Alors que pour certains Napoléon Bonaparte est l’un des plus grands hommes d’État que la France ait connu, pour d’autres il incarne un pouvoir autoritaire et le rétablissement de l’esclavage. Jean-Marc Ayrault nous rappelle que l’histoire de France n’est pas un bloc qu’il faudrait accepter ou rejeter, mais un tout qu’il faut comprendre et nuancer.
A aucune époque napoléon n’a fait l’unanimité
« Bonaparte, le nom le plus grand, le plus glorieux, le plus éclatant de l’histoire, sans en excepter celui de Napoléon, – général de la République française, né à Ajaccio (île de Corse) le 15 août 1769, « mort » au château de Saint-Cloud, près de Paris, le 18 brumaire, an VIII de la République française, une et indivisible (9 novembre 1799). »Ainsi débutait la première1 des deux notices que Pierre Larousse consacra à Napoléon Bonaparte dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, la seconde2 poursuivant sa biographie de sa prise de pouvoir jusqu’à sa fin à Sainte-Hélène, en passant par les grandes heures du Consulat et de l’Empire, que Larousse présentait comme une restauration cynique, dans laquelle « la force et de l’autorité sans limites et sans contre-poids (étaient) les seuls principes de gouvernement ».
Ce pamphlet n’est que l’un des plus fameux d’un genre dont la vigueur ne s’est jamais démentie – le manichéisme de l’exercice de style, dans sa distinction radicale entre le général, héros de la Révolution, et le chef d’État, fossoyeur de 1789, illustre l’ambivalence de la figure de Bonaparte, capable de susciter à la fois l’admiration et le rejet chez la même personne, avec la même intensité.
C’est dire que les débats que Napoléon suscite aujourd’hui n’ont rien de nouveau. Ni dans leur virulence (les imprécations anti-bonapartistes des années 1814-1820 valent bien celles de nos réseaux sociaux), ni dans leurs excès destructeurs (en 1871, les Communards n’ont-il pas fait chuter la Colonne Vendôme, dans le but d’en déboulonner la statue de Napoléon qui la prolongeait en majesté ?).
Jamais, à aucune époque, Napoléon n’a fait l’unanimité, chaque période suscitant sa forme de critique de la geste bonapartiste, ici parce qu’il n’avait pas hâté la Restauration, là parce qu’il avait abattu la République, plus tard parce qu’il incarnait ce pouvoir personnel dont la IIIe et la IVe République se défiaient, ou parce que les guerres napoléoniennes n’étaient pas le meilleur symbole pour rassembler une Europe désormais engagée sur la voie d’une union pacifique et démocratique.
Mais jamais ces critiques n’ont étouffé la fascination que l’épopée de cet homme qui s’est porté, à la seule force de sa volonté, « au-dessus de l’humanité, comme une sorte de divinité », selon Pierre Larousse, n’a cessé d’inspirer en France comme à l’étranger. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler que sa légende a fasciné Victor Hugo et Léon Tolstoï, Winston Churchill et Stanley Kubrick… ; que l’exposition montée à Nankin en 2018 sur l’Empereur a attiré plus d’un million de visiteurs ; ou encore que Napoléon est l’un des personnages qui a été le plus représenté au cinéma, avec plus de 1 000 films ou téléfilms recensés par l’historien Antoine de Baecque…
Mais le romanesque du destin du fils de Letizia Bonaparte n’a pas effacé les contradictions de l’homme d’État. Les résistances qu’il a rencontrées dans toutes ses entreprises furent si nombreuses, dans tant d’aspects de la vie de son époque, sur tant de territoires, avec des effets si profonds, qu’on ne saurait s’étonner qu’elles restent encore vives, deux siècles plus tard.
Ce n’est donc pas le fait que Napoléon fasse encore débat aujourd’hui qui mérite qu’on s’y arrête ; c’est la nature de ces débats, pour ce qu’ils nous enseignent sur les préoccupations de notre temps.
Ce questionnement est l’essence même de la science historique, comme Fernand Braudel le relevait dans son discours de réception à l’Académie française, le 30 mai 1985 : « D’ailleurs l’histoire, sans cesse interrogée, est condamnée à la nouveauté, à des rajeunissements successifs, indispensables. Car si toute société se retourne obligatoirement vers son passé pour s’expliquer à elle-même, pour trouver hors du temps présent des alibis, des refuges ou des excuses, voire des consolations, elle attend aussi des réponses nouvelles aux questions nouvelles qui la tourmentent. Les histoires de Guizot, de Michelet, de Fustel de Coulanges, de Taine étaient déjà, en leur temps, des histoires nouvelles. »3. Depuis une trentaine d’années, c’est notamment à l’aune de l’histoire des femmes, après Michèle Perrot4, et de l’histoire mondiale5 qu’on relit les grands événements de notre passé. Il n’y a là aucun anachronisme : pas plus que l’humanité n’a « découvert » l’Amérique avec Christophe Colomb – les populations qui y vivaient depuis des millénaires, et qui appartenaient autant à l’humanité que l’équipage des caravelles du navigateur génois, auraient été bien surprises de l’apprendre –, ce ne sont pas les mouvements féministes ou anticolonialistes du XXe siècle qui ont fait entrer les femmes et les peuples extra-européens sur la scène de l’histoire. Les unes et les autres en ont toujours été parties prenantes ; mais, pendant longtemps, les traces du passé n’ont pas été analysées de leur point de vue ; et c’est à ce changement de point de vue que nous invitent aujourd’hui les historiens, lorsqu’ils mobilisent de nouvelles sources, lorsqu’ils relisent les sources anciennes avec de nouvelles méthodes, pour nous livrer une image plus complexe mais aussi plus juste de l’histoire.
Ces travaux nous permettent ainsi de mieux comprendre comment l’histoire de la France s’est écrite aussi hors d’Europe, sur tous les continents ; comment le projet colonial que la France a porté pendant trois siècles a transformé non seulement les territoires et les populations que nous avons colonisés, mais aussi la métropole ; et comment les héritages de ce passé continuent de marquer la société et le monde dans lesquels nous vivons.
Ce n’est qu’en ayant conscience de ce fait qu’on peut comprendre le contexte dans lequel Napoléon Bonaparte a rétabli l’esclavage en 1802, une décision unique dans l’histoire, et dont l’importance a pourtant été longtemps oubliée, sauf dans les territoires où elle s’est appliquée (Haïti et les actuels DOM). Ce silence n’est d’ailleurs pas propre à l’histoire napoléonienne : il se retrouve dans l’ignorance qui entoure encore le déroulement de la Révolution dans le premier empire colonial français – ce réseau de possessions, principalement américaines, qui généraient des revenus gigantesques à la fin du XVIIIe siècle, grâce au commerce des produits coloniaux (sucre, café, indigo, coton…) obtenus par l’esclavage.
Cette histoire est celle d’une « révolution dans la révolution » à Saint-Domingue, la partie française de l’île d’Hispaniola « découverte » par C. Colomb en 1492, et qui a vu en 15 ans les esclaves de la colonie se libérer par eux-mêmes, puis se donner un gouvernement sous la conduite de Toussaint Louverture, et enfin devenir une nation indépendante en 1804, sous le nom de Haïti.
C’est à ce mouvement, pourtant directement inspiré des idées des Lumières, que Bonaparte s’est opposé lorsque, revenu au pouvoir, il s’est lancé dans une grande stratégie coloniale aux Amériques, afin de faire du Golfe du Mexique une « mer française » dont le cœur serait Saint-Domingue. Dans ce plan, le rétablissement de l’esclavage était aux yeux du parti colonial qui l’entourait à la fois le seul moyen d’exploiter ces territoires éloignés, et la seule manière de reprendre le contrôle des populations noires émancipées qui y vivaient.
La défaite du corps expéditionnaire français à Haïti, contre une armée composée principalement de soldats nés dans l’esclavage, fut un traumatisme majeur pour la France comme pour l’ensemble des puissances coloniales de la région. Et il est faux de dire que, en métropole, « tout le monde » soutint en 1802 la réintroduction de l’esclavage dans le droit français : cette décision suscita au contraire l’opposition d’un tiers des parlementaires des assemblées consulaires, et ne désarma pas le parti abolitionniste héritier de la Révolution, représenté par l’Abbé Grégoire ou Benjamin Constant.
Dans les territoires où elle s’appliqua, cette décision maintint ou remit dans les fers 300 000 personnes ; l’esclavage continua pendant 46 ans ; et un véritable régime ségrégatif, plus sévère que sous l’Ancien Régime, fut imposé aux « libres de couleur », la classe intermédiaire des habitants non blancs et non esclaves des colonies.
Cette dimension coloniale de la Révolution française a été redécouverte au XXe siècle, d’abord par les écrivains caribéens comme le trinidadien Cyril Lionel Robert James6, le cubain Alejandro Carpentier7 et Aimé Césaire, puis à partir des années 1980-90, par les travaux fondateurs en France d’Yves Bénot et Marcel Dorigny. Aujourd’hui, l’historiographie sur ces pages de notre histoire est consistante, quoique toujours méconnue : dans les programmes d’histoire de l’enseignement général applicables aux élèves de l’Hexagone, les années 1789-1815 continuent d’être enseignées dans le seul cadre européen, en oubliant ce moment précurseur de tant de combats à venir que fut la révolution de Saint-Domingue.
Oser regarder notre passé dans toute sa complexité
Alors que notre pays commémore cette année le bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte, c’est cet éclairage différent sur son action que la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage veut apporter. Non pas pour « déboulonner Napoléon », mais au contraire pour montrer son action telle qu’elle fut, dans sa complexité et sa portée mondiale. Et pour rappeler que, s’il fut certes un « homme de son temps » (qui ne l’est pas ?), son temps fut aussi celui de Toussaint Louverture et de Germaine de Staël, de l’Abbé Grégoire et de Louis Delgrès, et que, sur la question de l’esclavage et de l’égalité dans les colonies, leurs écrits et leurs combats résonnent aujourd’hui d’une manière bien plus moderne que les décisions du Consulat.
Que ce rappel qui n’est que la stricte vérité historique, sans procès rétrospectif ni anachronisme émotionnel, puisse susciter aujourd’hui des inquiétudes voire des polémiques en dit plus sur l’état du débat public dans notre pays que sur l’état des connaissances scientifiques sur le Consulat et l’Empire.
Ces inquiétudes relèvent de la distinction classique entre mémoire et histoire.
Il n’y a en effet aucun débat majeur entre les historiens sur les raisons qui ont poussé le Premier consul à prendre cette décision, et sur ses conséquences. La question que posent ces réactions est en réalité celle de l’usage contemporain de la figure de Napoléon, comme à chaque fois que l’Empereur est convoqué dans l’actualité. Il fut ainsi tour à tour une figure célébrée par les Républicains sous la Monarchie, par le Second Empire comme l’inspiration du nouveau régime, mais aussi récupérée par la Monarchie de Juillet (en 1840 au rapatriement de son corps aux Invalides) et par les nazis en 1940 (avec le rapatriement de l’Aiglon). En 1969, lors du bicentenaire de sa naissance, Georges Pompidou en fit le symbole de la gloire et de l’unité françaises, dans un parallèle évident avec le général de Gaulle auquel il venait de succéder8.
Que représente Napoléon aujourd’hui ? Sans aucun doute, pour la plupart de nos compatriotes, le souvenir de l’épopée aventureuse de celui qu’on présente volontiers comme « le plus célèbre des Français » ; son règne est vu comme un moment d’exceptionnel rayonnement de la France, par les armes mais aussi par le droit et par les idées ; et l’empreinte de son action se lit aussi à travers toutes ces institutions solidement fondées qui existent encore aujourd’hui – la Banque de France, la Caisse des dépôts, les préfets, les lycées, le Code civil…
Mais si l’on tient à l’histoire, la « gloire » napoléonienne, dont il avait fait le principal instrument de sa propagande, ne saurait effacer les aspects les plus sombres de son action. Rétablissement de l’esclavage, minoration du statut des femmes dans le Code civil, transformation de la République en empire héréditaire, rétablissement des titres de noblesse, jusqu’à la chute finale, cette folle cavalcade de Cent Jours qui laissa la France vaincue et exsangue, étranglée par des dommages de guerre colossaux, et plus petite qu’elle l’était en 1799, tel est aussi l’héritage de Bonaparte.
Alors, en ces temps de commémorations, entre la mémoire dorée de Napoléon, qu’il a lui-même sculptée dans ses souvenirs à Sainte-Hélène, et sa mémoire diabolisée, qui le réduirait à sa face sombre en oubliant tout ce que la France lui doit aujourd’hui, qu’est-ce qui pourra nous rassembler ?
Je crois que c’est précisément la capacité de débattre. D’oser regarder notre passé dans toute sa complexité. Et de faire de cette lucidité un instrument d’unité.
Parce que le propre d’une société démocratique est d’être à la fois une société pluraliste, et une société capable de se rassembler autour de ce principe, quand les dictatures ne tolèrent que l’uniformité, dans la société comme dans la mémoire – il n’y a qu’à voir comment aujourd’hui le pouvoir russe entrave le travail de l’association Mémorial qui porte la mémoire des victimes du régime soviétique, comment la Turquie a fait du négationnisme du génocide arménien un pilier de sa propagande nationaliste, comment la Chine réécrit l’histoire maoïste et efface la tragédie de Tien An Men.
Débattre, c’est regarder notre passé sans chercher à le magnifier sans nuance, ni à le condamner sans recul. Débattre, c’est reconnaître que l’histoire de France n’est pas un bloc qu’il faudrait accepter ou rejeter, mais qu’elle est un tout qu’il faut comprendre et nuancer. Débattre, c’est trouver le moyen d’accueillir toutes les mémoires dans le récit national. Débattre pour expliquer, expliquer pour rassembler, c’est la mission de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, et c’est ce à quoi la FME vous invite durant le mois de mai, à l’occasion du Mois des Mémoires 2021.
Jean-Marc Ayrault
Ancien Premier ministre
Président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage
- https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k397898/f924.item ↩
- https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k205363w/f807.zoom ; dans cette notice, Larousse indique avoir utilisé cet artifice de la double biographie pour contourner la censure du Second Empire, dans lequel il ne pensait pas possible d’évoquer de manière critique la vie du Premier consul et de l’Empereur. ↩
- https://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-fernand-braudel ↩
- Histoire des Femmes en Occident, co-dirigé avec Georges Duby, Plon, 1990-1991. ↩
- Cf. notamment l’Histoire mondiale de la France dirigée par Patrick Boucheron, Seuil, 2017. ↩
- Avec son histoire de la révolution haïtienne Les Jacobins Noirs (1938, traduction française de Pierre Naville 1949). ↩
- Avec ses romans Le royaume de ce monde (1949), consacré à la révolution haïtienne, et Le Siècle des Lumières (1962), autour de la figure de Victor Hugues qui abolit l’esclavage en Guadeloupe en 1794 et le rétablira en Guyane en 1803. ↩
- http://georges-pompidou.fr/sites/default/files/1969_08_15_Napoleon.pdf ↩