Depuis plusieurs semaines, la pandémie de la Covid-19 s’est installée en Amérique latine. Avec plus d’un million de contaminés et plus de 50 000 décès, le continent latino-américain occupe le devant de l’actualité sanitaire. Pascal Drouhaud, président de LatFran, vice-président de l’institut Choiseul et Guillaume Asskari, journaliste, spécialiste de l’Amérique latine analysent, pour la Revue Politique et Parlementaire, la situation.
Les mesures de confinement ont été examinées et prises de manière différente, dans chacun des pays du continent. Autant de situations étudiées sous le prisme national, sans coordination régionale, constituant désormais, un des handicaps pour lutter de façon efficace contre la Covid-19.
Les tensions sociales de l’année dernière ont renforcé les profondes divergences politiques sur le continent. L’exemple des relations entre le Venezuela et ses voisins, la Colombie et le Brésil, en constitue un premier exemple. Les différences de schémas politiques et de développement ont exacerbé les tensions, enfermant chacun dans une dimension où l’idéologie prend le pas, petit à petit, sur le reste. Les situations économiques et sociales, a fortiori sanitaires, sont désormais saisies à travers un prisme idéologique qui conduit à des incompréhensions internes dans l’application de mesures devant répondre aux défis de la crise.
La première économie continentale touchée
Le Brésil est révélateur des conséquences sur la gouvernance, mais aussi sur la cohésion d’un pays qui est toujours la première puissance économique du continent. Construit sur un fédéralisme qui établit les relations entre les 27 Etats du Brésil et Brasilia, le pays doit s’organiser pour lutter contre la Covid-19. Avec un territoire étendu, il est compliqué de lutter contre une pandémie en pleine expansion. Quatrième nation au monde comptant le plus grand nombre de décès avec 32 568 morts, le Brésil doit faire face à une pandémie qui touche 584 562 personnes à ce jour.
Le Brésil, qui couvre une superficie de 8 516 000 km2, est également le pays le plus peuplé de l’Amérique latine : près de 210 millions d’habitants vivent à 87 % dans les zones urbanisées avec une densité de 25 habitants par kilomètre carré. Bien entendu, les chiffres situent le Brésil loin derrière les Etats-Unis : 108 703 décès pour 1 890 814 million de cas. Le Royaume-Uni et l’Italie comptent respectivement 39 728 et 33 601 morts de la Covid-19. La France, avec 29 021 décès, est désormais en douzième position des pays les plus touchés, derrière la Russie, l’Espagne, l’Italie, l’Inde, l’Allemagne, le Pérou, la Turquie et l’Iran.
Comment expliquer la dégradation de la situation en Amérique latine ? Visiblement, les dissensions entre certains Etats et le Président Bolsonaro ne vont pas dans le sens d’une coordination. Certes, les questions relatives à la santé sont partagées entre le pouvoir fédéral et les 27 Etats auxquels il faut ajouter les municipalités (5 500).
Une stratégie politique critiquée
En avril dernier, la Cour suprême a statué en faveur des Etats faisant prévaloir la primauté de leur décision, concernant le confinement, sur Brasilia. Cette décision a cristallisé une conception différente de la crise. Pour le Président Jaïr Bolsonaro, tout sauf l’arrêt ou le ralentissement de l’économie. Pour les autorités sanitaires et les gouverneurs d’Etats aussi stratégiques que Sao Paulo, Rio de Janeiro, Amazonas, Espirito Santo, Parana, Minas Gerais, la prévention par les mesures de confinement sont essentielles dans la lutte contre la Covid-19. La pandémie aura d’ailleurs eu raison de l’alliance entre Jaïr Bolsonaro et Wilson Witzel, le Gouverneur de Rio de Janeiro, ville dont est issu le président brésilien.
Les mesures de confinement prises dans l’Etat de Rio de Janeiro ont été dénoncées par le Président qui s’en est pris au Gouverneur. Depuis quelques jours, ce dernier se voit inquiété par l’Opération « Placebo » menée par la police fédérale. Il est soupçonné de détournement de fonds alloués à des hôpitaux de campagne. De son côté, le Président fait l’objet d’une enquête de la Cour suprême pour « ingérence politique » dans la nomination du chef de la police fédérale, une accusation formulée par l’ancien ministre de la Justice, Sergio Moro. Ancien Juge fédéral, il avait condamné l’ancien Président Lula da Silva, en juillet 2017, à neuf ans de prison pour corruption passive et blanchiment d’argent. Un juge fédéral a lancé, pour sa part, une série de perquisitions contre des proches du Président soupçonnés d’animer un réseau de fake news dont le but est de discréditer les opposants à Jaïr Bolsonaro.
Autant dire que le climat politique est actuellement très tendu, sinon délétère. Cette situation a, naturellement, empiété dans la sphère sanitaire. Le sentiment qui prévaut est de considérer que la gestion de la crise se fait plus sur des données politiques que sur des éléments seulement scientifiques. Plus le Brésil s’enfonce dans la crise pandémique, plus le doute s’instaure dans l’opinion quant à la gestion sanitaire du Président. Deux ministres de la Santé ont été démissionnés. Le 16 avril, Luis Henrique Mandetta, qui demandait à appliquer quelques recommandations de l’OMS, a dû quitter ses fonctions. Son successeur, Nelson Teich, n’a assuré ses fonctions qu’un mois, ne partageant pas la position du Président sur l’usage de la chloroquine contre le coronavirus. Cette lutte constante entre les tenants de la position du Chef de l’Etat qui est désormais en faveur des mesures de déconfinement, alors même que son pays entre dans le pic de la crise, et ceux qui veulent maintenir le confinement, se transforme, dans l’arène politique, en un combat en faveur ou contre Jaïr Bolsonaro. Les sorties à Brasilia, du Président, sans masque, autour de ses supporters, visent à renforcer sa base électorale qui représente près de 30 % de l’opinion. Provocation ou message politique incitant les Brésiliens à reprendre le chemin du travail ? Un peu des deux sans doute pour ce Président qui ne relie pas l’économie et la pandémie.
Pour autant, les 27 Etats ont pris, à des degrés divers, les mesures de confinement sans jamais parvenir aux 70 % de « taux d’isolement social » recommandé par l’OMS et indispensable pour stopper la progression du virus. L’absence d’accord sur la gestion de la crise, le bras de fer constant entre partisans et adversaires de Jaïr Bolsonaro constituent autant de facteurs qui rendent de plus en plus désordonnée et parfois incohérente, la ligne fixée pour lutter contre un virus.
Une inquiétude régionale
Depuis le 3 juin, où le record de morts a été pour le moment atteint, avec le chiffre de 1 349 décès en un jour, le Brésil continue à voir le taux de propagation du virus augmenter. Pour le moment, l’accès aux tests reste incertain tandis que les fractures sociales constituent autant de barrières pour parvenir à prévenir la progression du virus. Les peuples autochtones, situés au cœur de l’Amazonie, ne sont pas épargnés.
Cette dégradation sanitaire a conduit le Président américain à interdire l’arrivée sur le sol américain d’étrangers s’étant rendus au Brésil (incluant les ressortissants brésiliens) durant les 14 jours précédents. Ces mesures, qui ne concernent pas le commerce, sont « préventives ». Elles n’en restent pas moins un coup dur, venant de l’allié le plus puissant de Jaïr Bolsonaro, le Président Trump. Coup dur en termes d’image, mais qui ne semble pas avoir altéré l’approche bolsonarienne de la crise. Banalisation de la mesure tandis que les Etats-Unis ont dépassé le chiffre terrible de 100 000 décès, rappel délimité d’une « realpolitik » contribuant à un isolement, momentané mais réel, du Brésil.
En effet, sur le plan régional, ses voisins ne sont pas affectés de la même façon. Le Pérou est le second pays de l’Amérique latine le plus touché par la Covid-19, avec plus de 178 914 contaminés et 4 894 décès. Confinement strict, fermeture des frontières, les mesures sont encore en vigueur jusqu’à mi-juin pour la plupart des pays. L’Uruguay et le Paraguay font partie des pays de l’Amérique du sud les plus épargnés avec respectivement, 1 071 et 828 contaminations, 11 et 23 décès. De son côté, la Bolivie ne souhaite pas voir les tensions sociales reprendre sur le terreau de la Covid-19 qui y a touché 11 638 personnes avec 400 morts. La prudence est de mise aux frontières. C’est le cas de la Guyane française qui compte environ 530 contaminés. La plus grande région française a renforcé ses contrôles à la frontière brésilienne.
Après des relations régionales gelées temporairement, le Brésil est obligé de se plonger dans son environnement national renforçant d’autant la force d’un combat politique que Jaïr Bolsonaro rêve en duel dont il sortirait vainqueur. Mais, le triste record de contaminations, désormais détenu par le Brésil, peut contrarier le jeu politique au sein duquel la pandémie semble constituer un alibi.
Pascal Drouhaud
Président de LatFran, vice-président de l’institut Choiseul
Guillaume Asskari
Journaliste, spécialisé sur l’Amérique Latine
(Chiffres au 4 juin 2020)
Les 27 États du Brésil sont :
Acre (AC)
Alagoas (AL)
Amapá (AP)
Amazonas (AM)
Bahia (BA)
Ceará (CE)
Espírito Santo (ES)
Goiás (GO)
Maranhão (MA)
Mato Grosso (MT)
Mato Grosso do Sul (MS)
Minas Gerais (MG)
Pará (PA)
Paraïba (PB)
Paraná (PR)
Pernambouc (PE)
Piauí (PI)
Rio de Janeiro (RJ)
Rio Grande do Norte (RN)
Rio Grande do Sul (RS)
Rondônia (RO)
Roraima (RR)
Santa Catarina (SC)
São Paulo (SP)
Sergipe (SE)
Tocantins (TO)
District fédéral (DF)
Crédit photo : Pascal Drouhaud, 2017