleville Mézières…
Les responsables de l’Aménagement du territoire avaient aussi rodé une procédure annuelle permettant d’analyser l’impact territorial de tout projet de loi.
Et c’est ce qui a rendu possible à l’époque le désenclavement de la Bretagne et du Massif Central, en limitant l’engorgement d’une Région Parisienne en voie d’asphyxie. Le rôle majeur de la Datar était alors de casser la verticalité des ministères en assurant une certaine cohérence spatiale de leur action. Le Premier ministre tenait alors un Comité interministériel sur ces sujets, tous les trois mois.
Je gage que nous n’aurions pas permis à l’époque le budget effarant (500 millions d’euros dont 300 millions d’euros d’argent public !) réservé à la rénovation du Grand Palais à Paris quand la politique culturelle en régions est si délaissée. Je gage que nous aurions étudié de plus près l’impact inévitable des JO (10md d’euros ?) sur l’hypertrophie future de la capitale. Je gage enfin que nous aurions surveillé la juste répartition des crédits consacrés à l’innovation au cours des dernières années (France 2030 etc…). Je pressens qu’ils sont pour l’essentiel déversés sur une ou deux régions au maximum : comme si l’innovation était leur monopole ! Il me semble d’ailleurs que la Cour des Comptes pourrait un jour analyser cette distribution géographique. Nous aurions, je pense, de désagréables surprises…
Tous ces moyens d’action ont disparu, avec la décentralisation pour alibi. Funeste erreur car plus un pays est décentralisé plus il a besoin d’une politique de solidarité entre territoires.
C’est ce contresens qui a conduit à la situation actuelle et au détricotage de la Nation. Notons que les deux seuls instruments d’action ayant survécu, avec succès (l’action cœur de ville et les contrats États Région…) remontent précisément à cette époque et à Michel Rocard. Je mets d’ailleurs quiconque au défi de me dire à quoi sert aujourd’hui la soi-disant Agence pour la Cohésion des Territoires ! Son silence, après les récents événements, est la hauteur de son efficacité.
D’ailleurs, pour la seule politique de la ville, personne n’est à même d’afficher des chiffres clairs. D’après le Centre d’étude et de recherches politiques et sociales l’aide de l’État apportée aux banlieues (en additionnant politique de la ville et rénovation urbaine) correspondrait cette année à près de 110 euros par résident et par an, soit… 10 euros par mois. Vrai ou faux ? La Cour des Comptes elle-même se perd dans les chiffres et reconnait qu’il lui est impossible de s’y retrouver.
Au-delà des grandes masses il serait surtout intéressant d’en avoir le détail.
On constaterait alors que les crédits sont concentrés sur le bâti et pas sur l’accompagnement humain : les associations, indispensables pour recréer le lien social sont généralement laissées pour compte. En supprimant les emplois aidés beaucoup ont été étranglés.
Mais peu importe les moyens. Parlons de la vision. En 1971 des esprits éclairés avaient lancé une grande réflexion prospective appelée « Scénarios de l’inacceptable ». Ce coup de projecteur à long terme sur toutes les menaces prévisibles a guidé pendant des années l’action des responsables publics. Qui, aujourd’hui a seulement songé à entreprendre un tel travail de réflexion à terme ? Grave imprévoyance quand on pense à l’impact territorial inévitable du réchauffement climatique, de notre démographie vieillissante, des futures vagues migratoires, du travail à distance ou des nouvelles technologies.
Enfin, Comment ne pas voir que le rapport à la mobilité va évoluer dans le futur de manière très significative ? L’automobile était hier vue comme un objet « cathédrale » (Barthes), elle est aujourd’hui accusée de tous les maux. Je connais une grande capitale qui rêve de toutes les remplacer toutes par des vélos ! Quant à l’avion, hier vecteur de la démocratisation du voyage, il est aujourd’hui voué aux gémonies par les écologiques. Qui étudie ces évolutions de fond
Imagine-t-on qu’elles n’auront aucune conséquence sur notre façon de vivre la géographie du pays ?
À bien y réfléchir la quasi-disparition de la composante territoriale du champs des priorités est révélatrice de nos travers politiques.
Absence de réflexion à long terme, confiance aveugle aux forces du marché, désintérêt pour les plus faibles, indifférence aux remontées du terrain, insuffisantes marges d’initiatives laissées aux élus locaux, entre-soi des élites parisiennes… Dans ce contexte on peut craindre que la révolte des ronds-points et celle des banlieues ne soient que des péripéties annonçant, hélas, d’autres jacqueries.
Bernard Attali
Ancien Délégué à la DATAR.
[1] Le Monde, 10 juillet 2023.