Dans le contexte d’une nouvelle donne politique que nous connaissons maintenant depuis la présidentielle de 2017, nous avons tenté, dans un travail de première approximation – ou travail exploratoire – de mettre en schéma, afin de mieux mettre en lumière, les clivages, les saillances qui font sens aujourd’hui dans l’espace politique. Pour ce travail, nous nous sommes servis de données qualitatives et quantitatives : de très longs entretiens que nous avons menés avec les têtes de liste aux Européennes1 et de données issues de sondages2.
Ces données nous ont conduits à élaborer trois schémas à partir de six axes :
Un axe concerne la question économique et va d’un État interventionniste-redistributeur à un un État menant une politique néolibérale.
Un axe évoque la question « souverainiste » face à l’Europe.
Un axe met en jeu la manière dont on « fait société » soit à partir d’un agrégat d’individus, soit à partir d’entités plus collectives.
Un axe concerne une ouverture/fermeture sur les sujets de société ainsi que, de façon connexe, sur un État plus ou moins autoritaire et vertical.
Deux axes concernent essentiellement la sociologie électorale et situent les électeurs en fonction des critères que sont les diplômes et les revenus.
Nous proposons in fine, trois schémas porteurs de clivage :
Premier clivage – un clivage sociétal-régalien : il est question ici de comment « faire société », tout en nous intéressant aussi à une conception plus ou moins autoritaire de l’État.
Deuxième clivage – un clivage économico- européen : il est question d’économie et de frontières. Un axe entre néolibéralisme et intervention de l’État, un autre entre souverainisme et Europe.
Troisième clivage – un clivage sociologique : il joue ici comme une fracture béante au regard de la composition des électorats, entre insiders et outsiders.
Un contexte politique peu favorable aux alternatives
Ce travail s’inscrit dans un contexte où les alternatives politiques semblent s’être effacées. En effet, la volonté d’un président de la République d’effacer le clivage gauche-droite et de construire un duel au sommet entre le Rassemblement national et LREM, semble réduire considérablement le champ des possibles politiques.
En effet, qui voudrait vraiment éliminer des « sachants – raisonnables – progressistes » au profit de « non-experts – nationalistes – populistes » ?
Il s’agit d’une alternance quasi impossible, hautement improbable, ou présentée comme telle ; d’une alternative non inclusive.
Cette dialectique nous enferme d’ailleurs progressivement, et ce quels que soient les résultats du RN, dans une ornière de type TINA : « there is no alternative » ou d’« alternance unique » aujourd’hui visible et assumée comme le dit Jean-Claude Michéa3.
Ce slogan « TINA », fait donc toute la place à un ultra-centre très puissant et assez largement déporté et porté vers et par la droite, comme on va le voir au regard de nos six axes. En marche ! n’est pas « de gauche et de droite » en même temps, mais relève plutôt de deux droites : une droite dite orléaniste pour son côté (néo)libéral, l’autre bonapartiste pour la volonté d’un État de l’ordre et de la verticalité.
C’est en ce sens, que ce travail, qui méritera d’être affiné sur plusieurs élections – notamment pour avoir des données suffisantes sur d’éventuelles offres politiques dites « gilets jaunes » –, permet de faire ressortir des saillances que l’on pourrait croire enfouies derrière la supposée mort du clivage gauche-droite qu’Emmanuel Macron tout comme Marine Le Pen – et avec eux un certain nombre d’électeurs – semblent appeler de leurs vœux.
Un clivage gauche–droite qui persiste et deux France qui ne se parlent plus
Ces trois clivages font apparaître clairement la vivacité du clivage gauche-droite de même que la réalité de deux France, celle des insiders, celle des outsiders. Les deux ne se juxtaposant pas forcément : il y a bien sûr des insiders de gauche comme de droite, il y a des outsiders de gauche et de droite.
L’axe sociétal-régalien : deux façons de faire société
C’est peut-être sur cet axe que le clivage gauche-droite est encore le plus visible, le plus évident.
D’un côté les partisans d’un État fort, vertical, plutôt autoritaire, centralisé et hyper personnalisé combiné soit à un silence sur les questions sociétales, soit à un retour à la morale. De l’autre coté de l’axe, une volonté de « démocratie horizontale et participative », combinée à une volonté forte d’avancée sur les questions de type PMA, GPA, genre, mariage pour tous, euthanasie, liberté d’expression et de religion… on pourrait donner comme exemple la bataille progressiste pour le « mariage pour tous » ou les cours de sensibilisation à la question du « genre dans les écoles ».
Les formations à droite de l’axe sont plutôt des partis de gauche, celles de l’autre côté, sont plutôt des partis de droite. C’est vrai pour Les Républicains qui ont choisi un positionnement assez traditionnel, mais c’est vrai aussi pour En marche ! : loi anti-casseurs, verticalité de l’État, ultra-personnalisation du pouvoir, affaire Benalla, journalistes convoqués et, enfin, silence prudent sur des sujets sensibles de société. Du côté LR, la candidature de François-Xavier Bellamy a ravivé des débats de société autour de questions morales et religieuses.
Dans un autre sens, il est question de la manière dont on se figure la construction d’une société : soit dans une approche typique de l’individualisme méthodologique à la Boudon4 : l’individu prime sur le collectif et c’est plutôt sur chacun des individus que repose la réussite ou l’échec d’un pays ; soit dans une optique plus structuraliste qui donne la primeur au collectif. Dans ce sens, une conception plus individualiste serait la valorisation d’une succes story d’enfant de banlieue, dans l’autre, il serait préféré de travailler la question des territoires de banlieue dans son ensemble.
Au bas de l’axe vertical, est le primat de l’individu, en haut, le primat du collectif.
Autant dire qu’ici encore une conception de droite et de gauche peuvent se percevoir.
La saillance est claire entre une conception finalement traditionnelle et structurée autour de l’individu face à une conception ouverte et plus horizontalisée.
De là à reconstruire un clivage gauche droite, il n’y a qu’un pas.
L’axe économico-européen : deux façons de protéger
À travers ce deuxième axe c’est plutôt l’idée de protection qui est vivace.
Certains voient dans l’Europe un horizon, un projet stimulant humainement – c’est le cas de Génération.s par exemple – mais aussi protecteur face aux grandes puissances – comme c’est le cas d’En marche !
Au contraire, certains estiment que « small is beautiful » tel François Asselineau ou Florian Philippot et espèrent retrouver une France pleinement souveraine qui sera en capacité de mieux protéger les Français5
De façon connexe, il y est question de qualifier cette Europe du point de vue économique. Là les clivages reviennent en force entre les partisans d’un néolibéralisme, dont le fer de lance est En marche ! et, au contraire, les partisans d’un État-providence-redistributeur fort et d’une politique volontariste de services publics. Les fers de lance de cette vision sont le PCF, LFI en tête, mais aussi Génération.s ; ces derniers prônant même une remise en question de la propriété sur des biens naturels tels que le pétrole ou le gaz6.
La protection est une variable essentielle.
D’ailleurs, ce sont ceux qui ont le moins besoin d’être protégés, on va le voir, qui donnent tout son socle électoral à En marche !
Des Ultra-insiders d’En Marche ! aux ultra-outsiders du Rassemblement national : week-end à Rome contre week-end à Lidl
Après avoir regardé ces divers axes, une conception émerge : une vision plutôt individualiste de la société favorable au libéralisme économique, développant une sorte de « new public management » qui, sans être véritablement rétrogrades, ne sont pas de grands révolutionnaires et qui veulent que le pays soit « conduit ». C’est là où l’on retrouve systématiquement En marche ! – et aussi l’UDI – dont les électeurs sont parmi les plus privilégiés tant par le diplôme que par la situation économique.
Ayant moins peur de l’avenir, car plutôt protégés par leur diplôme, leur réseau et/ou leur salaire voire leur patrimoine, ils ne réclament pas une forte protection autour d’eux.
Acculturés à la mondialisation voire à l’agressivité du « business », vivant plutôt dans des contextes urbains, ils connaissent les règles du jeu actuel et les acceptent.
Deux idéaux-types pourraient être envisagés au regard des données sociologiques : un plutôt jeune diplômé d’école de commerce, formations, qui sans être des lieux de grande révolution, sont des lieux de flexibilité dans un monde ouvert et international, dans lesquels le poids est mis sur l’individu ; un second plutôt âgé, qui voit l’Europe dans un « projet de paix perpétuelle » qui, même s’il n’a pas de trop fortes valeurs conservatrices, veut que l’ordre soit respecté.
De l’autre côté, à l’extrême opposé, se trouvent ceux qui espèrent encore des réponses collectives, un État campé du côté des « petits » et une Europe moins libérale. Là sont les électorats de LFI mais aussi du RN.
Ces électorats sont les plus pauvres – ceux de LFI – et les plus modestes et les moins diplômés – ceux du RN. Ces électorats demandent protection : de la trop grande Europe, des lendemains, des concurrences étrangères, des pertes d’emplois éventuelles. Protection d’un futur qui pourrait leur être toujours plus défavorable, ils n’ont pas l’ultra-flexibilité, l’empowerment que demande une société ultra-rapide et liquide.
Pourtant, ces électeurs qui, selon Stiegler, ont perdu le sentiment d’exister7 ou plutôt, selon nous, qui ont cessé de compter – qu’ils soient séduits par Mélenchon ou par Le Pen – subissent souvent ce que Bourdieu nommait une stigmatisation de classe qui se résume à un violent : « moins on est instruit, plus on vote FN »8.
Les leaders Jean-Luc Mélechon comme Marine Le Pen font finalement de l’ombre à leur électorat. Dans les commentaires, les électeurs disparaissent derrière le « scandale » politique des populismes.
Deux France que tout oppose, le style de vie, les habitus, l’argent….
Deux France qui ne se croisent même plus via l’école ou la place du marché.
Deux France, l’une qui part en week-end à Rome, l’autre coincé dans les supermarchés non loin des ronds-points. L’une qui d’ailleurs n’a aucune empathie pour les « gilets jaunes », quand l’autre les soutient plutôt et a même parfois manifesté à leurs côtés.
Ce clivage sociologique entre les insiders et les outsiders rappelle un bloc élitaire qui fait face à un bloc populaire et ravive une sorte de retour de lutte des classes9.
D’ailleurs, En marche ! est toujours en marge sur ces schémas.
Ailleurs, dans des électorats moins opposés, on va trouver les extrême-diplômés chez Génération.s – qui pourrait nous faire dire que « plus on est instruit, plus on vote Génération.s » ! –, des individus plutôt aisés et relativement diplômés à droite chez LR, un peu comme au PS d’ailleurs.
Des clivages forts, vivaces, qui, même si on ne les nomme pas gauche/droite ont quelque chose à voir avec cette dualité.
Même si d’aucuns pensent qu’il faut s’accommoder du nouveau clivage Rassemblement national/En marche ! et faire le deuil du clivage droite/gauche10, on voit bien que ce clivage ne recouvre presque rien à part mettre en valeur des extrêmes polarités ; est ce que tous les diplômés – aisés se reconnaissent chez En marche ! ?La réponse est clairement non. Est-ce que tous les exclus se trouvent satisfaits par le RN ? La réponse est encore non.
Les partis politiques doivent retourner vers eux pour ne pas dire en eux, dans une sorte d’intimité politique et se (re)trouver. Se retrouver sur des enjeux essentiels : visions de l’Europe, ouverture/fermeture sur les questions sociétales et régaliennes, conception individualiste/structuraliste du commun, vision néoliberale ou non de l’économie… ces axes disent quelque chose d’autre que le duel trop étouffant En marche !/Rassemblement national.
La preuve en est : ils ne font à eux deux que 46 % des suffrages exprimés. Si ce chiffre est important, il ne recouvre pas l’ensemble des 100 % des électeurs dont quasiment 13 % se sont exprimés en faveur des écologistes, dont presque 20 % en faveur d’une liste de gauche ; et dont bien plus de 10 points pour une liste de droite. Au-delà de cela, restent les 21 millions d’abstentionnistes lors de ces Européennes.
En termes de valeurs et de demande électorale, le duel RN/LREM ne satisfait pas toutes les attentes politiques.
Il est donc temps que la recomposition se fasse tant en termes de leadership que de ligne idéologique.
Dr Virginie Martin
Politiste, professeure-chercheure à Kedge Business School
(Avec la collaboration de Lazare Maurel)
- https://www.revuepolitique.fr/author/virginie-martin/ ↩
- https://www.ifop.com/wp-content/uploads/ 2019/05/116339-Rapport-JDV-COMPLET- d%C3%A9taill%C3%A9_2019_05.27.pdf. ↩
- Jean-Claude Michéa, L’Empire du moindre mal, Essai sur la civilisation libérale, Flammarion, 2007, 224 p. ↩
- Raymond Boudon, « Théorie du choix rationnel ou individualisme méthodologique ? », Revue du Mauss, 2004/2, n° 24, pp. 281-309. ↩
- https://www.revuepolitique.fr/faut-des-idees-virginie-martin-sentretient-avec-francois-asselineau/. ↩
- https://www.revuepolitique.fr/faut-des-idees-virginie-martin-sentretient-avec-benoit-hamon/. ↩
- Bernard Stiegler, Pharmacologie du Front national, Flammarion, 2013, 450 p. ↩
- Voir https://www.lexpress.fr/actualite/politique/moins-on-est-eduque-plus-on-vote-fn_1100733.html et https://lelab.europe1.fr/
nicolas-bays-ps-supprime-un-tweet-expliquant-que-lelectorat-fn-est-a-la-fois-le-moins-
diplome-et-le-moins-cultive-2503027 ↩ - Voir https://www.lefigaro.fr/vox/politique/ 2017/04/28/31001-20170428ARTFIG00082-jerome-sainte-marie-bloc-elitaire-contre-bloc-populaire-tel-est-le-nouveau-clivage.php ↩
- Voir https://www.slate.fr/story/173793/macron-cause-consequence-affaiblissement-clivage-gauche-droite ↩