En ces périodes d’éclatement parlementaire, la chambre basse est devenue l’arène de tous les combats où les tactiques politiques prévalent parfois au bien commun.
Le sujet du moment le plus emblématique concerne celui de l’âge de départ à la retraite. Combat de longue date de la gauche qui souhaiterait revenir à un départ à 62 ans contre les 64 actuels, la droite de la droite de l’hémicycle a elle aussi proposé de modifier cette loi impopulaire, coupant ainsi l’herbe sous le pied de l’aile gauche de la chambre. En réaction, cette dernière proposa des amendements qui ont été refusés par l’extrême droite, bloquant ainsi le processus législatif.
Résumé en quelques lignes, cette histoire pourrait paraitre comme un bon fonctionnement des forces vives contradictoires d’un pays, c’est malheureusement moins glorieux. La gauche ne voulant pas perdre une de ses batailles sociales au profit de la droite, a été réduite à ralentir le processus par la voie des amendements, qui bien entendu, ont été rejetés par ses adversaires. Manœuvre politicienne pour garder la paternité d’un réajustement social plébiscité par la majorité des électeurs.
Qu’en sera-t-il de l’âge du départ à la retraite? L’Histoire nous le dira.
Ce qui est intéressant à ce stade c’est de constater que la volonté du peuple français passe après la quête du pouvoir, et que, pour des raisons de calculs politiques, certains partis qui œuvrent parfois pour une même cause vont se « bloquer » mutuellement dans le but de s’en approprier la paternité. Cette approche proche du syndrome de la terre brulée nous rappelle « La théorie économique de la démocratie » écrite par Anthony Downs en 1957. Cet auteur applique à la démocratie, à l’action des partis politiques et à celle des électeurs, de même qu’aux politiques publiques qui sont menées, une approche politico-économique originale : celle du choix rationnel. Le parti devient une entreprise, la politique un marché et les électeurs des consommateurs. Chacun visant un objectif distinct : d’une part les partis voulant attirer des votes qui leur permettront de gagner les élections, quitte à laisser de côté momentanément l’intérêt général, et d’autre part, les électeurs agissant comme des consommateurs rationnels à la recherche d’un plus grand bénéfice personnel.
Dans le cas qui nous intéresse, celui de l’âge du départ à la retraite, il est évident que l’électeur-consommateur souhaite le voir passer de 64 à 62 ans. Et de leur côté, les deux partis antinomistes veulent capter cette manne électorale en vue de la prochaine grosse élection nationale.
En poussant à l’extrême ce raisonnement, il est possible de penser à Nietzsche dans son ouvrage La généalogie de la morale (1887) lorsqu’il voit dans le ressentiment destructeur une dynamique humaine qui inverse les valeurs en fonction de frustrations intérieures. Au lieu d’encourager la croissance et l’amélioration, il incite à la destruction de ce qui est envié, menant ainsi à un affaiblissement des valeurs affirmatives.
Malheureusement, les exemples de « bien commun » sacrifié sur l’autel de calculs électoraux ne manquent pas. Le cas du retrait des États-Unis en 2017 de l’Accord de Paris sous l’administration Trump, largement pour plaire à sa base électorale qui rejette l’idée de régulation environnementale, a freiné les efforts internationaux pour lutter contre le changement climatique, au détriment de l’intérêt général mondial. Dans l’Histoire de France, les successives politiques agricoles sont souvent considérées comme réactives plutôt que proactives, soupçonnées d’être plus influencées par des calculs électoraux momentanés visant une réserve de voix stratégiques, reportant à plus tard les réformes structurelles et écologiques souhaitables.
Dans la même veine, les travaux de William Nordhaus dans les années 1970, qui portent sur la mécanique électorale, introduisent la notion de cycle politico-économique, où à l’aube d’élections, les politiciens sortants s’approprient l’orientation des politiques économiques pour maximiser leurs chances de réélection. Ces cycles impliquent souvent des dépenses publiques accrues avant les élections pour attirer des électeurs satisfaits. Cette distribution du bien public qui n’est pas toujours très rationnelle, a pour finalité de satisfaire le bien commun, momentanément. C’est cette analyse que développent Alberto Alesina et Guido Tabellini dans leur ouvrage Political Cycles and the Macroeconomy (1997), coécrit avec Nouriel Roubini.
Calculs électoraux et egos mis à part, il ne faut pas perdre de vue que tous ces choix politiques vont forcement dans le bon sens car, de facto, ils répondent aux attentes de leur base électorale, à une vision et une volonté de bien faire, malgré des pressions externes fortes. C’est ce que décrit David Easton dans A Systems Analysis of Political Life (1965) lorsqu’il considère que les systèmes politiques réagissent comme des entités qui reçoivent des demandes et des soutiens de la société, puis qui produisent des décisions et des actions en retour. Son modèle explique comment les gouvernements démocratiques sont sous pression pour répondre aux demandes d’une variété d’acteurs, y compris les groupes d’intérêts, qui influencent souvent les décisions politiques, généralement au détriment du bien commun. Pressions arrivant parfois de minorités, comme le souligne Mancur Olson dans The Logic of Collective Action (1965) où selon lui, seuls les petits groupes aux intérêts concentrés et motivés s’organisent pour influencer les décisions politiques. Ce phénomène peut expliquer pourquoi certaines minorités bien organisées peuvent avoir plus d’influence que la majorité.
En conclusion, il est possible de dire qu’en démocratie parfois la fin peut justifier les moyens. Winston Churchill ne disait-il pas, non sans humour : « La démocratie est le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres déjà essayés. »
Patrick Soumet
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