Le marketing pénètre actuellement tous les pans de la société. Explications de Nacima Ourahmoune, professeur associé en marketing et culture de consommation à Kedge Business School.
Revue Politique et Parlementaire – Pouvez-vous nous préciser quel est votre objet de recherche ?
Nacima Ourahmoune – Je suis chercheur et consultant en marketing international et culture de consommation. J’ai une double formation en science politique et en management/stratégie marketing. Mon prisme de recherche est l’injection dans le champ du marketing des théories issues des sciences sociales (l’anthropologie, la sociologie), les humanités comme les sciences du langage, la sémiotique – étude des signes notamment pour analyser les comportements de consommation ou les stratégies de marques.
Selon moi, la consommation est un “fait social” au sens du sociologue Durkheim, nous vivons dans des sociétés dites de consommation comme le soulignait Baudrillard dans les années 70 pour aboutir à des sociétés d’hyper-consommation où le marketing interfère avec tous les pans de la vie des individus, organisations ou collectifs. Les valeurs sociétales instituées ou émergentes sont capturées par les marques pour affiner leurs positionnements et créer un lien spécifique et positif avec les consommateurs, lesquels en adoptant ou rejetant ces initiatives renforcent des valeurs sociétales, créent des rituels et du sens en construisant leurs identités au travers de la consommation.
La compréhension de la société, et donc du changement social, est un vecteur stratégique pour les marques, un facteur de leur succès.
Cela leur permet de créer des discours (verbaux et visuels), d’innover en tentant de se rapprocher des consommateurs qui intègrent leurs marques dans leurs rituels. Il est essentiel qu’elles appréhendent pour ce faire le vécu et représentations des consommateurs. Les consommateurs sont également producteurs de sens car ils peuvent être innovants, ce que les marques comprennent de plus en plus en capitalisant sur leur créativité.
J’ai donc une approche socioculturelle du marketing. J’utilise les théories issues du champ social pour décrypter le phénomène qui n’est pas uniquement économique mais aussi sociologique, symbolique et qui a aussi des ramifications avec le champ politique.
Lorsqu’on examine les différentes contestations à travers le monde, on constate la mobilisation d’un certain nombre de signes comme marqueurs. En France, le gilet jaune est devenu comme une marque. Sans que l’on dise exactement de quoi il relève, l’objet en lui-même, qui signifiait quelque chose, a aujourd’hui une connotation supplémentaire.
Les citoyens, les consommateurs, les manifestants ont appliqué du marketing, de la stratégie de marque pour se faire connaître, pour se rendre visibles, eux qui souffrent d’invisibilité.
Ils ont choisi cette couleur jaune qui a été conçue pour être vue en cas de danger, ils se sentent aujourd’hui en danger. La manière d’entendre le marketing est quelque chose qui peut vraiment avoir un relent social, une importance dans le champ politique. Le marketing, la publicité, le packaging ont toujours été des activités où le visuel est essentiel. Or, nous vivons aujourd’hui dans une économie visuelle puisque nous sommes en permanence sollicités visuellement et connectés à un flot d’images qui circule.
Dans ce flot, il y a de nombreux discours et images qui sont contrôlés par le personnel politique (vous noterez l’expression “éléments de langage”), coaché par des communicants qui sont eux-mêmes des marketeurs puisqu’ils doivent positionner un discours attractif et résonnant pour obtenir l’adhésion d’un segment de consommateurs cible face à des concurrents. Toutes ces questions relèvent d’une compréhension du marketing comme une activité qui pénètre tous les pans de la société que l’on s’en réjouisse ou pas. Par conséquent, cela suppose de la décrypter.
RPP – Le marketing est aussi un outil de mouvements qui peuvent être contestataires d’un certain ordre politique, social, économique. A quelle période les mouvements sociaux ont-ils récupéré les codes du marketing ?
Nacima Ourahmoune – J’avais un professeur à HEC Paris Romain Laufer qui considérait le marketing comme la science de la rhétorique, il existerait donc depuis l’ère antique, depuis les sophistes. Le marketing est également didactique, c’est un discours autour de l’éducation du consommateur pour étendre la référence à l’Antiquité. Et puis, il y a toute cette symbolique du pouvoir qui a toujours existé ou la question centrale de la science politique à savoir le mystère de l’obéissance. Si les pharaons voulaient générer l’obéissance, il leur fallait habiller leur discours (verbal et visuel), c’est-à-dire créer une aura. Tout cela va avec une pratique.
Le marketing tel que nous le connaissons comme fonction de l’entreprise et objet académique est une discipline qui est apparue dans les années 50 aux Etats-Unis avec la naissance de la société de consommation industrielle, de masse. Elle a puisé ses racines et une certaine légitimité de scientificité dans l’économie néo-classique et la psychologie avant de s’ouvrir davantage aux sciences sociales.
RPP – Comment dissociez-vous la publicité du marketing ?
Nacima Ourahmoune – Le marketing prend en charge toute dimension qui va de l’apparition d’une idée pour la création d’un produit ou d’un service jusqu’à sa commercialisation. La publicité est un levier pratique, donc tactique, pour promouvoir.
De nos jours, en réalité, on vend moins un produit qu’une marque, un discours, un univers, un concept associés à cette marque.
Nous sommes donc là dans quelque chose qui relève du positionnement d’un discours vis-à-vis de consommateurs cibles, de la mise en avant d’une culture, de valeurs, d’un univers, d’un imaginaire attrayant pour les cibles choisies. Et c’est dans ce champ, au niveau stratégique, que se joue cette connexion entre la société, et éventuellement les mouvements sociaux, et des techniques qu’on connaît en stratégie de marque.
RPP – Est-ce que ce sont les publicitaires qui inventent la marque ?
Nacima Ourahmoune – Un marketeur est celui qui logiquement au sein de son entreprise étudie les consommateurs, le marché au niveau macro-économique et socioculturel, examine le spectre concurrentiel, décèle un besoin exprimé ou latent, une possibilité, une opportunité. Il va donc réfléchir avec différentes équipes à l’articulation d’une offre. Une fois celle-ci plus avancée, il va travailler avec des designers ou le service recherche & développement pour essayer de donner une incarnation à cette offre, ou mettre en œuvre cette idée de produit ou de service. Ensuite seulement, il fera appel à une agence de publicité pour porter le message souhaité auprès du public visé. Mais la marque doit être pensée en amont, les publicitaires servent sous le contrôle de leur client à enrichir son univers ou à amplifier sa visibilité, son message. Il existe par ailleurs, dans les grandes entreprises, des chefs de marque.
Un marketeur ne travaille donc pas forcément dans une agence de publicité, mais à un moment donné, les deux sont amenés à se rencontrer pour articuler le message de l’offre. Un marketeur fait également appel à nombre d’experts ou consultants, chargé d’études spécifiques pour par exemple réévaluer l’imaginaire de marque : correspond-il toujours aux attentes et désirs des consommateurs, est-il suffisamment différencié par rapport aux concurrents, quels sont les invariants de l’identité de marque, ce qui ne doit pas bouger ?
Une marque doit en permanence évoluer tout en restant elle-même.
J’aime à dire à mes apprenants qu’une marque est comme une personne, elle a une histoire qui parfois se mêle à la grande Histoire, une personnalité, un physique, un état d’esprit, des canevas culturels. Une personne change en fonction des obstacles et opportunités qu’elle rencontre, des éléments externes qui vont influer sur elle, une personne apprend de l’heuristique ou des expériences passées ; cependant elle demeure in fine la même. On pourrait avancer que la stratégie de marque ou la publicité n’est qu’un maillon pratique, elle est comme un travail sur le récit narratif ou s’articule l’enchevêtrement de l’Idem et de l’Ipse tels qu’envisagés par Paul Ricoeur pour l’identité personnelle.
Pour une marque, le challenge est de systématiquement contrôler l’invariant et le changement. Ce qui relève d’un subtil dosage du management du système de signes de la marque. Va-t-on faire évoluer un logo, intégrer un nouveau signe, une nouvelle mascotte, un nouveau clin d’œil qu’on fait à nos consommateurs dans nos récits, est-ce que finalement on va y renoncer parce que cela n’impacte plus ou bien avons-nous trouvé une autre idée plus percutante qui peut venir renforcer le même message ? C’est donc une activité récurrente d’analyse de qui l’on est, où l’on souhaite aller en restant en phase avec le marché, les consommateurs, une innovation sous contrainte de capitaliser sur l’existant positif.
RPP – Diriez-vous que le marketing est finalement un produit de la société au sens où c’est un objet qui intériorise les évolutions et les tendances dominantes d’une société pour les réinscrire ensuite dans une logique de marque ?
Nacima Ourahmoune – Je pense qu’il y a des discussions dans la société qu’on juge quelques fois futiles, mais qui ont leur importance pour les individus. Je travaille actuellement beaucoup sur les questions du corps, de la beauté qui vont être reflétées dans le discours des marques. Celles-ci doivent absorbées les discussions instituées ou émergentes dans un positionnement clair, motivant pour ses cibles. Si l’on revient aux mouvements sociaux qui sont nombreux aujourd’hui au plan mondial et notamment sonores sur les questions de genre, il y avait du marketing dans le mouvement des suffragettes puisqu’il existait un code couleur, un style vestimentaire, une signature. Chanel a réfléchi pour savoir si on pouvait adopter les codes du vestiaire masculin, cet esprit des femmes à la garçonne comme un positionnement de marque à contre-courant des diktats de genre de l’époque.
Après la Première Guerre mondiale, il y a une ouverture de l’espace public aux femmes qui était réservé, depuis l’avènement de la bourgeoisie, essentiellement aux hommes, ce qui constituait une opportunité pour la marque. La mode masculine était pratique et sobre depuis l’avènement de la bourgeoisie associée à la valeur travail. D’une part par contraste avec le féminin qui devenait le bastion du soin des apparences et d’autre part, avec le style aristocratique dont l’ornement, et le code esthétique unisexes (maquillage, dentelle, talons, bijoux, perruques…) conféraient à l’oisiveté. Dès lors, l’éthique et l’esthétique bourgeoises qui ont divisé le genre en deux registres distincts le masculin pratique et sobre, le féminin émotionnel et orné, vont inspirer tout le marketing moderne, avec des positionnements à rebours comme Chanel mais généralement un élan massif de construction via les grands magasins, l’industrialisation puis la consommation de masse d’une figure féminine futile versée dans le shopping et naturellement cible privilégiée du marketing. Le monde de la recherche n’est pas imperméable à ces idéologies de genre : j’ai choisi comme sujet de thèse pour mon doctorat la masculinité et la mode parce qu’il n’était quasiment jamais traité en marketing. 90 % des recherches sur la consommation et le genre étaient dédiés aux femmes. C’est donc un schéma sociétal qui s’est imprimé y compris sur la recherche académique.
RPP – Diriez vous que le marketing est finalement l’expression d’un terrain des luttes politiques et des luttes sociales ?
Nacima Ourahmoune – Oui, probablement. C’est un levier non pas qu’il soit nécessaire, il était pratiqué sans que ce soit appelé du marketing. Ce qui se passe actuellement c’est que la sophistication des techniques venant du monde des affaires a été largement injectée dans le champ politique.
Mais les consommateurs, évoluant dans des sociétés de consommation, voire d’hyperconsommation, sont devenus eux-mêmes des marketeurs sans le savoir ou le vouloir.
Tous les mouvements de contestation actuels à travers le monde, au-delà du prisme Nord/Sud, que ce soit en Argentine, au Chili, en Algérie, en France ou en Grande-Bretagne utilisent les codes du marché et du marketing. Prenons l’exemple de ces femmes qui portent, lors des manifestations contre la réforme des retraites, un bleu de travail et un bandana rouge, elles se servent d’un code ancien qui était déjà iconique dans les années 40 et signifiait que les femmes aussi pouvaient travailler. Par ailleurs, pour être visibles elles élaborent une chorégraphie. Elles savent qu’elles sont regardées donc elles scénarisent l’événement, comme une marque qui se lance crée un happening et s’inspire d’icônes pertinentes de la culture populaire pour générer de l’attention. Bien que se sachant regardées et voulant créer le buzz et la viralité sur les réseaux sociaux pour cette scénarisation, elle renforcent ce que l’on a tendance à oublier dans nos sociétés tertiarisées et digitalisées, le corps-outil notamment de travail, et par là la pénibilité et le thème de leur mobilisation, les retraites.
C’est un symbole très fort qui exprime beaucoup de chose, qui est concentré, c’est exactement la technique du marketing. Enfin, ces féministes se sont toutes habillées de la même manière, là aussi c’est une technique de la publicité (réplication des corps) ou promotion par la saturation visuelle. Lorsque vous allez au supermarché, vous pouvez voir des linéaires de la même marque. Votre regard est attiré par elle parce qu’elle est dupliquée de manière importante. Dans la marche pour le climat ou dans les manifestations en Algérie depuis un an, on voit de nombreuses marques ou logos comme supports de contestation politique comme j’ai pu le noter dans un article1.
RPP – Peut-on dire que dans un premier temps, le politique s’est approprié le marketing pour diffuser son récit, transmettre un discours et véhiculer une image dans un univers concurrentiel qui est celui de la démocratie et que dans un deuxième temps le social a lui aussi récupéré le marketing comme un mouvement d’affirmation d’une cause ou d’une mobilisation ?
Nacima Ourahmoune – Je ne sais pas si on peut mettre des ruptures. La consommation est un fait social qui a toujours existé, même sans logique de marque ou de système néolibéral, c’est un système d’échange au travers des produits, le troc est un exemple. Pensez à tous les rites sociaux, le mariage par exemple, il y a échange de produits, de symboles et des mises en scène, c’est bien quelque chose de très ancien. De la même manière, le pouvoir politique a toujours eu à convaincre. Le marketing est un art pour convaincre, il a été mobilisé par le milieu des affaires à des fins mercantiles, les gens y ont vu une résonance. Pour vous donner un éclairage plus historique, on va dire que le marketing vient, à la base, renforcer des disciplines comme la microéconomie, c’est-à-dire que pendant longtemps, et c’est encore aujourd’hui le courant dominant, il se voyait comme un élément technique dans une relation transactionnelle, monétaire. Le marketing a été également porté par la psychologie, avec une volonté des marketeurs de comprendre la boite noire des consommateurs, c’est-à-dire découvrir les processus présidant à ses décisions de choix. Dans ces deux démarches, le consommateur était appréhendé essentiellement comme un individu rationnel maximisant des fonctions d’utilité en quelque sorte. A partir des années 70-80 un nouveau courant émerge. Il estime que les gens ne consomment pas uniquement parce qu’ils ont un besoin, qu’ils ne sont pas nécessairement toujours rationnels dans leur rapport à la consommation – sans être pour autant nécessairement déraisonnable – ce courant avec un ancrage dans les sciences sociales pense que la consommation est beaucoup plus profonde car elle permet d’affirmer des identités personnelles et collectives, situationnelles et structurelles du fait d’une socialisation au travers de la consommation.
C’est à ce dernier mouvement de la Théorie culturelle de la consommation (Consumer Culture Theory a l’international) auquel j’appartiens. Pour ce mouvement, par exemple, les consommateurs ont conscience que ce que vous portez peut être un visa pour un certain nombre de territoires ou de cercles sociaux, ils savent donc manipuler les codes du marché pour naviguer l’espace social. Ceux qui ont en la matière le plus de capital culturel pour référer à Bourdieu réussissent le mieux et donc ceci est un élément clivant, un élément générateur de convoitise. Ceux qui ont le plus d’argent aujourd’hui veulent consommer moins et ceux qui en ont le moins veulent consommer plus, cela pose des questions complexes de nature sociétale.
Par ailleurs, les marques, pour créer un lien positif, sont sommées de prendre en compte les exigences des consommateurs sans lien direct avec leur offre de produits ou services.
Par exemple, les millénials réclament aux marques d’être en conformité avec un certain nombre de valeurs sociétales pour continuer d’être en relation avec elles2. On veut que vous soyez plus écologiques, plus transparents, plus accessibles ou transversaux, plus ouverts, que vous respectiez, par exemple, les critères liés au genre, à l’ethnicité dans vos messages publicitaires mais également en tant que marque employeur. Des marques comme Facebook sont largement challengées par les consommateurs qui estiment que l’équipe dirigeante aux Etats-Unis est trop peu inclusive. Une cause marketing se développe sur de nombreux sujets sociétaux mais le danger pour les marques est de s’arrimer à des valeurs en vogue pour capter la sympathie immédiate sans interroger leur fond de marque risquant un procès de non authenticité ou de “green washing” qui coûte cher à leur réputation. De même, le choix d’une cause peut plaire à certains comme décevoir d’autres, ce qui réclame lucidité et profondeur d’analyse, d’autant plus pour les multinationales qui doivent gérer à la fois le niveau global et local. C’est in fine la même chose pour les politiques, scruter les opinions, écouter et rendre compte est nécessaire, responsable, mais un gouvernement par l’opinion et le sondage crée également des dissonances et déceptions.
RPP – Le marketing est historiquement indissociable des phénomènes de consommation. Est-il devenu progressivement un marketing de la cause, un outil qui peut être utilisé pour d’autres finalités, d’autres objectifs ? Y a-t-il une politisation du marketing ?
Nacima Ourahmoune – Oui mais sous l’impulsion des consommateurs. Avec des collègues internationaux, nous nous sommes attardés sur le cas de Starbucks, de Facebook et de Google aux Etats-Unis3. Ces trois entreprises ont été sommées par les consommateurs et par leur base d’avoir un discours sur la diversité au sens large et dans l’acception nord-américaine. Elles n’étaient pas suffisamment préparées. Par exemple, Starbucks, a eu un problème aux Etats-Unis. Deux clients afro-américains sont entrés dans l’un de ses cafés. Ils ont commencé à travailler sans commander en attendant une troisième personne. L’un d’entre eux a souhaité utiliser les toilettes mais un employé l’en a empêché. Le ton est monté, l’employé a appelé la police, des consommateurs ont filmé la scène et des images ont très vite circulé sur les réseaux sociaux dénonçant l’attitude de l’employé. Cela paraît aberrant et en contradiction avec le marketing de Starbucks dont le concept est : venez comme vous êtes, nous sommes l’extension de votre salon en quelque sorte, vous pouvez rester là des heures, on ne vous demande rien. Immédiatement Starbucks a dû fermer pendant une journée tous ses points de vente aux Etats-Unis pour former son personnel à la diversité. Nous pouvons être sceptiques quant à l’efficacité d’une journée pour traiter de diversité et impulser le changement, néanmoins, c’est ici la politique et la société qui s’invitent dans l’environnement commercial. Starbucks est porteur d’une idéologie, d’une culture relayées par la marque, de ce fait les consommateurs réagissent parce qu’ils se sont appropriés la marque et critiquent la dissonance entre principes et faits. Starbucks est devenue un référent culturel et une pratique sociale donc les consommateurs estiment qu’ils ont leur mot à dire.
Ils ont le pouvoir de monnayer leur affection pour la marque et ils le savent.
Chez Google, le manque de femmes employées est pointé, également selon la théorie de l’intersectionnalité, à savoir les études démontrent que cumuler le genre féminin et afro-américain augmente la discrimination dans ce contexte nord-américain. Des consommateurs acteurs viennent donc challenger les marques sur les principes idéologiques et leurs contribution à la justice sociale et environnementale de manière de plus en plus visible.
RPP – Avec le numérique les marques sont soumises à une espèce d’évaluation et de jugement permanents venant des consommateurs. Le numérique fragilise-t-il la marque ?
Nacima Ourahmoune – Je n’ai pas traité de ce sujet dans mes recherches. Mon sentiment est que le numérique peut être un levier extraordinaire parce qu’il entraîne une viralisation si vous êtes bons, si vous comprenez profondément les consommateurs. Je ne suis pas en train de dire que le marketing doit être machiavélique, manipuler ce qui est souvent entendu par le sens commun. Il est bon de garder à l’esprit que la majorité des lancements de produits sont des échecs malgré tous les efforts du marketing et des tests en amont, ce qui peut nous rassurer peut être sur le pouvoir du consommateur, et sa capacité à rejeter des offres ou des discours de marques. En somme, son libre-arbitre n’est pas entamé, le digital lui permet davantage encore d’être maitre de sa consommation par la quantité d’informations et échanges que l’on peut nouer autour des marques. Le numérique peut être un allié des marques sincèrement engagées dans un marketing affinitaire, ou communautaire dont le rôle est de partager des conversations bien au-delà du champ strict de la transaction économique. Les recherches montrent que lorsqu’une entreprise réussit à établir une relation d’affinités avec un public et que celui-ci est heureux d’interagir avec elle parce qu’elle prend en compte ses préoccupations, au sens large, et que donc elle ne délivre pas simplement un produit mais également tout un ressort identitaire basé sur une logique d’affinités, alors elle peut créer des récits qui résonnent avec la vie de ce public qui se fera un plaisir de relayer le message en retour. Des consommateurs travaillent gratuitement et avec plaisir pour certaines marques appuyées par de réelles communautés, je pense à Harley Davidson ou à Lego par exemple. Les consommateurs vont relayer ce qui correspond à leurs valeurs, ce qu’ils trouvent beau, désirable, émouvant, intelligent, juste ou éthique. Pour revenir au marketing de la cause, s’il est entendu aujourd’hui comme une nécessité managériale et donc vite intégrée au discours de marque (cf. discussions sur le genre, la diversité par exemple), il manque l’opportunité de réellement impacter car cela ne fonctionne que si les consommateurs valident l’authenticité de la démarche. Parfois, avec de bonnes intentions, on se trompe quand même. Bien écouter est la clé.
Donc le numérique peut être un excellent outil parce qu’à moindre coût vous pouvez prétendre à un impact phénoménal si le public relaye votre message.
En revanche, aujourd’hui, il y a pléthore de message et de concurrence de discours pour vous distinguer cela devient difficile. Il y a également un pouvoir des consommateurs cultivés et maitrisant, souvent, les codes du marketing qui s’amusent à détourner les messages de marques ou à pointer des discours qui n’étaient pas intentionnels pour la marque et dont elle doit répondre d’où la nécessité d’expertise en matière de décryptage de la consommation reliée aux phénomènes sociétaux. Vous pouvez être un très bon marketeur, savoir analyser un besoin réel, trouver un champ, innover, avoir un produit satisfaisant en termes de coût et d’utilité, mais la fonction symbolique et ce que vont faire après les consommateurs de votre offre, c’est une autre chose. Comme la consommation est entrée dans le champ de la société, la valeur objective d’un produit – fonctionnalité et prix – ne suffit plus à motiver à consommer ou à avoir une affinité avec une marque. Par conséquent, il est vrai que le digital représente autant une opportunité qu’un risque pour les marques puisqu’elles peuvent se laisser dépasser.
RPP – Pas seulement les marques !
Nacima Ourahmoune – Oui effectivement. Dans son ouvrage La société de consommation, paru en 1970, Jean Baudrillard mentionnait que la vie que nous aurions par écran interposé serait plus importante que la vie physique réelle, c’est le concept d’hyperréalité. C’est ce que nous vivons aujourd’hui. On le voit avec les manifestations par exemple, alors même qu’elles ne sont pas encore terminées, les images circulent sur les réseaux sociaux. Les gens se mettent en scène avec, par exemple, le corps comme outil d’expression. Les images qui circulent, les vidéos qu’on like et qu’on relaie sur les réseaux sont anticipées comme le moment fort avant même celui tangible partagé avec les manifestants. Il en va de même avec les vacances et l’incapacité parfois de se déconnecter et prendre plaisir à admirer un paysage sans l’excitation des réactions de son réseau social au vu d’un selfie qui aura modifié avec le filtre les couleurs du paysage et les traits du visage… Jean Baudrillard avait noté l’importance qu’aurait la consommation comme signe.
RPP – Justement aujourd’hui chaque individu n’est-il pas le marketeur de lui-même ?
Nacima Ourahmoune – Je pense que oui.
RPP – Parce qu’il vit dans un univers qui est totalement imprégné par l’image, la communication, le marketing, la publicité, le consommateur devient aussi à sa façon un décrypteur de l’ensemble de ces représentations et de ces pratiques. Cela ne rend-il pas plus difficile les métiers de la publicité, du marketing et de la communication ?
Nacima Ourahmoune – Absolument, mais pour ces métiers, le consommateur est en fait devenu un partenaire. Auparavant, le marketeur notait qu’il y avait une opportunité sur le marché, il en référait au designer qui lui-même réfléchissait au produit puis
travaillait avec le service recherche & développement pour sa conception. Le consommateur intervenait pour valider la solution. Une approche top-down. J’ai publié un chapitre d’ouvrage international en 2011 sur le design de produit et la créativité4 où je notais la nécessité de partir de la représentation des consommateurs, de les impliquer dans le process de créativité.
Aujourd’hui de plus en plus, le consommateur est un coproducteur, il n’est plus seulement consommateur.
Par exemple, Lego, qui a une formidable base de consommateurs, met à leur disposition des plateformes, des idées ouvertes. Cela renvoie, encore une fois, au champ politique où il y a une demande de verticalité mais également d’horizontalité, de plateformes ouvertes et de participation. C’est exactement la même chose en marketing. Il est évident que plus la société de consommation est une société d’hyperconsommation plus ses attentes deviennent complexes, symboliques et ne se réfèrent pas uniquement à l’objet et à sa finalité marchande ou pratique. Je notais également qu’a côté des approches de design fonctionnalistes puis conceptuelles et esthétisantes dites postmodernes, on s’acheminait vers une demande de design phénoménologique, de produits qui fonctionnent, sont agréables mais font également sens avec les valeurs du consommateur, on revient aux préoccupations culturelles, environnementales et sociétales.
Enfin, je vois très nettement une avidité de participation à la culture de marques depuis un autre contexte. J’ai un terrain de recherche en République dominicaine depuis une quinzaine d’années. La marque n’était pas quelque chose de très connu ou d’important chez les consommateurs mais ça l’est devenu de manière très rapide, par contagion du fait de l’essor du tourisme. Dans la zone touristique, les hôtes et touristes s’observent, peu à peu les marques et la contrefaçon de luxe sont devenues un enjeu pour les locaux afin d’affirmer leur statut social au sein de leur communauté et pour se sentir l’égal des touristes considérés comme fortunés étant capables de voyager sur l’île. Les Dominicains ne veulent pas simplement répliquer le code des marques occidentales mais aussi la twister dans le contexte local, ce n’est pas forcément uniformisant mais le signal de l’affirmation des marques comme un registre important l’élévation sociale dans ce contexte et des possibilités de créativité locale qui fascinent parfois les touristes récurrents qui imitent des codes locaux durant leur séjour dans les Caraïbes et transforment leur identité au travers du voyage5.
Nacima Ourahmoune, Dr.
Professeure associée en marketing et culture de consommation à Kedge Business School
Propos recueillis par Arnaud Benedetti
- https://theconversation.com/algerie-quand-les-millennials-defont-le-trauma-avec-humour-et-imagination-113377 ↩
- Ourahmoune, N., Binninger, A.-S., & Robert, I. (2014). Brand Narratives, Sustainability, and Gender: A Socio-semiotic Approach. Journal of Macromarketing, 34(3), 313–331. ↩
- Laurel Steinfield, Minita Sanghvi, Linda Tuncay Zayer, Catherine A. Coleman, Nacima Ourahmoune, Robert L. Harrison, Wendy Hein, Jan Brace-Govan, Transformative intersectionality: Moving business towards a critical praxis, Journal of Business Research, Volume 100, 2019, Pages 366-375 ↩
- Nacima Ourahmoune, Product Design and Creativity, Ourahmoune N. In: Penaloza Lisa, Toulouse Nil, Visconti Luca (eds.), Marketing Management: A cultural perspective, London : Routledge, 2011, pp.363-378 ↩
- Nacima Ourahmoune, Narrativity, temporality, and consumer-identity transformation through tourism, Journal of Business Research, Volume 69, Issue 1, 2016, Pages 255-263, ↩