« Les bas prix font les bas salaires et ruinent les finances de l’Etat » : François Quesnay (1694-1774) disait là ce qui, aujourd’hui, ne va pas : les produits et services low-cost, une économie de services, la désindustrialisation[1], l’austérité salariale et la dette publique.
Ce qui ne va pas c’est l’abandon d’une politique publique de développement économique qui a conduit à la panne de l’ascenseur que l’on dit, à tort, social. La panne n’est pas celle de l’ascenseur social mais celle de l’ascenseur économique. Cette erreur de diagnostic fait traiter socialement des problèmes économiques et des politiques publiques s’acharnent et s’épuisent à faire redémarrer le mauvais ascenseur !
Le cercle, vertueux des Trente glorieuses quand la croissance finançait le social qui participait au progrès démocratique, est devenu vicieux : l’économie épuise le social qui épuise l’économie et fragilise le lien social. Le cercle est devenu vicieux parce qu’il n’y a plus d’incitation au développement de la création de richesses, il n’y a plus d’État stratège.
Les jours heureux ont fait place aux crises, il en résulte une défiance envers les élites politiques et sociales, les Institutions et aussi le rejet du travail.
Ce qui ne va pas ce sont ces politiques publiques trop souvent définies sur la base de mauvais constats et dans ce registre il y a les mauvais constats alarmistes et, pire, les mauvais constats de satisfaction.
Les constats alarmistes sont ceux qui conduisent à de mauvaises décisions-placébos. Ainsi des aides à l’embauche d’emplois non qualifiés à bas salaires qui créent des « pièges à bas salaires », ainsi du contingentement des prestations sociales sans repenser le financement du système social et donc sans voir la déconnection qui s’est faite entre l’économique et le social.
Plus grave, il y a les constats de satisfaction qui eux conduisent à s’entêter pour vouloir soigner le mal par le mal. Il y a le constat de satisfaction majeur, celui qui dicte toute l’action publique : l’État peut tout ! Cette certitude s’opère par la dépense publique parce que dépenser c’est agir (en affirmant là un théorème alors qu’il s’agit d’une conjecture sans voir que « la dépense publique c’est de la dette » n’est pas une conjecture mais un théorème !). Ainsi, des « chèques » divers, ainsi du constat que le chômage baisse donnant le signal de lancer une nouvelle politique publique, France emploi, sans voir, ou sans dire, que ce « bon résultat » est du au nombre des emplois-subventionnés : « de manière tout à fait inédite, le nombre de bénéficiaires d’un dispositif de politique de l’emploi (…) n’a jamais été aussi élevé qu’en 2021, alors même que le marché du travail affichait un dynamisme et un niveau inconnus depuis fort longtemps »[2]).
On est tellement habitué au chômage que la politique de plein emploi relève d’un ministère du travail et non pas d’un ministère de l’économie et de l’industrie qui n’existe plus depuis longtemps (c’est aujourd’hui un ministère délégué qui porte l’objectif de réindustrialisation et de souveraineté économique).
Ce qui ne va pas c’est aussi l’incapacité de l’Etat employeur et producteur de services à se réformer. Si l’augmentation continue du taux de prélèvements obligatoires rapporté au PIB est un signal économique, il nous signale que le principal gagnant de la croissance c’est l’Etat qui, pour agir en dépensant doit d’abord prélever sur la richesse créée.
L’État gagnant de la croissance est étrangement absent du nécessaire débat sur le partage de la valeur et la redistribution ne l’exonère pas d’y participer.
Vaut-il mieux payer le coût fiscalo-social ou le vrai prix économique ? Faut-il subventionner les bas salaires en finançant les subventions par la taxe ou bien payer le prix du travail et non pas celui des taxes ? Si le coût du travail est une vraie question, il faut remettre à plat ce que le travail et l’emploi financent et déplacer la « charge sociale » du travail et de l’emploi vers le revenu. La substitution de la CSG à la cotisation salariée à l’assurance chômage est un sacré exemple à la fois de financement et de restructuration du modèle qui est en fin de vie. Denis Kessler avait peut-être raison de vouloir démonter méthodiquement le modèle du CNR, il avait raison à la condition qu’un autre modèle donne à voir un horizon. Mais les acteurs politiques, économiques et le corps social s’attachent à des totems d’un autre âge et le nouveau modèle, le nouvel horizon, on ne les voit pas.
Ce qui ne va pas c’est cette absence d’horizon, qui crée et entretient la méfiance et la défiance.
La méfiance : la France est « marquée par une érosion significative de la confiance politique qui affecte les institutions et le personnel politique (…) la défiance envers les hommes politiques a progressé de vingt points : 55 % des personnes interrogées déclaraient ne pas faire confiance aux hommes politiques en 1985, ils étaient 75 % en 2001 […] Surtout, les partis politiques sont jugés sévèrement, 77 % des personnes interrogées déclarant ne pas leur faire confiance.» [3]
La défiance : de 2002 à 2022 : sur l’ensemble des tours aux législatives et présidentielles, le taux de participation des « votants systématiques » est passé de 47 à 37%, celui des « abstentionnistes systématiques » de 12 à 16%… Le vide des urnes laisse la place aux ronds-points et autres « programmes » qui jamais dans l’histoire n’ont été porteurs de progrès démocratique.
Ce qui ne va vraiment pas dans ce mouvement de ça ne va pas c’est l’oubli dans lequel est tombée la classe moyenne. Elle est exclue d’un débat public focalisé sur l’opposition entre le « 1% » le plus riche et le premier décile de la distribution des revenus mais elle se confronte à la bipolarisation des emplois, redoute de voir ses enfants vivre moins bien qu’elle, elle se trouve au-dessus des plafonds ouvrant droit à prestations sociales. Oubliée par les partis politiques « de progrès », fragilisée par la nouvelle économie, trop souvent hors-jeu des politiques publiques trop occupées à répondre à ceux qui en ont le plus besoin, la classe moyenne ne se voit plus comme en transition vers une classe supérieure mais comme assignée à un statut, fragile, qui risque de se dégrader encore. La place est laissée vide pour des symboles dont s’emparent des tribuns, rarement issus du 1er décile ou de la classe moyenne, qui appellent à une Conjuration des Égaux.
C’est un enjeu démocratique qui se joue là bien davantage que dans un mauvais parlementarisme fait de milliers d’amendements de blocage ou dans un maladroit 49-3.
Il faut croire en ce « plan Marshall pour les classes moyennes » annoncé par le ministre de l’action et des comptes publics, et espérer qu’il trouvera son financement pour redonner un horizon à la classe moyenne qui est cet «ensemble de valeurs et d’aspirations à la stabilité, à la cohésion et au progrès, sans lesquelles la cité risquerait, pense-t-on, de perdre l’équilibre[4] ». Ce plan Marshall porte un enjeu démocratique et, s’il faut dépenser, il faut surtout dénoncer le rapt de symboles par des populistes servant des promesses extrémistes : il s’agit de faire de la Politique.
Michel Monier
Membre du Cercle de recherche et d’analyse de la protection sociale
Ancien DGA de l’Unédic.
[1] INSEE-Références, 27 février 2020. 13,3% de l’emploi salarié dans le secteur industriel, 76,1% dans le secteur tertiaire.
[2] Bruno Coquet- OFCE- « La politique de l’emploi prise à revers dans l’étau budgétaire ? », mars 2023
[3] Richard Balme, Jean-Louis Marie, Olivier Rozenberg- « Les motifs de la confiance (et de la défiance) politique : intérêt, connaissance et convictions dans le raisonnement politique », Revue internationale de politique comparée, Vol.10, n° 3, 2003.
[4] Thierry Pech, « Deux cents ans de classes moyennes en France (1789-2010) », L’Économie politique, vol. 49, no 1, 2011