Le 23 juillet dernier, des avions russes de surveillance survolent l’espace aérien sud-coréen. Une violation dénoncée par la Corée du Sud et démentie par la Russie. Léo Keller, directeur du blog géopolitique Blogazoi, analyse dans ce second volet plus longuement la situation pour la Revue Politique et Parlementaire.
Le décryptage
Une fois de plus laissons nous guider dans notre recherche d’une solution ou d’une problématique par ce qu’écrivit il y a déjà de fort nombreuses années notre cher Thucydide.
« Les Corcyreens se déclaraient en outre prêts à s’en remettre à l’Oracle de Delphes, ajoutant qu’ils voulaient éviter la guerre, mais que s’ils ne le pouvaient pas, ils se verraient de leur côté forcés de remplacer leurs amis actuels par d’autres, en s’adressant, pour se faire aider, à des gens avec lesquels ils ne tenaient pourtant pas à se lier. »1
La première novation qui nous intéresse est pourquoi une patrouille commune sino-russe ?
Le Ministre de la Défense explique ainsi : « to deepen and russian-chinese relations » and « perfect joint military capabilities. »
Notons d’abord que la Chine a participé activement au plus grand exercice militaire de l’histoire russe : Vostok 2018. 300 000 soldats, 1000 avions et 80 navires de guerre. Certes il n’y a pas d’alliance militaire formelle entre la Chine et la Russie. Leur relation est trop déséquilibrée, leurs moyens tellement disproportionnés. Pour autant mêmes adversaires communs, et des intérêts géopolitiques de plus en plus convergents.
L’incident, parfaitement pourpensé, illustre à la perfection le rapprochement stratégique entre le mandarin de Beijing, considéré comme le fils du Ciel et le margrave de Moscou. Poutine Junior Partner a une culture et une expérience militaire qui sont encore des atouts considérables pour la Chine.
Leur histoire tumultueuse ne s’est pas toujours déroulée sur les seules rives de l’Amour. Le fleuve du Dragon Noir en fut seulement l’acmé. Mais surtout ces deux pays sont liés par une détestation commune mais non identique des USA. Pour la Russie, il s’agit d’un rejet quasi ontologique des valeurs occidentales humanistes (rejet que l’on trouve bien entendu aussi envers l’Europe). Pour la Chine, c’est plus subtil et cela relève davantage de la géopolitique et de ses projets d’expansion mondiale.
Bruno Tertrais, dans une formule choc et précise dont il a le talent, écrivit: « A chaque crise économique mondiale, on annonce le déclin inéluctable de l’Amérique. Seulement voilà ; quand l’Amérique prend froid, la Chine s’enrhume et la Russie attrape la grippe. » 2
Écrite en 2010 cette équation conserve toute sa saveur et sa vigueur. Pour autant l’Amérique de Trump a-t-elle les moyens militaires, sinon de s’opposer victorieusement à deux adversaires de cette taille, du moins d’y faire face ?
Plus grave le Commandant-en-Chef des USA–qui est aussi son Président–a-t-il les moyens intellectuels de parer à cette nouvelle posture. Lequel président, comme le rappelle Bruno Tertrais, a besoin pour concentrer son attention de lire toutes les cinq lignes dans chaque mémo : Monsieur le Président.
Après la manifestation d’une unité chaque jour et en chaque occasion réaffirmée, le premier objectif est donc une démonstration de force qui se manifeste dès le bas du spectre. En fait tout se passe comme si la Corée du Sud avait montré ses F 15 en action, (mais en démonstration simplement) tenait à minimiser l’incident. l’observateur attentif se rappellera avec intérêt comment la Turquie d’Erdogan a abattu un Sukhoi 24 pour une simple erreur de pilotage. Ainsi la Corée déclare pour clore l’incident que Moscou se serait et aurait exprimé des « deep regrets ». Ce que Moscou nie dans la foulée. Bien au contraire, Moscou enfonce encore davantage le clou: « We have seen statements in the South Korean media quoting words allegedly said by our acting military attaché, » a spokesman for Russia’s embassy in South Korea said, according to Interfax news agency.
« We have paid attention to these statements. In this connection we can speak for ourselves that there is a lot in them which does not correspond to reality. » 3
A cet axe Moscou–Beijing, notons l’étrange silence de Pyongyang qui comprend parfaitement que cet incident ne peut que conforter sa partie de cache-cache avec les USA. Le silence nord-coréen est l’inverse du silence américain.
Cette alliance sino-russe que l’on pourrait qualifier de Canada Dry, se joue désormais pour les USA dans une configuration ou deux adversaires resserrent leurs liens alors que ceux de ses deux alliés se distendent, voire se fissurent inexorablement.
Analysons la réaction japonaise à travers la déclaration de Yoshida Suga Chef de Cabinet du premier ministre Shinzo Abe «In light of Japan’s stance regarding sovereignty over Takeshima, the South Korean military aircraft’s having carried out warning shots is totally unacceptable and extremely regrettable. » 4 Après tout Séoul, et nous-mêmes, aurions pu être en droit d’attendre une réaction plus musclée vis-à-vis de Moscou–Beijing et moins brutale voire plus amicale vis-à-vis de Séoul. Après tout ils sont dans la même mouvance américaine. Mais tant il est vrai comme le disait Mao : « On ne touche pas impunément les fesses du Tigre chinois. »
En l’occurrence l’on pourrait utiliser un autre proverbe chinois pour caractériser le vol conjoint : « Egorger un singe pour effrayer le tigre. » Il est vrai que Mao avait coutume de qualifier les USA de tigre de papier.
Le deuxième objectif, et il prouve que le tandem Moscou Pékin a lu Thucydide est donc d’agrandir le fossé entre Tokyo et Séoul, posant ainsi un vrai problème stratégique à Washington.
La région qui était un hub économique devient ainsi le hub de toutes les frictions. Elargissons notre focale et braquons la à l’échelle de la région
Ces rotations aériennes sont en lien étroit avec la Corée du Nord. Nous constatons que cette dernière poursuit ses essais balistiques contre le Japon. Elle prend d’ailleurs bien soin de ne pas viser les USA ni de les provoquer inutilement. Mais ce faisant elle découple ou commence le découplage Japon–USA.
Le président Mitterrand nous manque cruellement dans cette affaire avec son discours du Bundestag.
Comme au billard, la Chine et la Russie font étalage de leur force et de leur habileté manœuvrière. Or en géopolitique, bien souvent volonté de puissance vaut puissance. Comme au billard, elles enfoncent un coin entre le Japon et la Corée et entre ces deux derniers et les USA.
Enfin elles manifestent leur potestas vis-à-vis de leur turbulent allié : la Corée du Nord. Un soutien inconditionnel et pour des objectifs précis. La fonction de ce survol est donc de tester
– la volonté de réaction sud-coréenne
– la capacité et la vitesse de leurs réactions ainsi que les moyens utilisés
– la capacité de réaction américaine.
Certes ce n’est pas la première fois que la Corée du Sud subit des attaques mêmes beaucoup plus meurtrières. Ce vol est donc la continuation des bombardements de l’île de Yeongpyeong et la destruction de la vedette sud-coréenne avec 47 marins à bord. Pour autant ces attaques étaient le fait de la seule Corée du Nord. Or cette fois-ci nous sommes en présence d’une action combinée, certes d’un niveau inférieur, de la Russie et de la Chine.
Bien entendu, cela ne signifie pas que ces deux dernières aient l’idée- saugrenue- d’envahir ou d’attaquer la Corée du Sud.
Cela pose juste plusieurs questions. Savoir jusqu’à quel point elles désirent ou approuvent un rapprochement entre les deux Corée ? Déterminer le point d’équilibre exact des relations entre les deux Corée qui satisfait au mieux les intérêts de Pékin et Moscou ?
Naviguer entre les rives escarpées et incertaines d’une réconciliation suivie d’une réunification ou un état de paix froide parsemée de crises paroxystiques tel est le calculus russo–chinois. Il est tout sauf simple, même pour un Chinois nourri de culture plus que bimillénaire.
Ce que nous pouvons par contre affirmer, c’est que nul pas même le dictateur coréen n’oserait dicter (si ce n’est à la marge) des conditions à Xi Ji-Ping et à Poutine.
En Corée Xi Ji-Ping et Poutine n’ont désormais que faire de la deterrence. Par une étrange ironie de la situation, la double deterrence américaine continuant à fonctionner parfaitement au niveau nucléaire et au niveau inférieur puisque les Nord-Coréens ne sont pas en mesure d’envahir militairement leur voisin du Sud, reste la compellence.
L’américaine est quasi inexistante. La sino-russe, elle, est bien réelle. C’est elle qui dicte l’agenda. Mais il est une différence majeure avec la situation du Moyen-Orient. En Syrie c’est l’armée russe qui joue le rôle de leader, Pékin se contentant–pour le moment–du rôle de sleeping-partner. En Corée c’est exactement le contraire. Pékin est le chef d’orchestre ; Poutine n’est que le premier violon.
Mac Arthur n’étant plus de ce monde, personne ne songe sérieusement à l’emploi de l’arme nucléaire. Il n’est même pas sûr que l’emploi d’armes conventionnelles soit envisagé sérieusement et par quiconque. Et pourtant la compellence russo-chinoise fonctionne remarquablement. Elle se manifeste simplement à d’autres niveaux.
Le premier consiste à maintenir la Corée du Sud dans un état de sujétion psychologique et dans l’instabilité la plus anxiogène et la plus large possible. Ce qui permet d’amener Séoul à plus de souplesse et vis-à-vis de la Chine et vis-à-vis de Pyongyang.
Le deuxième niveau consiste à fracturer l’unité du peuple coréen dans son attitude vis-à-vis de Pyongyang. Peu importe si le peuple coréen penche tantôt vers l’apaisement tantôt au contraire, vers un durcissement. Seule compte la division de la population. Un institut de sondage sud-coréen révélait, il y a deux ans, que 67,7 % des Sud-Coréens souhaitaient que leur pays se dote de l’arme nucléaire.
D’ailleurs Won Yoo-Chul leader du parti sud-coréen Saenuri a déclaré au Parlement: «We can’t borrow [nuclear] umbrellas from next door every time it rains. We should wear a raincoat of our own.”
En fait la Corée est dans un état de zone grise. L’Allemagne s’est réunifiée grâce et uniquement grâce à l’effondrement soviétique. Ni la Russie, ni encore moins la Chine n’étant au bord de l’implosion, on ne voit pas les deux Corée sortir de cette situation, de ce no man’s land. La Corée revêt un intérêt stratégique pour les Russes et les Chinois. Pour autant Pékin n’a jamais prétendu que le peuple coréen faisait partie de son « minzu » que l’on traduira par nations ou race.
Taiwan oui ! De plus la Corée du Sud est un trop gros morceau. Déstabiliser, oui. Instiller la peur : bien évidemment. Fixer l’attention américaine dans la péninsule appelée le « Shrimp tail » : volontiers. Obtenir des avantages économiques pour prix d’une relative tranquillité est quelque chose à considérer comme bienvenu.
En quelque sorte il s’agit d’user à l’encontre des occidentaux de la technique du salami hongrois si savoureusement décrite par Henry Kissinger.
Car plus les Américains seront bloqués en Corée, plus la Chine peut avancer ses pions à Taiwan. En quelque sorte la Corée est devenue peu à peu l’hameçon. Pyongyang, Moscou et Beijing utilisent à la perfection tous les leviers d’un conflit et tous ses points névralgiques. La géographie, pour eux, est tout sauf terra incognita !
De la menace la plus brutale à la câlinothérapie qui fonctionne d’ailleurs parfaitement avec le locataire de la Maison-Blanche.
Toute stratégie doit impliquer le recours à la force même limitée. Ce qui ne préjuge pas de son utilisation. Toute stratégie comporte un mix de deterrence et d’escalade. Toute bonne stratégie doit être capable d’adresser un message aux alliés comme aux adversaires.
C’est ce que viennent de démontrer, brillamment, les équipages des avions russes et chinois.
Quant à Pyongyang il n’est pas en reste. Flatter l’égo surdimensionné de Trump ne l’a pas empêché juste après Singapour de dérober 32 millions de dollars à la société coréenne Bithump spécialisée dans la crypto-monnaie. Et pour que le message soit parfaitement compris à Washington, les Coréens ont rejoué à Hanoi bis repetita.
Que faire ? En fait nous ne pourrions qu’engager les Américains à suivre le conseil de Raymond Aron : « Plus l’Occident est décidé à faire front et à accepter les périls et le prix de la résistance plus il importe de ne pas perdre le sens du possible de mesurer la valeur des diverses positions de ne pas mettre au premier rang le prestige et l’idéologie. » 5
Le Prince de Bénévent, un des plus brillants diplomates français, disait il y a de cela quelques années : « Il pourra être cédé ce qui est d’un intérêt moindre pour obtenir ce qui est d’un intérêt supérieur. »
Le problème est que l’on a du mal à distinguer dans la région ce qui est d’un intérêt moindre et comment obtenir ce qui relève de l’intérêt supérieur.
En conclusion, nous ne pouvons résister à citer l’artiste des relations internationales : Henry Kissinger qui disait que le propre d’un diplomate est de croire qu’il y a des solutions à tous les problèmes alors qu’un Homme d’État sait qu’il y a des problèmes sans solution.
Lequel Kissinger affirmait « When it comes to North Korea there is rarely good news ».
Suivons leurs suggestions car sinon nous risquons d’aller comme le remarquait Hegel : « du bien connu vers l’inconnu. »
Léo Keller
Directeur du blog de géopolitique Blogazoi
Professeur à Kedge Business School